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Lalla-Roukh et Félicien David

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LALLA ROUKH & FELICIEN DAVID

Si le métier de feuilletoniste a ses rigueurs, il a du moins, de temps en temps, des compensations qui consolent de beaucoup de mécomptes. Je ne saurais dire avec quel plaisir j'ai assisté aux deux premières représentations de Lalla Roukh, ni avec quelle douce satisfaction j'ai vu ce succès si vrai, si franc, de si bon aloi, où le compositeur, les interprètes, le public lui-même, semblaient d'intelligence ; où pas un mot, je ne dirai pas d'opposition, mais d'indifférence, ne s'est fait entendre ; où la victoire a été remportée naturellement, sans effort, sans tirage, et sans le secours de ces troupes auxiliaires qu'on appelle les claqueurs. – Pour ce qui est de la claque, je crois plus que jamais qu'elle n'est faite que pour les ouvrages médiocres. Félicien David vient de prouver une fois de plus que les bons ouvrages peuvent fort bien s'en passer ; il vient de démontrer la complète inutilité, je dis plus, la parfaite absurdité de cette antique institution, évidemment aujourd'hui sur son déclin.

Aussi ai-je demandé à M. le Directeur du Ménestrel la permission de venir dire ici mon impression sur l'œuvre de Félicien David, non pas que je me flatte de dire quelque chose de neuf, quelque chose qui ait échappé à nos confrères de la presse musicale. Je tiens seulement à faire chorus avec eux, à exprimer mon opinion sur cette nouvelle et charmante révélation du génie de l'auteur du Désert. Oh ! soyez tranquilles, je n'exagère pas. Je me sers de ce mot de génie dont on est trop prodigue ou trop avare suivant les circonstances, je m'en sers parce qu'il est mérité. Je ne suis pas un des fanatiques de Félicien David, si tant est qu'il en ait eu et qu'il en ait peut-être encore, auquel cas, j'aimerais assez qu'il eût aussi quelques bons détracteurs ; car il manque quelque chose à l'artiste qui a l'un et qui n'a pas l'autre. Quoi qu'il en soit, je ne suis pas de ceux qui disent : Il n'y a que Félicien David au monde ! Félicien David est le seul musicien de notre époque ! Je crois qu'on gagne peu à accorder ainsi tout à un seul, et à ne laisser rien aux autres. C'est un mauvais calcul qui donne lieu à des jugements tantôt trop exaltés, tantôt trop acerbes, et trop tranchés des deux côtés.

J'ai toujours été l'admirateur de Félicien David dans tout ce qu'il a fait qui m'a semblé digne d'admiration. J'ai salué, un des premiers, la radieuse apparition du Désert. Plus tard, je l'avoue, j'ai mis une sourdine à mes éloges, lorsque j'ai vu ou cru voir que Félicien David s'écartait un peu trop de la vraie nature de son talent. Aujourd'hui qu'il s'est remis dans sa voie, qu'il est rentré en pleine possession de lui-même, qu'il nous a rendu ses horizons, son soleil, ses nuits étoilées, ses bois odorants, ses sources limpides et jaillissantes, ses rêveries et ses poésies, je me mets au premier rang et j'applaudis de toutes mes forces.

Vous voulez que je m'explique sur ce mot de génie que j'ai prononcé tout à l'heure. Je le veux bien. Il y a les génies créateurs, les génies conquérants qui apportent de nouvelles richesses au domaine de l'art, qui en reculent les limites, qui découvrent des régions inconnues. Vous les nommez tous : c'est Gluck, c'est Mozart, c'est Beethoven, c'est Rossini, c'est Weber. Mais il y a les génies plus modestes, qui ne découvrent qu'un coin de terre, mais qui s'y installent si bien, qui l'embellissent si bien, qui l'éclairent de rayons de soleil si purs, de clairs de lune si limpides et si suaves, qui le peuplent de zéphyrs si tièdes, de si langoureuses aimées, de si souples bayadères, de caravanes si harmonieuses, de fleurs si parfumées et d'oiseaux si jaseurs, qui y découvrent de telles perspectives de flots bleus et de cieux d'azur que l'on dit : Ce petit royaume en miniature est bien à ce charmant génie, c'est là son domaine, c'est là qu'il règne sans rival. C'est là, pour Félicien David, ce petit coin de terre, cet angle de terre enchanté qui souriait tant à Horace :

Ille terrarum mihi prœter omnes
Angulus ridet.

Maintenant libre à vous de dire que ce coin de terre est un des mille sites de l'Orient, une oasis dans le désert. – L'opéra de Félicien David n'est-il pas une oasis dans le désert de l'époque musicale que nous traversons? – Mais aussi, libre à moi, Messieurs, à moi, l'humble compatriote de Félicien David, de dire que ce site est aussi un des paysages empourprés du Luberon, climat splendide et chaud, nuits enflammées, horizons étendus, où le plateau verdoyant du Varnègue et les découpures bleuâtres des Alpines se mirent dans les flots bleuâtres de la Durance, dont les diverses branches, pareilles à des rubans argentés, sillonnent la plaine la plus féconde de la terre des troubadours.

Ne grandissons pas Félicien David, de peur de l'amoindrir. N'en faisons pas un géant, ce serait lui ôter sa grâce et sa gentillesse. Certes, à un moment donné, Félicien David a le souffle lyrique aux grands développements, qui fait retentir toutes les fanfares de la nature, la puissance dramatique qui fait gronder les passions humaines ; mais, avant tout, c'est un rêveur, c'est un poëte qui chante son hymne solitaire sur un point lumineux du globe. Ne faisons pas sortir violemment cet aimable chantre de la nature des proportions mignonnes du cadre que la muse lui a tracées. Pour n'avoir fait ni tragédie, ni épopée, La Fontaine n'en est pas moins un des grands poëtes, le plus grand peut être de notre langue. La Fontaine atteint à la grandeur dans un mot, dans une simple image. Dans son attendrissant récit du Pigeon voyageur, il nous dépeint en un vers la sublimité du vol de l'aigle fondant sur sa proie :

Le vautour s'en allait le lier, quand, des nues,
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.

Félicien David atteint aussi à la grandeur dans un accord, dans une tenue d'orchestre. Il a des rayonnements superbes.

Ce qu'il y a à dire de Félicien David, c'est que, quel que soit son genre, il a le don de parler la vraie langue musicale, la langue avouée par les maîtres de toutes les écoles, et de rendre cette langue non-seulement intelligible pour tous, mais de faire que tous en soient charmés, les savants et les ignorants, les gens du métier et les simples amateurs. Sa veine est presque toujours du filon le plus pur. Le musicien peut avoir des longueurs, il n'est jamais obscur ; il est quelquefois intime, profond, jamais abstrait. Ses dessins sont toujours nets, arrêtés, en relief ; il dit tout ce qu'il veut, et rien que ce qu'il veut ; l'effet qu'il veut produire est celui qu'il produit ; et ses tableaux sont toujours achevés, pris dans leur jour, saillants, se détachant d'un certain fond vague et poétique. Voilà Félicien David ; voilà en quoi il est lui. Or, c'est quelque chose que d'être soi. Combien en comptez-vous, par siècle, de ceux qui, tout en procédant d'un tel ou d'un tel (on est toujours fils de quelqu'un, comme dit Figaro), ont eu le secret de se donner une physionomie, une originalité, de telle sorte qu'il est impossible de les confondre avec un autre ? – de ceux qui boivent « dans leur verre » et non dans le verre d'autrui ? Deux ou trois, et c'est beaucoup.

Me voilà dispensé, je pense, grâce à mon confrère Lovy, de parler du libretto , dont je ne dirai qu'un mot ; c'est que MM. Hippolyte Lucas et Michel Carré ont fait preuve d'infiniment d'esprit en construisant leur pièce de manière à faire le plus avantageusement ressortir toutes les qualités du compositeur. Du reste, je n'analyserai même pas la musique ; je veux seulement particulariser dans quelques observations de détail ce que j'ai dit de la nature du talent de Félicien David. Je passe donc sur l'ouverture et viens tout de suite au chœur d'introduction en sol dont le premier motif est plein de sérénité et de fraîcheur, et avec lequel contraste vivement un second motif en mi mineur, lorsque Noureddin est assez brutalement arraché à son sommeil par Baskir et ses acolytes. Les ripostes en triolets des uns et des autres sont serrées et énergiques. Le motif en sol reparaît et le chœur se termine par une gracieuse ritournelle qui s'en va pianissimo comme pour accompagner ceux qui quittent la scène. La romance de Lalla Roukh en mineur est une délicieuse orientale. L'absence de la note sensible dans la seconde mesure, produit ici un effet étrange, bien que ce procédé soit assez fréquemment employé dans des morceaux religieux. Il y a de la verve dans les couplets de Baskir. Après un excellent chœur en la, viennent des airs de ballet on ne peut plus jolis, pittoresques, entremêlés de rhythmes capricieux et qui rappellent les danses des aimées dans le Désert. Je note un bel ensemble en , très-musical, avec une belle ritournelle de hautbois, et la romance de Noureddin, en la mineur, dont la cadence finale semble s'opérer au moyen de l'accord de sous-dominante mineur. Tout à coup ce dernier accord, sur lequel le musicien appuie longtemps, élève sa tierce d'un demi-ton, et la cadence préparée en mineur s'achève en majeur de la manière la plus inattendue. Au second couplet, l'accompagnement s'enrichit d'un élégant contre-point pizzicato. Rien de plus poétique que le duo de Noureddin et de Lalla Roukh ; là se rencontre une espèce de trémolo ou plutôt de frôlement sur une note, tantôt de la clarinette, tantôt de la flûte. L'aile d'une colombe ne caresse pas avec une plus douce sensation. Dans la deuxième partie de ce duo figure une phrase élégante à laquelle les voix donnent une expression passionnée qu'elle est loin d'avoir dans l'ouverture où elle a paru d'abord.

Le second acte n'est pas moins riche que le premier. L'air de Lalla Roukh, avec son introduction instrumentale, avec sa belle mélodie dialoguant avec le cor, avec son second mouvement en scherzo, accompagnée de syncopes de cors et de bassons, est un chef-d'œuvre d'inspiration. J'en dirai autant du duo entre Lalla Roukh et Mirza. C'est mélodieusement suave. Le chœur des présents, chanté par les femmes, est très-joli. La romance de Noureddin, sur la barque, avec harpe , et qui rappelle un peu la sérénade de Don Pasquale, n'en est pas moins un adorable morceau. Au second couplet, des entrées de cor viennent, de deux en deux mesures, s'ajouter aux arpèges des cordes pincées. La ritournelle de cette romance, avec la réponse du basson, est ravissante. Il y a des trésors de couleur, de tendresse, de rêverie dans les autres numéros. Mais je me hâte de finir, parce que je m'aperçois que toute cette énumération raisonnée ne dit pas la dixième partie de ce que voudrais exprimer.

Très-sincèrement, je conclus que Lalla Roukh est un chef-d'œuvre ; voilà de la vraie et bonne musique, qui a son cachet propre, qui tire sa beauté d'elle-même, d'une inspiration réelle et féconde, et non de ces formules, de ces ficelles, passez-moi le mot, de ces lieux communs sonores, la seule ressource de certains compositeurs exténués. Ici, c'est toujours le flot musical, limpide et pur, inégal et monotone parfois, plus ou moins heureux ou abondant, mais qui découle de cette source éternelle où tous les génies se sont abreuvés.

M. Emile Perrin a la main heureuse au début de sa seconde campagne administrative. Un charmant opéra ancien, Rose et Colas, un charmant opéra nouveau, Lalla Roukh, sans compter l'ouvrage en perspective de M. A. de Vaucorbeil, dont il m'est bien permis d'avoir la plus haute idée, moi qui sais ce que ce jeune maître sait faire en musique de chant et en musique de chambre.

Et tandis que quatre fois par semaine nous applaudissons Félicien David à l’Opéra-Comique, là-bas, dans les environs de Lauris, la patrie des deux frères Garnier, les deux hautbois de Marie-Antoinette, amis de Gluck, la patrie de notre grand alto, M. Viguier ; là-bas, dis-je, sur les rives de la Durance, et au pied du Luberon, voilà qu'ils allument, en l'honneur du musicien, leur compatriote, un grand feu de réjouissance, aussi beau que l'incendie d'Herculanum, et autour duquel s'enroulent les vastes replis d'une farandole échevelée, au bruit des serpentaux et aux gais refrains du tambourin et du galoubet.

J. d'Ortigue.

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date de publication : 15/10/23