Théâtre Lyrique. Faust
THÉÂTRE LYRIQUE
Faust, opéra en quatre actes, avec prologue, imité de Goethe, par MM. Michel Carré et Jules Barbier, musique de Charles GOUNOD.
Le Théâtre-Lyrique est le lieu du monde où il s'accomplit le plus de merveilles. Vous verrez qu'un de ces jours, je veux dire un de ces soirs, il prendra pour devise et écrira sur son fronton, en langues de feu (ce qui signifie en becs de gaz), ces mots de l'Empereur Napoléon : Si ce n’est qu'impossible, cela se fera. — Cela ne se fera pas, parce que le Théâtre-Lyrique, ou du moins, — celui, — ou ceux, — ou celui et celle qui le dirigent, sont trop modestes ; mais cela devrait se faire, en bonne justice, et la preuve, c'est que le Ménestrel le fait aujourd'hui, du moins autant qu'il peut le faire, en inscrivant en tête de ses colonnes ce que le Théâtre-Lyrique serait en droit d'inscrire sur son harmonieux portique. Et puisque c'est moi qui tiens la plume, je dirai que j'éprouve à le faire ce plaisir délicat qui consiste à produire un contraste des plus saillants ; par exemple, en opposant à cette réponse éternelle et peu consolante : A l’impossible nul n'est tenu, que tous les théâtres du monde, depuis que théâtres il y a, n'ont cessé, ne cessent et ne cesseront de jeter au nez de tout premier venu qui vient frapper à leur porte, cette autre réponse bien autrement encourageante : Si ce n'est qu'impossible, cela se fera.
Oui, mes amis, cela se fera. Désormais, lorsque vous aurez fait un bel et bon ouvrage où vous aurez mis tout votre savoir, toute votre application, tout votre génie, toute votre âme ; lorsque, a défaut d'ouvrage, votre cerveau aura enfanté une idée, une vraie idée d'art ; eh bien ! ce qui était impossible, c'est-à-dire la production de cet ouvrage ou la réalisation de cette idée, non seulement deviendra possible, mais encore se fera.
Que dis-je, c'est déjà fait. Nous parlons des merveilles du Théâtre-Lyrique, énumérons-les rapidement : et d'abord Oberon. Comment ! un opéra fantastique ! une musique allemande ! Là bas, à ce théâtre ? Eh mon Dieu, oui, cela s'est fait. Plein succès ; première merveille. Puis le Freyschutz. Cela s'est fait. Même succès ; deuxième merveille. — Puis encore Preciosa, troisième merveille. — Puis le Médecin malgré lui, une comédie de Molière, une musique sobre, fine, charmante, sentant son Lulli et son Mozart ; quatrième merveille. —Puis la cinquième, la merveille des merveilles, les Noces de Figaro, libretto usé, musique âgée de soixante ans, qu'on n'osait risquer sur aucun théâtre, pas même aux Italiens ; tout ce qui vous plaira ; cela s'est encore fait à ce même théâtre du boulevard, au sein de la population ouvrière, avec un succès tel que non-seulement tout Paris, mais que des villes entières ont quotidiennement et pieusement accompli un pèlerinage musical en l'honneur du divin Mozart, durant cent quinze représentations ! Je passe sur deux autres merveilles auxquels mes lecteurs ne seront pas embarrassés de mettre les noms... qu'ils voudront. Faust, huitième merveille, dont nous allons nous entretenir, et enfin, pour neuvième merveille (le monde n'en a que sept), un directeur actif, intelligent, vraiment artiste ; une directrice, virtuose admirable, qui a trouvé le moyen, comme cette fée dont parle un conte oriental, d'insinuer dans son gosier trois gosiers des plus habiles chanteurs ailés, la voix suave de la fauvette, la voix éclatante du rossignol, la voix infatigable de l'alouette.
Mais voilà bien du papier perdu avant de parler de Faust. Rassurez-vous, l'espace ne me manquera pas. Quand un ouvrage me paraît beau, quand il me plait, j'ai bientôt dit ce que j'en pense. J'ai toujours remarqué, moi qui ai quelque habitude du journalisme, que lorsqu'on parle si longuement d'une œuvre de théâtre, c'est qu'on n'a pas grand chose à en dire.
Les longs ouvrages me font peur,
a dit La Fontaine. Je dirai : les longs feuilletons me font peur, moi qui fais des feuilletons, trop longs parfois. N'est pas court qui veut : le temps manque souvent, et souvent aussi le talent. Pour revenir, lorsqu'on s'appesantit tant sur l'analyse de la pièce, c'est qu'on est bien aise de glisser sur la musique. Quant à l'analyse de Faust, je la résume ainsi :
Prologue : Faust dans son cabinet ; pacte avec le Diable. — 1eracte : La Kermesse ; rencontre de Faust et de Marguerite. — 2e acte : Scène du jardin ; la séduction. — 3eacte : Le temple. — 4e acte : La mort de Marguerite ; l'apothéose.
L'introduction instrumentale du prologue est une des belles choses qu'a écrites M. Gounod : ces lentes successions d'accords, ces harmonies graves, ces grandes périodes qui s'élèvent et retombent avec majesté, tout cela annonce bien les préoccupations de ce vieux philosophe dont la tête a blanchi dans les méditations des problèmes de la science et de la vie, et qui n'est arrivé qu'au doute. Au lever du rideau, le docteur est assis auprès de la table où sont ses livres et cette coupe empoisonnée qui doit le délivrer du fardeau de l'existence et l'initier au secret du tombeau. Son récit, tantôt animé, tantôt grave, toujours parfaitement accentué, est coupé par une délicieuse sérénade champêtre, puis par un charmant chœur de jeunes filles, puis, à quelque intervalle, par un chœur de jeunes gens, moins heureux, assez original néanmoins, qui rappellent le penseur au sentiment de la vie actuelle. Il invoque Satan qui se hâte d'apparaître sous la forme de Méphistophélès. Le docteur lui demande, non les richesses, mais ce qui donne du prix à tous les biens de ce monde, la jeunesse et ses plaisirs… A cette condition il est prêt à signer le pacte fatal. Méphistophélès sera le serviteur de Faust dans ce monde, mais, dans l'autre, Faust sera aux ordres de Méphistophélès. L'écrit est dressé ; au moment d'apposer son nom, Faust hésite. Aussitôt, par un coup de la baguette diabolique, la jeune, la chaste Marguerite, occupée à son rouet, apparaît à ses yeux charmés. Il signe, et par un second coup de magie le voilà redevenu beau, jeune, ardent et passionné, et le prologue se termine par un duo, moins distingué peut-être que les morceaux qui le précèdent, mais chaleureux et entraînant.
Le premier acte s'ouvre par un chœur, un sextuple chœur de soldats, de jeunes filles, de vieilles femmes, de vieillards, chœur plein de relief, de contraste, de pittoresque, de mélodie. Ce morceau, admirablement traité, est d'un effet indescriptible. Il sera répété chaque soir ; si l'ouvrage a deux cents représentations, ce chœur sextuple aura été entendu quatre cents fois. Après la ronde du Veau d'or, où Méphistophélès dialogue avec le chœur, ainsi que dans le choral des épées, vient une valse tout allemande, une de ces valses pleine de langueur et d'élan à la fois, pendant laquelle on se sent comme balancé, de vague en vague, aux souples mouvements d'une rapide nacelle ; — une vague par mesure.
C'est aux sons de cette valse que Faust accoste Marguerite et lui déclare la passion qui vient de naître en son cœur. Marguerite lui répond qu'un seigneur comme lui se trompe sans doute, qu'elle n'est qu'une simple jeune fille et non une demoiselle... En attendant le coup a porté. La pauvre gazelle emporte le trait empoisonné. Il n'y a guère qu'à admirer dans tout cet acte plein de mouvement, d'accidents, de surprises.
Nous sommes au second acte, dans le jardin qui entoure la gracieuse et modeste demeure de Marguerite. Arrive Siebel, un tout petit jeune homme qui aime Marguerite comme un amoureux, et qui a juré à Valentin de veiller sur elle comme un frère.
Quel est donc Valentin? C'est le propre frère de Marguerite qui vient de partir pour l'armée, et à qui Méphistophélès a prédit qu'il mourrait de la main de quelqu'un qui n'est pas loin.
Tout en effeuillant ses fleurs, qui se fanent entre ses mains, selon une autre prédiction de Méphistophélès, Siebel chante une ariette on ne peut plus tendre, vive et gracieuse. Survient Faust, suivi de son terrible Bertram, son compagnon désormais inséparable. Cavatine de Faust, en la bémol, rêveuse et passionnée, avec violon solo. Cet accompagnement de violon solo est d'une rare élégance. On entend les pas de Marguerite. Siebel a fui, Faust et Méphisto se cachent pour les surveiller. Marguerite paraît, elle s'arrête pensive au milieu d'un sentier :
Je voudrais bien savoir quel était ce jeune homme ;
Si c'est un grand seigneur, et comment il se nomme.
Voilà ce qu'elle se dit à elle-même, lentement, sur une seule note, mi. Ceci est tout simplement un trait du génie. Cette tenue exprime l'idée fixe qui absorbe ce cerveau et cette âme de jeune fille. Pendant cette tenue, quatre ou cinq accords d'un effet exquis glissent dans l'orchestre ; remarquez ici cet accord de septième la, ut dièze, mi sol, qui se résout, non sur la tonique ré, mais sur l'accord de mi. Et cette modulation semble toute naturelle. C'est qu'à vrai dire cette septième la, ut dièze, mi, sol, n'est qu'une extension de l'accord de quinte et sixte la, ut dièze, mi, fa dièze. Le fa dièze devient double dièze et non sol naturel ; il est appellatif de la tierce majeure sol dièze. Ces quatre ou cinq mesures précèdent la ballade du roi de Thulé, dont le motif est tout a fait dans la tonalité grégorienne, sans note sensible. Je regrette que ce motif, d'un si heureux caractère, soit coupé par une phrase incidente d'un style tout différent. Il y a là une finesse d'intention qui échappe à tout un auditoire. Mais d'où vient qu'à propos de cette ballade et de la tenue qui y amène, je m'avise de songer au vers des Femmes savantes sur la ballade de Vadius :
Elle a, pour les pédants, de merveilleux appas ?
Il suffit ; je passe au quatuor suivant, morceau parfaitement dessiné et développé, disposé tantôt pour l'ensemble, tantôt se divisant en deux a parte, l'un entre Méphistophélès et dame Marthe, l'autre entre Faust et Marguerite, mais qui, néanmoins, fait languir l'action. Observez bien ici celte gradation, gradation en sens inverse, procédant du grand au petit, du quatuor au duo, du duo à la cantilène de la fenêtre. Quelle pudeur, quelle chasteté n'y a-t-il pas dans cette phrase de Marguerite, lorsque celle-ci, vaincue par son amour, et se sentant prête à défaillir, s'écrie d'une voix suppliante :
Partez, partez…
Ne brisez pas le cœur de Marguerite.
Faust veut fuir aussi, mais le tentateur est là qui lui dit à l’oreille : « Écolier que vous êtes ! mais écoutez donc ce qu'elle va vous dire à sa fenêtre ! »
Marguerite entre dans son appartement, paraît à la fenêtre sur laquelle se projettent les rayons de la lune, et là, aspirant à longs traits les parfums des fleurs, elle dit, dans une suave cantilène, les premiers transports de ce sentiment inconnu qui fait tressaillir son être. Et toutes ces séductions, tous ces enivrements, tous ces battements et ces palpitations d'un cœur virginal sont dans les accents voilés, dans les notes timides, dans les nuances délicates, dans les moelleux contours de cette orchestration enchantée. Celui qui a écrit une pareille scène n'est pas seulement un grand musicien, c'est encore un grand poète.
Le troisième acte n'est pas moins remarquable dans un autre genre. Après la poésie, le drame. D'abord un chœur de soldats qui succède à la chanson du rouet. Ce chœur, dans le style à la Verdi, est d'un effet saisissant ; on y remarque vers la fin un grupetto de l'ophicléide d'une grande originalité. Après la sérénade de Méphistophélès et le trio du duel, plein d'énergie, viennent deux des plus beaux et des plus dramatiques morceaux de la partition, la mort de Valentin, avec chœur, suivie d'une espèce d'Amen dit par le chœur au moment où le frère de Marguerite a rendu le dernier soupir, et la grande scène de la cathédrale. Marguerite, repoussée de toutes parts, maudite par son frère expirant, n'a plus d'autre refuge que la maison de Dieu ; elle se traîne aux pieds des autels pour essayer de calmer son désespoir par la prière, mais Méphistophélès l’a suivie. D'un côté, Méphistophélès, invisible, fait tomber sur la tête de Marguerite ses infernales imprécations ; de l'autre, la psalmodie de l'office divin qui, dans le fond du sanctuaire, élève par instant son murmure solennel, tandis que l'orgue soupire imperturbablement les longues périodes d'un prélude tout empreint d'un calme scientifique. Mais ces pieux accents n'ont plus de prise sur l'âme de la pauvre délaissée ; elle succombe sous cette voix qui lui crie que le trésor des miséricordes célestes est à jamais fermé pour elle.
Je passe rapidement sur le quatrième acte, où nous applaudissons le chœur des feux follets, d'un fantastique très-coloré, le chœur des courtisanes, les strophes de Faust à la coupe, l'apparition de Marguerite, un chœur des sorcières (contre lequel je proteste non comme musique, mais comme mascarade indigne du sujet), le duo de la prison entre Faust et Marguerite, où reviennent avec tant de charme les souvenirs de l'entrevue pendant la valse et de la scène du jardin. L'ouvrage se termine avec éclat par le trio final et l'apothéose: Christ est ressuscité !
***
Il va sans dire que les décors sont superbes, la mise en scène des plus riches, et que l'exécution des chœurs et de l'orchestre est pleine de précision et d'entrain. Mme Miolan-Carvalho a réalisé, dans le rôle de Marguerite, le type poétique et charmant d'Ary Scheffer. Quand elle apparaît, dans le prologue, assise auprès de son rouet, les yeux baissés sur son ouvrage, on dirait une sainte Geneviève. Sa voix, c'est la vibration de son âme, de l'âme de Marguerite heureuse de son innocence d'abord, puis heureuse d'allier, comme elle le croit un instant, l'innocence à la passion, puis brisée, épuisée par le repentir.
Barbot, — qui est bien celui de l'Opéra-Comique, — a dépassé, de l'aveu de tous, l'idée qu'on s'était faite de lui dans le rôle de Faust. Il est tour à tour rêveur, profond, passionné ; je lui voudrais un peu plus de chaleur. Ballanqué est un excellent Méphistophélès à la voix mordante, au rire strident, à l'aspect sinistre et comique en même temps. Mlle Faivre est très-gracieuse dans le rôle de Siebel qu'elle joue et chante avec esprit et grâce.
Je conclus : l'opéra de Faust est une œuvre de maître. Chaque morceau repose sur un sujet musical largement dessiné et habilement développé. L'instrumentation est à la fois sobre, riche, nourrie, pittoresque, variée et délicate. M. Gounod a été également heureux dans les scènes qui prêtent au drame et dans celles qui prêtent à la poésie. Je reviens toujours à cette scène du jardin ; c'est une page exquise ; n'eût-il écrit qu'un morceau semblable, un maître aurait fait ses preuves. De plus, et c'est ici un mérite très-rare, M. Gounod écrit en homme qui possède également la langue de l'intelligence et la langue de l'oreille, la langue des mots et la langue des sons. Il phrase parfaitement ses récitatifs, il sait couper un dialogue, il connaît la puissance de l'accent et les ressorts de la versification. La phrase poétique s'incruste d'elle-même dans sa phrase musicale, ce qui veut dire qu'à toute la science, à toute l'inspiration qui font le grand musicien, M. Gounod joint les qualités qui font l'homme cultivé, et l'on comprend, aux beautés de sa musique, qu'il possède, au degré le plus élevé, le sentiment de toutes les beautés des autres arts.
J. d'Ortigue.
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Charles GOUNOD
/Jules BARBIER Michel CARRÉ
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date de publication : 15/10/23