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Semaine théâtrale. Jean de Nivelle

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SEMAINE THÉÂTRALE
JEAN DE NIVELLE
Opéra en trois actes, paroles de MM. Edmond Gondinet et Phillppe Gille,
Musique de Léo Delibes.

Un indéniable succès de musique s'est révélé dès la première représentation de Jean de Nivelle, salle Favart. À la deuxième et à la troisième représentation, ce succès a grandi de façon à fixer dès aujourd'hui le sort de la très remarquable partition de Léo Delibes. C'est là, on le peut affirmer, de la musique destinée à tenir une première place au théâtre, et dont tous nos chanteurs voudront se faire les interprètes. Les pages délicieuses abondent dans l'œuvre du jeune maître français. Loin de fuir la mélodie, — cette âme de la musique, disait si justement Rossini, — Léo Delibes lui a élevé un autel, du premier au dernier acte de sa partition, trouvant le secret de revêtir ses chants les plus simples de toutes les ingéniosités de l'école nouvelle.

Il a voulu rallier à « la divine mélodie » les raffinés de l'art moderne, et l'on peut dire que, sous ce rapport, il a atteint son but sans le dépasser. Son orchestration reste claire, malgré tout son intérêt, et le chant proprement dit n'a point à souffrir un seul instant, au contraire, d'une orchestration complexe, il est vrai, mais d'une exquise limpidité. Où le jeune maître français a dépassé non pas le but qu'il s'était proposé, mais les prévisions des admirateurs de sa Coppélia et de son opéra le Roi l'a dit, c'est dans l'élévation de style de sa nouvelle partition.

Certains de ses meilleurs amis mêmes s'attendaient à la mise au jour d'un Jean de Nivelle pastoral à la façon de nos anciens opéras-comiques, et ils se sont trouvés en face de la grande figure du Duc de Montmorency, véritable héros de l'opéra de genre.

Cela a dérouté certains esprits qui aiment à confiner un musicien, un peintre, un poète, dans le cadre restreint de leur horizon, mais, le premier moment de surprise passé, tenons pour sûr que personne ne reniera le nouveau Delibes qui vient de se révéler avec la partition de Jean de Nivelle. D'ailleurs, cette partition ne renferme-t-elle pas nombre de pages à l'adresse des admirateurs mêmes de Coppélia et du Roi l'a dit. Toute l'introduction du 1er acte, le chœur des vendangeuses, sur lequel tranche si heureusement la mélodieuse ballade de la Mandragore, n'est-ce pas du pur Delibes de la première manière ! Et l'adorable lied qui suit :

Ou croit à tout lorsque l'on aime,

si élevée qu'en soit la simplicité, n'est-ce pas encore du même Delibes, tout comme le duetto des Oiseaux et les couplets de Jean de Nivelle :

Je vais où le hasard m'attire.

Mais là, me direz-vous, il y a déjà dans le refrain de ces couplets un certain dessin de cor qui annonce d'autres aspirations. C'est un premier coup d'aile vers des régions plus élevées où le compositeur s'aventure avec le vaporeux duo :

Eh bien ! douce Ariette, ma belle
À quoi penses-tu, réponds-moi ?

Ce duo pourtant se rattache encore quelque peu au genre de l'opéra comique, surtout dans sa première partie; mais avec la phrase si expressive :

J'ai donné mon cœur aux étoiles !

n'était-ce pas le cas de s'élever bien haut? Le compositeur n'y a pas manqué.

Bien vite, il revient à ses premières amours en terminant son premier acte par un final qui renferme non seulement les couplets du « Joli Berger », le naïf chœur à cinq temps des petites reines, mais aussi une mélodieuse phrase d'entrée, qui court, alerte et vive, au milieu de toutes les péripéties scéniques de ce premier final écrit dans la note gracieuse, malgré l'incident dramatique qui lui sert de conclusion.

Au 2e acte, précédé d'une marche-entr'acte, que l'on a bissée le premier soir, le rideau se lève sur un chœur de fête, écrit et exécuté avec une verve endiablée, mais qui ne sort pas non plus du cadre de l'opéra comique. D'ailleurs, la jolie ronde de « l’Avoine folle » ne suffirait-elle pas à y ramener les plus récalcitrants.

Le trio-bouffe qui suit l'introduction du 2e acte, n'est-il pas encore bel et bien dans la même note, malgré l'adorable symphonie qui l'enserre et le rehausse d'une façon si artistique?

Mais nous voici de nouveau portés vers l'opéra de genre. Les dramatiques couplets de la bohémienne Simone « Se consoler ! » font en effet pressentir que le second acte ne se terminera pas dans une gamme aussi douce. Toutefois, le compositeur revient encore une fois à l'opéra comique, sous la forme d'un fabliau, celui « du moulin », qui dépeint avec une allure toute pastorale le grand conflit survenu entre le duc de Bourgogne et son fils, le comte de Charolais, et la réconciliation du père et du fils, opérée par cette chanson d'Ariette, dont il me parait intéressant de reproduire ici les paroles :

Dans le moulin du grand meunier,
On vient d'une lieue à la ronde.
Père et garçon sont au grenier,
Sachant contenter tout le monde.
Aussi tout est joie au moulin.
Et, dans les aubes de la roue,
L'eau monte, retombe et se joue.
Accompagnant de son refrain
Les douces chansons du matin.
Dans la blanche écume
Qu'emporte le vent.
Le soleil allume
Rubis, diamant.
Et l'eau dit gaîment :
Tourne, tourne encore,
Du soir à l'aurore,
Tourne, tourne encore.
Sous ta caresse, mes flots
Disent au loin aux échos
Tes chansons, tes travaux !
Le grand meunier, par malchance,
À la tête près du bonnet.
Sa vertu n'est pas patience.
Et pour un mot pris en offense
II a chassé le garçonnet.
Hélas ! la roue est arrêtée.
Plus de farine, ni froment.
Et par le silence attristée
L'eau ne chante plus maintenant.
Les autres meuniers de sourire
Et de se dire :
Pour nous tout va bien,
Adieu, les beaux jours de naguère,
Le père et le fils sont en guerre,
Et le grand meunier ne moudra plus rien
Mais voyez donc devant la porte
Du vieux moulin ; là, sans façon.
Qui donc s'embrasse de la sorte ?
Eh ! c'est le père et le garçon !
C'est jour de fête,
La paix est faite.
Les deux cœurs sont à l'unisson !
Et, dans les aubes de la roue
L'eau monte, retombe et se joue
Et va redisant son refrain :
Du soir à l'aurore.
Tourne, tourne encore.
Sous ta caresse mes flots
Disent au loin aux échos
Tes chansons, tes travaux.

Ce délicieux fabliau, si développé qu'il soit, n'excède pas cependant les proportions de l'opéra-comique. Il est, d'ailleurs, des plus scéniques, et la virtuosité de Mlle Bilbaut-Vauchelel, qui trouve à s'y faire acclamer par la salle entière, est, dans l'espèce, parfaitement en situation et justifiée par le sujet même.

Nous en dirons autant du développé duo de « la Mandragore ». C'est là encore un véritable morceau d'opéra comique tout autant que d'opéra de genre, malgré son explosion finale. N'est-ce pas, d'ailleurs, le chant si goûté au premier acte, celui de la ballade :

Mandragore charmée.
Fais que je sois aimée.

qui sert de texte à ce mélodieux duo ?

Mais où le compositeur donne un nouveau coup d'aile vers les régions dramatiques, c'est dans le trio qui suit, d'où se détache cette belle phrase déclamée avec tant d'émotion par la belle voix de Talazac :

Je ne les reverrai jamais
Ces bois, pour moi, tout remplis d'elle !

C'est la préface de l'important final du second acte qui nous transporte, cette fois, en plein grand opéra. Faut-il s'en plaindre? Le public n'a pas été de cet avis, puisqu'il a accueilli cette grande page de musique par des bravos frénétiques et un bis aussi unanime que spontané. Comment ! un jeune maître français trouve sur la scène Favart l'occasion de prouver qu'il ne saurait être voué à perpétuité aux ariettes et douces cantilènes, et ses admirateurs d'hier lui en voudraient d'une action d'éclat à laquelle ils ne s'attendaient pas. Ce Delibes, nouvelle manière, ébranlerait leur foi dans le Messie régénérateur de leur répertoire favori! Mais vous oubliez, Messieurs, que Monsigny et Grétry, Méhul et Cherubini, Hérold et Halévy, pour ne parler que de ceux qui ne sont plus, ont écrit aussi bien des pages dramatiques dans leurs partitions d'opéras-comiques. Puis enfin, il faut bien le confesser, l'ancien opéra-comique gai s'est déplacé ou déclassé; il refleurit aujourd'hui plus ou moins heureusement sous la forme de l'opérette. Par suite, la salle Favart devient la scène obligée des opéras de genre et il ne faut pas lui discuter le droit à l'exploitation de ce champ si fertile et si en harmonie avec les tendances actuelles de notre jeune école lyrique. En ce qui nous concerne, nous n'avons qu'un regret, celui de voir le dialogue parlé intervenir dans une partition de la haute valeur de celle de Jean de Nivelle. Heureux les théâtres de l'étranger qui vont être appelés à représenter ce remarquable ouvrage avec récits, ainsi qu'on a fait pour Faust, Mignon et Carmen.

Pour en revenir à cet émouvant final du 2e acte de la partition de Jean de Nivelle, constatons-en la belle ordonnance architecturale. Tout est bien entendu dans ce morceau qui ne comporte pas moins de 30 pages de musique réduite au piano. Cela représente 100 pages d'orchestre ! L'effet y arrive graduellement et le grand éclat de la phrase héroïque du ténor:

La gloire est là !

ne prime point le magnifique ensemble:

Il est sauvé par sa clémence !

ni la belle phrase du baryton:

Chevaliers de la Toison d'Or,
Déployez vos bannières,

Il y a un grand souffle dans tout cela et Léo Delibes n'en peut être que hautement félicité. C'est du reste ce final qui fut si spontanément acclamé par les artistes du chant et de l'orchestre aux répétitions générales de l'œuvre. Il était célèbre avant de recevoir le baptême public.

Au 3° acte, à part le petit trio de « la Bataille », et les ravissants couplets des « Petites fleurs des bois » redemandés à M. Taskin, le compositeur demeure dans les régions élevées de l'opéra de genre dramatique et l'on aurait mauvaise grâce de s'en plaindre.

D'ailleurs, toute l'introduction de ce troisième acte, naturellement assombrie par la situation, n'est-elle pas éclairée par le chœur des guerriers Bourguignons et par les strophes de Mme Engally :

Ah ! pour que tout s'efface,
Il suffit d'un printemps.

si bien enchâssées dans les scènes de la bataille de Monthéry.

Quant à l'air si expressif d'Ariette
Ah ! reviens dans mon âme !

et aux émouvantes stances de la Bannière

J'ai vu revivre sous mes yeux
Ce doux pays de France.

C'est évidemment de l'opéra peu comique, mais les précédents ne manquent pas, même à la salle Favart, et les 500 glorieuses représentations de Mignon prouvent que le cœur du public n'y est pas rebelle à une saine émotion. Cette émotion, on viendra la chercher, et on la trouvera dans les aventures d'Ariette et de Jean de Montmorency, grâce à la musique si vraie, si bien sentie de Léo Delibes, et on applaudira à son duo final si dramatique, comme au couronnement attendu, obligé, d'une œuvre importante qui n'a pu se confiner dans les simples limites de l'opéra-comique à l'eau de rose dont on rêve l'impossible restauration salle Favart.

Ceci dit, passons à ce que l'on est convenu d'appeler :

Le poème d’un opéra.

À ce sujet, et de temps immémorial, n'est-il pas d'usage de maltraiter plus ou moins les poèmes d'opéra? Les meilleurs y ont passé, pourquoi celui de Jean de Nivelle serait-il épargné ? On l'a trouvé obscur, ils le sont tous aux premières représentations, et cela se comprend de reste. La parole chantée se perçoit plus difficilement que la parole parlée. Aussi, directeur d'un théâtre lyrique, nous empresserions-nous de produire, dans les journaux du matin, le résumé de l'opéra nouveau joué le soir, afin d'éclairer le tableau, je veux dire le sujet, avant le lever du rideau. Ainsi, par exemple, le résumé qui suit de la pièce de MM. Edmond Gondinet et Philippe Gille, emprunté par nous à l’Entr'acte du lendemain, n'eût-il pas été à sa place le jour même de la représentation.

Voici comme s'exprime M. Achille Denis :

Il vous est bien égal, n'est-il pas vrai, que nous racontions historiquement la vie et les aventures de ce Jean de Nivelle, duc de Montmorency, que les auteurs ont choisi pour héros ; de savoir qu'il fut un des deux fils de Jean, qui embrassèrent le parti de Charles le Téméraire, et que son père le maudit, le déshérita, après l'avoir fait inutilement sommer, à son de trompe, de rentrer dans le devoir. Ce père inflexible traita son fils de « chien », d'où le proverbe si connu. Mais nous n'avons pas à nous occuper de tout cela. Prenons le personnage pour ce que les auteurs nous le donnent, et en fait d'histoire ne nous attachons qu'à celle que MM. Gondinet et Philippe Gille viennent de nous raconter, avec accompagnement de la charmante musique de M. Delibes.

La scène est dans une forêt de Bourgogne. On vendange. Les vendangeuses suivent du regard un berger mystérieux qui s'éloigne malgré leur appel séduisant. À cette fuite peu galante, reconnaissez tout de suite Jean de Nivelle, l'insaisissable personnage de la légende. Jean se cache en effet sous le costume d'un simple pasteur, pour fuir la cour de France, et le roi Louis XI, qui veut tout bonnement le faire pendre pour son insoumission à ses ordres, et parce qu'il ne veut pas absolument épouser Mlle Isabeau, fille du sire de Malicorne. Mlle Isabeau apporte en dot une province que le roi ne veut pas laisser passer en des mains étrangères. — Mais elle est bossue, — ce qui explique la répugnance du pauvre Jean. Mais tout berger qu'il paraît, Jean s'est fait aimer de toutes les jolies filles du pays. Mlle Diane de Beautreillis soupire en songeant à lui, — et la jeune Ariette, une simple paysanne, a conçu pour ce sauvage une passion violente qui menace d'attirer sur elle et sur Jean toutes sortes de malheurs. Ariette est la nièce de Simone, une espèce de sorcière, de bohémienne qui dit la bonne aventure, compose des philtres amoureux, et voudrait qu'Ariette épousât son fils Thibault. Mais Ariette ne veut pas épouser Thibault qui est quelque peu voleur, — et Simone jure de se venger de ce refus. Elle ferait un mauvais parti à la jeune fille si Jean n'intervenait à temps pour la protéger et l'arracher à la vindicative bohémienne. Alors Simone tourne sa rage contre le faux berger. Elle soupçonne son déguisement, elle le dénoncera au besoin.

Resté seul avec Ariette, Jean ne tarde pas à surprendre le secret que laisse échapper la naïve enfant ; et Ariette, de son côté, devine le secret de Jean. Jean est un grand seigneur ; c'est un Montmorency ; elle a osé l'aimer I Tout est fini pour elle, son bonheur est perdu, son rêve s'est envolé.

Mais voici paraître le sire de Malicorne, le père de Mlle Isabeau, la bossue. Malicorne est l'envoyé de Sa Majesté Louis XI — sa mission est double, sinon triple. Il vient pour traiter avec Philippe le Bon, au nom du roi, et pour découvrir s'il le peut, le gendre que Louis XI lui destine et qui se cache si bien. Une fois retrouvé, Jean épousera de force Mlle Isabeau — puis on le pendra. Vous voyez que la position de Jean de Nivelle manque de gaieté.

Malicorne se trouve bientôt en face du baron de Beautreillis, père de Diane, autre diplomate très désireux de ne se brouiller avec personne et cherchant toujours à deviner le vainqueur. Pour le moment, Beautreillis se demande qui l'emportera du duc Philippe ou de son fils, le comte de Charolais. Le père et le fils sont brouillés. Il s'agirait de savoir quel sera le résultat de cette brouille. M. de Beautreillis est très perplexe et cela se conçoit. Aussi est-il bien embarrassé quand arrive le comte de Charolais, pour expliquer à celui-ci le but de son voyage, ses intentions et sa politique. Une fête interrompt heureusement le colloque. C'est la fête des vendanges ; on va nommer douze reines et un roi. Le roi choisi, c'est Jean de Nivelle ; mais Jean ne se présente pas, on le cherche, on l'amène, on veut le forcer d'accepter l'honneur qu'il dédaigne. Un officier de la cour de Bourgogne, Saladin, favori du comte de Charolais, lève même la cravache sur lui. Mais Jean se redresse, son œil brille d'un éclat extraordinaire, il marche résolument sur l'insolent qui recule. Le gentilhomme s'est révélé.

Nous retrouvons Jean à la cour de Bourgogne où des fêtes sont données en l'honneur de l'envoyé du roi de France, le sire de Malicorne. Ce Malicorne espère avoir bientôt le traité qui lui permettra de s'emparer de la personne de son gendre et de le ramener au roi. Malicorne compte un peu pêcher en eau trouble, et profiter de la mésintelligence qui règne entre le duc de Bourgogne et le comte de Charolais; mais Ariette, la jeune Ariette, que le duc Philippe a vue, et qui a pris sur lui une grande influence, Ariette réconcilie le père avec le fils. Embarras des deux parts. Saladin, le favori du comte, voit son crédit menacé, et il imagine de la perdre en la calomniant.

Ariette a revu Jean, on a deviné son amour, et d'accord avec Simonne qui veut à tout prix ressaisir sa nièce pour la marier à son fils Thibault (elle y tient), Saladin donne, au nom de Jean, un rendez-vous à Ariette, dans l'intention de s'y rendre lui-même. Mais au moment où il va donner suite à cet odieux dessein, il se trouve en face de Jean, et celui-ci, qu'il avait l'ait emprisonner et qui s'est échappé heureusement, lui barre le chemin. Il veut se battre sur l'heure avec Saladin. Saladin répond au défi en ricanant ; il se battra plus tard. Pour le moment il va à son galant rendez-vous. Le nom d'Ariette lui échappe, et alors Jean furieux, exaspéré, jaloux, force le coquin de mettre l'épée à la main. Ils sortent, et Jean tue Saladin.

Mais Jean est maintenant convaincu qu'Ariette était la maîtresse du drôle, — et quand il revoit la jeune fille, il la repousse — à la joie secrète de Diane qui aime le duc, comme nous l'avons dit, et qui vient de se faire apprendre par Ariette une prière magique grâce à laquelle elle se fera aimer. Et tout à coup le bruit de la mort de Saladin se répand. Saladin a été trouvé mort, frappé d'un coup d'épée. On croit à un assassinat. Jean est accusé, Jean va être mis à mort, quand il se fait reconnaître. Le duc de Charolais le défend, lui assure sa liberté et lui offre un commandement dans son armée. Jean désespéré, trompé dans son amour, accepte avec une joie douloureuse cette occasion de mourir.

Le voilà enrôlé sous la bannière du duc de Bourgogne. On se bat sous les murs de Montlhéry. La victoire est aux Bourguignons. Mais, à l'aspect de la bannière de France, Jean se retourne vers les vaincus, il va être pris, et Ariette, la pauvre Ariette essaie en vain de le sauver. Heureusement, Jean a sauvé la vie du comte de Charolais, et celui-ci obtient du roi de France la grâce du duc Jean, apprenant enfin qu'Ariette a été indignement calomniée, tombe aux pieds de la jeune fille, et, renonçant à la gloire et aux grandeurs, retourne avec elle dans l'humble village où il l'a connue, résolu à y cacher désormais sa vie et son bonheur.

En ajoutant à cette analyse de la pièce le rôle important joué par une simple plante, la Mandragore

Qui met au cœur un feu qui le dévore

on aura une idée suffisante du poëme de Jean de Nivelle qui prête à de belles situations musicales et se distingue par des vers faciles à chanter et absolument bien faits pour la musique. C'est ce que proclament très-haut avec le compositeur

Les interprêtes de Jean de Nivelle

auxquels déjà, dimanche dernier, le Ménestrel a consacré toute une série de notes biographiques de nature à les bien faire connaître de ses lecteurs: Nous n'aurons donc aujourd'hui qu'à constater leur très remarquable interprétation de l'opéra de MM. Delibes, Gondinet et Gille, en prenant pour base de nos appréciations la seconde soirée, où les artistes dégagés des préoccupations de tous genres inhérentes à une première représentation, nous ont donné toute la mesure de leurs mérites personnels et de leur homogénéité d'exécution, — chose si rare à trouver en dehors des théâtres de Paris.

Nous avons dit la rare musicienne qu'est Mlle Bilbaut-Vauchelet : cependant une profonde émotion, aggravée par un commencement de rhume, s'est emparée d'elle à son entrée en scène, le soir de la première représentation, et sa jolie mélodie :

On croit à tout ce que l'on aime,

n'a retrouvé sa ravissante interprète que le soir de la deuxième représentation, qui a été, du reste, pour elle, tout un triomphe proclamé par le public et contresigné des jolies mains de la Patti, dont les vives félicitations ont été transmises à leur adresse par M. Carvalho.

On remarquait le même soir, dans une loge d'avant-scène de balcon. Mme Adler-Devriès , si regrettée à l'Opéra; Mlle Marie Heilbron occupait une autre avant-scène du rez-de-chaussée et dans l'avant-scène voisine brillait l'intelligente petite tête blonde de Mlle Vanza qui débute cette semaine dans Mignon. Un vrai bouquet de cantatrices, fêtant à l'envi Mlle Vauchelet, Mme Engally, MM. Talazac et Taskin, qui forment le grand quatuor vocal de la partition de M. Léo Delibes.

Ajoutons que Mlle Bilbaut-Vauchelet joue aussi bien le rôle d'Ariette qu'elle le chante, c'est tout un charme de la voir et de l'entendre, et cependant, dit-elle, je ne me sens pas en voix.

Mme Engally, dans son rôle si dramatique de Simone, s'est également élevée au premier rang de nos cantatrices comédiennes. C'est une bien rare individualité que celle de Mme Engally. Quelle puissance de voix et d'accent, quelles oppositions de timbre vocal ! Aussi, quel succès dès le premier soir!

Côté des hommes, Talazac, presque aussi ému que Mlle Vauchelet, a surtout été lui- même à la seconde représentation. On l'a acclamé à chaque morceau de son rôle, qu'il fût Jean de Nivelle ou duc de Montmorency. Ses ressources vocales et son excellente méthode lui permettent d'interpréter ces deux personnages avec une égale supériorité et un véritable amour de son art.

À M. Taskin, comte de Charolais, rien que des éloges mérités à lui adresser : belle voix, belle prestance, excellente diction et bonne méthode. Bref, un chanteur-acteur tout sympathique qui vient décidément de prendre une première place salle Favart, selon l'heureux pronostic de Faure qui voit en Taskin son successeur indiqué.

Pour un tout premier début, Mlle Mirane a prouvé de véritables aptitudes scéniques et vocales. Elle a de plus une physionomie des plus intelligentes Tous nos compliments aussi au très gentil page, Mlle Dalbret, et aux charmantes élèves du Conservatoire qui ont pris si harmonieuse part aux ensembles du premier acte et à la ronde du second. Il courait dans la salle une brise vocale, fraîche comme le souffle du printemps, qui cette année, devance le mois de mai, et dont nos chanteurs doivent se défier : le soleil de mars enrhume tout autant que la bise de janvier.

Nous devons enfin un bon souvenir aux trois interprètes du ravissant trio bouffe du deuxième acte. MM. Maris, Grivot et Gourdon s'y sont distingués tout autant que M. Troy a fait preuve de zèle et d'abnégation en acceptant le tout petit bout de rôle du vieillard au troisième acte. C'est ainsi que M. Carvalho, en faisant appel au dévouement de chacun, est arrivé à compléter une distribution absolument remarquable et qui lui fait le plus grand honneur.

De leur côté, les chœurs ont vaillamment marché sous la direction de M. Carré. Quant à l'orchestre, — qui a été un véritable enchantement toute la soirée, — laissons le compositeur en faire l'éloge dans sa lettre de remerciements à M. Danbé :

« Mon cher Danbé,
Je ne viens pas accomplir aujourd'hui un devoir de politesse traditionnelle. Ce n'est pas seulement le compositeur qui adresse ses félicitations et ses remerciements au chef d'orchestre éminent et aux excellents musiciens de l'orchestre de l'Opéra-Comique.
C'est surtout un artiste profondément touché qui vient exprimer à des collègues, à des amis, ses sentiments de reconnaissance.
J'ai toujours trouvé un très aimable accueil parmi les artistes chargés d'exécuter mes ouvrages, mais jamais dans le cours de ma carrière, je n'ai rencontré plus de dévouement et de sympathie.
Aussi, mon cher Danbé, je viens vous prier d'être mon interprète auprès de ces messieurs, et de leur dire vous-même, bien mieux que je ne saurais le faire ici, tout ce que je ressens de profonde gratitude.
Veuillez, mon cher ami, prendre une large part de ces remerciements, et croyez que je n'oublierai jamais l'appui précieux que vous avez prêté à l'exécution de Jean de Nivelle.
Léo Delibes. »

Les compositeurs ont bien raison de reconnaître et d'encourager la belle interprétation orchestrale de leurs ouvrages, aujourd'hui surtout que la symphonie a pris une si importante place dans leurs œuvres lyriques.

H. MORENO.

P. S. Avant-hier soir vendredi, au moment d'ouvrir ses portes sur 8,000 francs de recette, l'Opéra-Comique a dû changer son affiche et remettre la 3" représentation de Jean de Nivelle à lundi prochain.

Mlle Bilbaut-Vauchelet, prise d'un enrouement subit, se trouvait dans l'impossibilité de chanter. Grand embarras de la direction, car toute la salle est également louée pour demain lundi.

Toutefois nous croyons prudent de prévenir le public que les billets pris pour la 3e seront valables lundi, ceux de la 4e, mercredi, et ainsi de suite.

Personnes en lien

Journaliste, Éditeur

Henri HEUGEL

(1844 - 1916)

Compositeur, Organiste

Léo DELIBES

(1836 - 1891)

Chef d'orchestre, Compositeur, Violoniste

Jules DANBÉ

(1840 - 1905)

Œuvres en lien

Jean de Nivelle

Léo DELIBES

/

Edmond GONDINET Philippe GILLE

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date de publication : 15/10/23