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Proserpine. Lettre de Saint-Saëns

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PROSERPINE
UNE LETTRE DE M. CAMILLE SAINT-SAENS

Notre confrère L.-P. Laforêt avait relevé, pour son Carillon théâtral, les diverses appréciations de la presse parisienne sur Proserpine. Les coups de cloche du lendemain et les sonneries des feuilletons à la suite se trouvaient d’accord parfaitement dans la constatation répétée de la science musicale et de l’art et du style et de l’inspiration et de la maestria qui ont placé Camille Saint-Saëns au premier rang des compositeurs modernes. Le maître était, glorifié à l’unisson. Mais les dissonances éclataient singulièrement sur sa manière et ses procédés, sur ses idées entrevues, sur ses tendances présumées. Au lieu d’y voir simplement de la musique de Saint-Saëns, comme les meilleurs juges, quelques-uns y découvraient çà et là des reflets d’écoles opposées : du Gounod, du Wagner, de l’italien aussi.

Il n’y avait qu’une chose à faire : s’adresser à l’auteur lui-même. C’est ce qu’a fait M. Laforêt. Entre deux voyages de M. Saint-Saëns, il a pu obtenir du maître la lettre suivante, son coup de cloche, qui va réveiller bien des échos dans le monde musical et dont nous sommes heureux de pouvoir offrir la primeur aux lecteurs du Ménestrel :

À Monsieur L.-P. Laforêt.

Mon cher Laforêt,

Vous me demandez de faire tinter ma note dans votre Carillon. J’accepte, pour avoir l’occasion de remercier la presse de l’accueil qu’elle a fait à ma nouvelle œuvre. Toutes les cloches n’ont pas donné le même son. Qu’importe ! La critique a été unanime à me reconnaître beaucoup de talent ; c’est plus qu’il n’en faut pour mériter ma gratitude. Qu’aurais-je pu souhaiter de plus ? Qu’on accordât à Proserpine toutes les qualités, qu’on la déclarât, d’un commun accord, mélodique, savante, facile à comprendre, scénique, dramatique, émouvante et divertissante ? Cela m’eût effrayé. J’aurais songé au proverbe : « Quand ils ont tant d’esprit, les enfants vivent peu. »

Proserpine vivra-t-elle longtemps ? Je l’ignore. Mais elle n’aura pas passé inaperçue, et je n’en demande pas davantage.

Un seul accord m’étonne dans ce concert de la critique ; il m’étonne d’autant plus que je l’ai entendu toutes les fois que j’ai donné une œuvre au théâtre. Certaines personnes m’accusent, quand ma musique cesse d’être symphonique et déclamatoire, quand elle est franchement mélodique, de faire des concessions au goût du public, de mentir à mes principes, à mes théories les plus chères.

Or, ces théories, ces principes, personne ne les connaît, car je n’en ai jamais parlé. On m’en a prêté, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

Ma théorie, en matière de théâtre, est celle-ci : je crois que le drame s’achemine vers une synthèse des différents styles, le chant, la déclamation, la symphonie réunis dans un équilibre permettant au créateur l’emploi de toutes les ressources de l’art, à l’auditeur la satisfaction de tous ses légitimes appétits. C’est cet équilibre que je cherche, et que d’autres trouveront certainement. Ma nature et ma raison me poussent également à cette recherche, et je ne saurais m’y soustraire. C’est pour cela que je suis renié tantôt par les wagnéristes, qui méprisent le style mélodique et l’art du chant, tantôt par les réactionnaires, qui s’y cramponnent au contraire et considèrent la déclamation et la symphonie comme accessoires. Les wagnéristes ont un système de critique tout à fait initial : pour eux, toute musique dramatique se classe en deux catégories : ce qui s’éloigne des œuvres de Wagner et ne mérite aucune attention ; ce qui s’en rapproche et n’en est que l’imitation. Il suffit de diviser ses actes en scènes et non en morceauxclassiques pour s’entendre dire qu’on ne fait pas autre chose que ce qu’a fait Richard Wagner. Mais les anciens opéras français étaient eux-mêmes divisés par scènes ; il n’y a rien de nouveau sous le soleil !

Haydn a créé la symphonie, avec ses quatre morceaux et son instrumentation. Quand Mozart, Beethoven et Mendelssohn ont adopté la même forme et la même instrumentation, les a-t-on accusés d’être les imitateurs de Haydn ? Et quand Mozart a écrit des opéras dans la forme usitée par les Italiens, a-t-il été pour cela le plagiaire de Cimarosa ? N’en a-t-il pas moins été Mozart ?

Wagner a beaucoup inventé, beaucoup osé, son influence a été considérable ; mais son œuvre ne peut pas être le dernier terme, le nec plus ultra du drame lyrique, par cette raison bien simple que l’art ne s’arrête jamais.

Les réactionnaires, eux, voudraient bien vivre en paix, dans des habitudes qui leur sont familières. Comment ne voient-ils pas que cela est impossible! Du moment que tous les compositeurs cherchent des voies nouvelles, du moment que leur palladium, Verdi, plein de gloire et d’années, ayant tout intérêt à ne pas changer de manière, en change pourtant et n’est pas le moins audacieux, c’est qu’une force irrésistible entraîne le drame lyrique. Ou ? Vers le but indiqué ; à cette synthèse, à cet équilibre, qui seraient le dernier mot de l’art, si l’art pouvait avoir un dernier mot.

Et je terminerai comme j’ai commencé, en remerciant mes confrères de la presse de leur bienveillance et en exprimant ma profonde reconnaissance à mon cher maître et ami, Gounod, qui a bien voulu, de cette plume glorieuse qui a écrit tant de belles œuvres, de cette plume d’or inépuisable, dont sont sortis Faust, Roméo, Rédemption, Mors et Vita, signer l’acte de naissance de Proserpine.

Sincères cordialités.

C. Saint-Saëns.

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(1835 - 1921)

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date de publication : 16/10/23