La partition de Jean de Nivelle jugée par les musiciens
LÉO DELIBES
LA PARTITION DE JEAN DE NIVELLE JUGÉE PAR LES MUSICIENS
Il nous a paru intéressant, à plus d’un titre, de venir placer sous les yeux des lecteurs d’un journal spécial, non pas les appréciations des amateurs de musique faisant office de critiques, mais bien l’opinion des musiciens de profession, des compositeurs jugeant l’un des leurs en son œuvre la plus récente, la plus complète. Ce n’est pas, selon nous, que les impressions de vrais dilettantes soient à dédaigner, bien au contraire. Les impressions les plus justes viennent même souvent de ce côté. Mais enfin, en l’espèce, la situation nouvelle que vient de se créer l’auteur de Coppélia et du Roi l’a dit, en élargissant les horizons que l’on prétendait assigner à sa muse gracieuse et populaire, ne mérite-t-elle pas que l’on se préoccupe surtout de l’avis des docteurs es musique ?
Nous nous garderons de faire comparaître à ce sujet les demi-savants ou quarts de musiciens aux tendances si opposées, — les uns absolument rivés à la musique du passé, les autres affectant de vouloir wagnériser ou schumaniser l’art lyrique français. Nous laisserons de côté ces enfants terribles de la critique musicale, pour ne nous préoccuper que d’appréciations sérieuses et autorisées sur la partition de Jean de Nivelle et son auteur.
Nous allons voir ce que pensent les musiciens de profession du nouveau Delibes, déjà entrevu dans le ballet symphonique de Sylvia.
Laissons d’abord parler l’Institut en la personne de M. Ernest Reyer, l’auteur de la Statue. Et puisque nous parlons de l’Institut, constatons avant tout qu’à l’honneur de l’œuvre nouvelle de M. Léo Delibes, un maître qui se connaît en musique classique et moderne, — l’auteur du Songe et de Psyché, de Mignon et d’Hamlet, — se plaisait à dire le soir de la première représentation, « que la partition de Jean de Nivelle a tout l’attrait des ingéniosités de l’École nouvelle unies aux saines traditions de l’art lyrique français. » C’est là du reste, comme on va le voir, l’opinion émise par les musiciens qui ont rendu compte de l’œuvre nouvelle de Léo Delibes. Voici, pour commencer, comment s’exprime M. Ernest Reyer dans le Journal des Débats.
M. Delibes appartient à celte catégorie de musiciens qui, tout en ayant des préférences pour telle ou telle école, n’ont pas de préjuges. Ils se sont instruits dans le passé, mais le présent les intéresse, et ils se préoccupent, avec une ardeur que rien ne lasse, de ce qui se fait autour d’eux : natures curieuses, impatientes, inquiètes, qui trouvent quelquefois ce qu’elles cherchent, mais qui s’en vont cherchant toujours, assurément, et je n’ai pas besoin de le souligner, ce sont bien là des natures d’artiste. Le seul danger pour elles de s’absorber dans ces préoccupations, de se livrer à ces incessantes recherches, c’est d’y laisser quelques lambeaux de leur personnalité. Mais que ceux dont l’esprit n’a jamais été troublé, dont la main n’a jamais été hésitante, leur jettent la première pierre ! Pour moi, je les absous volontiers.
Peut-être, me fiant à l’intelligence du lecteur, pourrais-je me dispenser maintenant de dire mon sentiment sur la partition de Jean de Nivelle. J’en veux parler pourtant, ne serait-ce que pour en signaler les finesses, les ciselures les plus délicates, les procédés ingénieux, les effets les plus réussis. Ici c’est un dessin de flûte en triolets accompagnant la voix d’Ariette, là une modulation enharmonique qui vous surprend un peu, une succession de quintes voulue, ailleurs une phrase qui s’achève par un enlacement très particulier d’accords majeurs et mineurs, des fanfares de trompettes se répondant dans des tons différents, des sons bouchés de cors prêtant leur charme mystérieux au récit de Jean de Nivelle et enfin un morceau tout entier (la Marche française, au troisième acte) écrit sur le mode hypodorien. M. Delibes, qui n’ignore aucun des traits les plus caractéristiques du génie, du talent des plus grands maîtres modernes, qui s’est délecté comme bien d’autres à la lecture des œuvres de Berlioz et de Mendelssohn, de Schumann et de Weber, a dû lire aussi la brochure que M. Bourgault-Ducoudray a publiée tout récemment sur la modalité dans la musique grecque.
Eh bien, Iui qui a tant lu, on le lira à son tour et on y prendra plaisir extrême, tant il y a d’intérêt et de surprise dans cette partition de Jean de Nivelle, la plus importante, à mon avis, dans l’œuvre déjà volumineuse du jeune compositeur.
L’auteur de Dimitri, M. Victorin Joncières, du journal la Liberté, fait précéder son compte rendu de la partition de Jean de Nivelle d’une bien fine appréciation du talent de Léo Delibes.
Le talent de M. Léo Delibes est sympathique à tous, aux connaisseurs comme aux ignorants. Le secret du charme qu’il exerce également sur les uns et sur les autres est dans la clarté et l’originalité qui le distinguent. Dès ses premiers essais au théâtre, il y a de cela vingt-cinq ans, M. Delibes, encore adolescent, montrait déjà une personnalité qui dénotait un musicien de race ; on pressentait l’auteur de Coppélia, du Roi l’a dit et de tant d’autres ouvrages qui ont consacré sa juste réputation.
M. Delibes, classé aujourd’hui parmi les plus vaillants champions de la jeune école française, a pris, au début de sa carrière, une route tout à fait opposée à celle suivie par ceux auxquels on le voit aujourd’hui disputer le premier rang. « Tout chemin mène à Rome », dit un vieux proverbe. C’est ainsi qu’après avoir débuté en aux Folies-Nouvelles par une pochade en un acte, intitulée : Deux sous de charbon, M. Delibes est arrivé à l’Opéra et à l’Opéra-Comique. Il offre l’unique exemple d’un compositeur commençant par l’opérette et finissant par le drame lyrique.
Il faut reconnaître que le hasard n’a été pour rien dans cette singulière fortune. M. Delibes, lorsqu’il écrivait pour les Bouffes ou pour les Variétés, n’avait pas seulement de la verve, de l’entrain, de l’esprit ; il possédait aussi ce savoir musical qui a toujours fait défaut à ses rivaux de l’opérette, ce qui les a empêchés de réussir, lorsqu’ils ont voulu aborder un genre plus relevé.
II a pu gaspiller les folles années de sa jeunesse dans des productions légères, improvisées au courant de la plume ; mais, dans ces rapides croquis, on remarqua une fermeté de dessin qui révèle le futur maître. Aussi ne s’est-il trouvé nullement dépaysé le jour où, quittant les petits théâtres, il est arrivé de plain pied à l’Opéra.
En abordant le genre de l’Opéra-Comique avec le Roi l’a dit, il a montré une singulière aisance à manier les masses vocales et instrumentales d’un grand théâtre, sans cesser d’être gai, spirituel et original, comme il l’avait été auparavant.
Original ! il l’est plus qu’aucun de ceux qui forment l’avant-garde de l’école moderne française ; on reconnaît du Delibes dès les premières mesures d’un de ses morceaux ; on le reconnaît à son élégance, à sa grâce, à sa clarté, à l’intérêt des détails, à la recherche des harmonies curieuses, des sonorités chatoyantes. Son talent est essentiellement français, nous dirions même parisien ; sa phrase a des contours pleins de coquetterie, sans jamais tomber dans la préciosité et le mauvais goût. C’est lui qui a mis à la mode le procédé de la note à côté, dont ses imitateurs ont quelque peu abusé, en l’employant souvent hors de propos et en copiant maladroitement leur modèle.
De la partition de Jean de Nivelle, voici ce qu’en dit M. Victorin Joncières :
La partition, nous l’avons dit plus haut, a décidé du succès. C’est une œuvre très remarquable qui montre le talent du jeune compositeur sous une face nouvelle. Jusqu’ici il avait lait preuve de grâce, de distinction, de verve ; dans Jean de Nivelle, il s’est élevé plus haut, traitant avec une chaleur et une sincérité d’accent, qu’on ne lui soupçonnait pas, les parties pathétiques du drame.
Nous retrouvons le Delibes d’autrefois dans le chœur si frais, si pittoresque des vendangeuses ; dans la chanson de Jean, avec sa piquante harmonie au refrain, sur un dessin du cor ; dans le trio bouffe du second acte, accompagné avec une rare élégance ; mais nous faisons connaissance avec un nouveau compositeur dans le tendre duo d’amour de Jean et d’Ariette ; dans les couplets si expressifs de Simone : « Se consoler !.... » dans le superbe élan de Charolais au finale du second acte ; dans la touchante mélodie d’Ariette au troisième ; dans la romance si poétique de Charolais, dans les Stances de la Bannière, d’un style si noble et dont l’effet au théâtre serait doublé si le public apercevait cette oriflamme dont la vue cause tant d’émoi à Jean, en lui rappelant sa trahison.
Ce troisième acte est du reste le mieux venu de la partition : il est tout à fait complet au point de vue musical : il y règne un souffle chevaleresque, une vigueur juvénile qui remuent ; aucune défaillance ne s’y fait sentir.
Que de choses charmantes à côté de ces grandes pages toutes chaudes d’inspiration ! Que de détails, délicats, d’harmonies originales, nous pourrions signaler si la place ne nous était mesurée par les dimensions de ce feuilleton ! Et la Ballade de la Mandragore et le chœur des Petites Reines ! d’un rythme si piquant ! Et la ronde « Avoine, folle avoine ! » Et le chœur des soldats au troisième acte ! Et la Marche française, d’une couleur si pittoresque ! Et l’entr’acte, que nous allions oublier, et qui a été unanimement bissé.
Faisons place maintenant à M. Camille Saint-Saëns, l’auteur du Timbre d’Argent et d’Étienne Marcel, commençons par lui emprunter les dernières lignes de son feuilleton du Voltaire, qui sont non seulement un éloge de haut prix, sous une plume aussi autorisée que la sienne, mais aussi tout un dithyrambe à l’adresse du remarquable orchestre de M. J. Danbé, et des chœurs de M. Carré.
« L’orchestre est digne de la tâche qui lui est confiée, et je n’en saurais faire un plus grand éloge ; car l’orchestration du jeune maître est exquise, elle dédaigne la banalité des effets faciles, cherche et trouve sans cesse des nouveautés qui charment l’oreille autant qu’ils l’intéressent, se joue autour des voix sans leur nuire, les soutient sans les écraser, est sonore autant qu’on peut l’être, quand il le faut, sans être jamais brutale ; en un mot, c’est la perfection.
Les chœurs ont de la voix, chantent juste et font des nuances ; ils se remuent en scène tout en chantant, au lieu de rester en tas, les bras ballants. À la bonne heure ; espérons qu’on ne perdra plus de longtemps ces bonnes habitudes. »
Du compte rendu de M. Saint-Saëns, détachons deux autres paragraphes, dont le dernier conclut en faveur de l’heureuse transformation du talent de Léo Delibes.
Le prélude, l’introduction du premier acte sont charmants et le petit duo où la belle Ariette et Simone la Sorcière gazouillent en imitant les oiseaux des bois, a ce charme spécial, un peu féminin, qui se trouve dans toutes les œuvres de M. Delibes et qui a fait la fortune de Coppélia. Les couplets galants du duc de Charolais, la vieille chanson des Reines de la vendange, tout cela est plein de fraîcheur et d’agrément. Citons encore, dans le finale, la jolie petite phrase de Jean :
Je vois déjà que le Jour baisse
Et le soleil va se cacher ;
Pardonnez-moi si je vous laisse ;
Mes bêtes vont s’effaroucher !
Ce n’est rien, mais tout le monde ne sait pas trouver ces riens là.
Le second acte débute par un intermède musical qui a eu beaucoup de succès, et qui est écrit tout entier dans le premier mode du plain-chant, au mépris de toute tonalité. Après plusieurs morceaux habilement traités, mais peu saillants, vient le grand air d’Ariette, écrit dans le genre de ceux qui servaient naguère à faire briller la virtuosité de Mme Carvalho. C’est un genre bien démodé, mais qui réussit encore quand il est mis au service d’une cantatrice ; aussi cet air est-il l’occasion d’un triomphe pour Mlle Bilbaut-Vauchelet. Un très agréable duo vient ensuite, chanté par la belle Ariette et Mlle Diane de Beautreillis, sa protectrice ; ce duo, qui roule sur une incantation magique, est le développement d’une certaine chanson de Mandragore, chantée par Simone la Sorcière, et reprise par le chœur dans l’introduction du premier acte ; le musicien y a déployé sans effort et avec beaucoup de bonheur une grande somme de talent. Dans le final, la situation s’élargit et s’élève ; Jean de Nivelle se révèle à tous sous son véritable aspect de duc de Montmorency, et s’enrôle sous la bannière du duc de Bourgogne pour combattre le roi de France ; et c’est merveille de voir comme le musicien souple et gracieux trouve tout à coup l’accent héroïque et, selon l’expression de notre grand poète, « ajoute à sa lyre une corde d’airain. » L’élan de ce final est irrésistible.
Un autre compositeur des plus distingués qui fait sa place et la marquera bientôt au premier rang, M. Ch.-M. Widor, a sonné, lui aussi, sa fanfare en l’honneur de Léo Delibes, dans le journal l’Estafette, sous le pseudonyme d’Aulètès.
Je suis mille fois heureux de pouvoir féliciter M. Delibes d’une œuvre remarquable à tant de titres ; il est rare de rencontrer tant de sentiment sous tant de grâce ; d’autre part, la forme de la phrase musicale, les procédés d’orchestration, les sonorités vocales, la coupe des morceaux restent constamment au-dessus de toute critique. Il n’y a donc qu’à louer Jean de Nivelle, et à dire à chacun : « Allez l’entendre ! »
Quant à l’interprétation, elle est excellente. Mlle Bilbaut-Vauchelet, Mme Engally, M. Talazac, M. Taskin rivalisent d’entrain et de talent ; l’orchestre de M. Danbé détaille avec le plus grand soin la série des pages exquises de la plus séduisante des symphonies théâtrales ; les chœurs chantent agréablement ; la mise en scène est très réussie. Voilà un succès, pour l’Opéra-Comique.
M. Charles Widor constate aussi le grand souffle lyrique des deuxième et troisième actes de la partition de Jean de Nivelle :
Le second acte, qui se passe dans le palais du duc de Bourgogne, est de caractère plus relevé et plus large ; nous touchons ici au grand opéra, l’ensemble final, l’air du ténor et le récit du baryton n’appartiennent-ils point au genre le plus sérieux et le plus pathétique ? Malgré le délicieux prélude d’introduction qu’on fait bisser chaque soir, malgré la ronde, malgré le trio bouffe : Ah ! qu’un ami cause d’allégresse, nous sommes en plein « opéra séria » et ni l’air de Simone, ni la cavatine d’Ariette ne nous semblent indignes d’un plus vaste cadre.
C’est cette suave cavatine d’Ariette qui sert d’ouverture au troisième acte, en empruntant à la pénétrante sonorité du cor anglais un charme singulier ; ici encore, nous nous trouvons aux prises avec un art plus profond que celui de l’opéra-comique ordinaire ; le récit et les stances de la Bannière sont-ils d’un autre ordre que le duo populaire de la Reine de Chypre ? L’air et le duo suivant n’appartiennent-ils pas au genre le plus émouvant ?
M. Octave Fougue, encore un compositeur qui manie avec excellence la plume de critique et s’empresse de rendre toute justice à l’œuvre de Léo Delibes.
Quant à la musique, dit M. Octave Fouque dans son journal la République Française, nous n’avons que des éloges à en faire. Le talent de M. Delibes si fin et si sur, d’une grâce naturelle et d’une clarté toute française, s’est affirmé une fois de plus dans cette remarquable partition. Il faudrait, pour être juste, citer les vingt-deux morceaux dont elle se compose, en outre du prélude et des deux entr’actes. À chaque page se révèle une inspiration heureuse ; dans chaque mesure, à chaque rentrée d’instruments, à chaque reprise de la voix, se fait sentir le soin d’un artiste amoureux de son œuvre, et qui ne la laisse sortir de ses mains qu’à l’état de perfection.
L’orchestre est traité avec un esprit de sobriété et d’à-propos qui est le comble de l’habileté.
M. Oscar Comettant, un musicien aussi, prend à partie les dialogues parlés qui interrompent la trame musicale de la partition de Léo Delibes et nous regrettons vivement de ne pouvoir reproduire ici les intéressantes raisons qu’il nous donne à ce sujet dans son feuilleton du Siècle du lundi 13 mars. Nous y renvoyons nos lecteurs.
… Quand je suis sous le charme, quand j’appartiens tout entier à la musique, quand je viens de m’asseoir au banquet d’harmonie, que mon appétit est excité et que je brûle de connaître la partition entière du compositeur, tout ce qui chante se tait soudain — voix et instruments — et un morne silence succède aux bruits les plus délicieux comme les ténèbres succèdent à la lumière !…
Quoi qu’il en soit, dit en terminant M. Oscar Comettant, Jean de Nivelle étant donné ; avec sa pièce assez bien intriguée et assez amusante pour se passer de la musique, et la partition de Léo Delibes assez développée, assez douée de toutes les qualités d’un art supérieur pour se passer de dialogue, ce sont deux œuvres de mérite différent qui nous sont offertes en une. Quand la pièce sera connue du public, qu’il ne sera pas forcé de prêter une attention toujours soutenue au dialogue pour le comprendre, la musique s’emparera de tous les spectateurs et ils en jouiront tout à leur aise. Ils en jouiront longtemps, car certainement Jean de Nivelle est une des plus jolies partitions, des mieux faites et des plus savamment aimables que nous ayons eues depuis longtemps à l’Opéra-Comique. C’est une œuvre qui restera au répertoire.
M. Arthur Pougin du Journal officiel, qui a appartenu autrefois à l’orchestre de l’Opéra-Comique, regrette, lui, l’absence d’une ouverture à la partition de Jean de Nivelle, et nous sommes absolument de son avis :
L’œuvre entière est écrite, d’ailleurs, avec une rare conscience, et il y faut louer avant tout un grand souci de la forme, le respect le plus absolu de l’artiste pour son art, et une rare distinction dans la facture. J’exprimerai toutefois le regret que M. Delibes, suivant le mauvais exemple qui lui est donné par la plupart de ses confrères, se soit dispensé, cette fois encore, d’écrire une ouverture. Quand on songe aux belles préfaces instrumentales que Méhul traçait pour Ariodant ou Euphrosine et Coradin, Cherubini pour les Deux Journées, Boieldieu pour la Fête du village voisin et le Nouveau Seigneur, Herold pour Zampa et le Pré aux Clercs ; quand on se rappelle les élégantes ouvertures d’Auber, d’Adam et de M. Ambroise Thomas, on se prend a regretter la négligence et la paresse, sous ce rapport, de nos jeunes musiciens, si soucieux pourtant de leurs effets symphoniques, si soigneux de leur orchestre, et qui laissent échapper volontairement l’occasion de le laisser parler seul et dans son entière indépendance.
Le Gil Blas ne consacre pas moins de deux articles à la partition de Jean de Nivelle. Voici ce qu’en dit la plume compétente du pianiste-compositeur D. Magnus :
Au moment où l’Aïda de Verdi va prendre justement droit de cité à l’Opéra, où l’opéra italien reprend faveur, grâce à l’étoile Patti, une nouvelle œuvre lyrique, nationale celle-là, arrive à point nommé pour faire la contre-partie et soutenir l’honneur du drapeau.
La nouvelle partition de M. Léo Delibes est digne de ses aînées les ballets de Sylvia et Coppélia, le Roi l’a dit, et autres charmants ouvrages. Elle a le rare mérite d’être tout à la fois claire pour l’auditeur et d’un travail intéressant pour les musiciens connaisseurs ; l’instrumentation en est fine, élégante, visant à l’aimable, qualités que nous aimons à trouver réunies dans la salle de l’Opéra-Comique, quoiqu’il s’agisse ici d’un vrai opéra. Théophile Gautier disait parfois que la musique est un bruit tout au plus bon à chatouiller désagréablement l’oreille.
M. Léo Delibes lui donne tort ; il a marché avec le progrès dans un bon sens : honorant l’art musical dans son expansion moderne, il s’est bien gardé d’en suivre les errements et a eu le bon esprit de se garer de la pente fatale sur laquelle se laissent entraîner trop facilement beaucoup de nos jeunes musiciens.
M. Armand Gouzien, l’auteur de mélodies réputées et l’inspecteur des Beaux-Arts, nouvellement promu commissaire du Gouvernement près des théâtres subventionnés, consacre tout un article élogieux à la partition de Léo Delibes, dans le journal le Rappel :
La partition de Jean de Nivelle, dit-il, est un régal de délicats qui peut causer quelques déceptions à la gloutonnerie du public qui aime les gros morceaux, mais qui sera savouré par les raffinés d’art, à l’appétit bien aiguisé, au flair subtil.
L’œuvre est digne du compositeur qui a pris sa place parmi les premiers dans la jeune école française.
M. Gaston Berardi, de l’Indépendance belge, qui écrit aussi de fort jolies mélodies, se range à l’avis des musiciens de profession sur les mérites de la partition de Léo Delibes.
Tout le monde applaudit aujourd’hui à chaque pas accompli par la jeune et vivante école dans laquelle M. Léo Delibes mérite une place distinguée, celle, pourrait-on dire, qu’on donne à une femme d’esprit dans un dîner d’hommes. M. Delibes est une organisation nerveuse et raffinée, il a toutes sortes de recherches séduisantes, c’est un caresseur dans toute la force du terme. Sa musique a ces mérites distingués et élégants ; elle joue de l’éventail avec la souplesse aisée d’une Espagnole, et elle s’entend merveilleusement à ne décourager personne ; elle a un sourire pour les naïfs et un clin d’œil pour les malins. C’est pourquoi je crois très sincèrement au succès durable de Jean de Nivelle qui a des romances pour les uns et de petits ragoûts très relevés pour les autres, voire même un finale, avec air de bravoure, qui va appréhender l’enthousiasme à domicile.
Comme on le voit, toute la gent musicale est d’accord pour proclamer les beautés de la belle partition de M. Léo Delibes qui a, entre autres mérites, celui d’être éminemment française. Et à ce propos, que l’on nous permette d’emprunter le mot de la fin au remarquable feuilleton de notre collaborateur Victor Wilder, dans le journal le Parlement :
Quoique le bagage musical de M. Delibes ne soit pas encore bien lourd, il occupe depuis longtemps dans notre jeune école une place d’honneur. À travers ces productions légères, où il dépensait sa verve sans en tarir la source, on devinait sans peine un artiste de race. À ces bagatelles, écrites au courant de la plume, il apportait des mérites peu communs : une grande abondance mélodique, une curieuse recherche de rythme, des harmonies piquantes et pourtant naturelles, une habileté rare dans l’art de mélanger les couleurs instrumentales, et, par-dessus tout cela, cette qualité d’essence purement française : la clarté.
La plupart de nos jeunes maîtres écrivent des œuvres tout à fait remarquables ; mais il y passe comme un souffle venu de l’étranger, et ce n’est pas sans raison qu’un compositeur d’outre-Rhin a pu dire que « la meilleure musique allemande se faisait maintenant à Paris. » M. Delibes, lui, est de race gauloise et garde ses qualités natives.
C’est aussi M. Victor Wilder qui plaide avec raison contre la manie de certains critiques, à vouloir imposer un cadre absolu à nos jeunes compositeurs.
Rien de plus absurde, dit-il, que de vouloir cantonner un esprit libre et indépendant dans les limites étroites d’un système et de l’emprisonner, malgré lui, dans son premier succès. Certaines natures, je le veux bien, ne conçoivent l’art que par un seul de ses aspects. Meyerbeer, par exemple, faisait toujours grand. S’étant alourdi la main à faire mouvoir les masses et à édifier ces monuments massifs qu’on appelle des grands opéras en cinq actes, il étouffait et manquait d’expansion dans un cadre plus étroit. Mais à côté de ces esprits tout d’une pièce, il en est d’autres plus encyclopédiques, qui passent d’un genre à un autre avec une souplesse étonnante. Mozart n’a-t-il pas composé les Noces de Figaro et Don Juan ? Rossini n’a-t-il pas écrit Guillaume Tell et le Barbier de Séville ?
En vérité, c’est un préjugé bien sot que de croire qu’un artiste ne peut avoir qu’une corde à sa lyre. M. Delibes en est la victime comme tant d’autres. Ce jeune musicien a débuté dans la carrière par des opérettes finement écrites. II s’est ensuite tourné vers le ballet et s’est essayé à l’Opéra-Comique avec une comédie musicale : le Roi l’a dit.
Tout aussitôt, les classificateurs de l’art l’ont pesé, étiqueté et soigneusement rangé sous la rubrique : Adolphe Adam.
M. Delibes se révolte aujourd’hui contre le sans-façon avec lequel on a disposé de lui, sans le consulter. Je le comprends et je l’approuve. Que diable ! on ne peut pourtant point passer sa vie à se faire appeler l’auteur du Serpent à plumes, parce que, dans un moment de bonne humeur, on a improvisé la musique d’une pochade.
Nous terminerons sur cette citation du Parlement la série des appréciations « des musiciens » sur Léo Delibes et sa partition de Jean de Nivelle, non sans regretter de ne pouvoir reproduire, dans les colonnes si restreintes du Ménestrel les impressions des littérateurs distingués qui écrivent dans la presse parisienne, avec un véritable amour de l’art musical, le compte rendu des premières représentations de nos opéras. Ainsi que nous le disions en commençant cette revue toute musicale, l’opinion de dilettantes de goût, convaincus et éclairés, n’est pas à dédaigner, bien au contraire. Ils jugent avec plus d’instinct et d’indépendance, n’ayant à lutter contre aucune préoccupation d’école. Puis, certains d’entre eux, M. B. Jouvin du Figaro, par exemple, non seulement lisent et relisent les partitions qu’ils sont appelés à juger, mais ils se font un devoir et un plaisir de les réentendre de la première à la dernière note, ce qui leur permet de revenir avec une complète bonne foi sur des impressions trop hâtives. Et il ne faut pas oublier que les partitions de Faust et Mignon aujourd’hui populaires dans le monde entier, ont été dans l’origine absolument niées par la presse entière, ou peu s’en faut. Quel curieux livre à publier, que celui des absurdités écrites sur les chefs-d’œuvre lyriques de tous les pays. Combien un pareil livre donnerait à réfléchir aux détracteurs jurés de nos opéras modernes.
H. M.
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Léo DELIBES
/Edmond GONDINET Philippe GILLE
Permalien
date de publication : 23/06/24