Théâtre de l’Alhambra. Ali-Baba
Théâtre de l’Alhambra. – Première représentation d’Ali-Baba, opéra comique en quatre actes et dix tableaux, paroles d’Albert Van Loo et William Busnach, musique de Charles Lecocq.
Bruxelles, 17 novembre 1887
Après un assez long repos, consacré sans doute à retremper ses forces un peu prodiguées, M. Charles Lecocq vient de livrer une nouvelle bataille et de remporter une nouvelle victoire. Car c’est bien réellement un succès, un très vif succès, que son Ali-Baba a obtenu, à l’Alhambra, vendredi dernier. Et si je nomme en tout premier lieu, et spécialement, le musicien, c’est que non seulement il a droit de revendiquer la grosse part du triomphe, mais aussi que l’attention de tous, ici, était éveillée sur lui particulièrement. Lecocq est un peu un enfant de la Belgique, sinon de naissance, du moins d’adoption ; on n’a pas oublié, en Belgique, on oubliera jamais que Bruxelles a vu naître La Fille de Mme Angot, et que celle-ci est partie de Bruxelles pour faire son tour du monde ; et Bruxelles est fier de M. Lecocq, tout comme s’il l’avait fait.
Depuis quelques années, cependant, Bruxelles était triste… Bruxelles avait suivi avec orgueil d’abord, avec sympathie ensuite, son compositeur bien-aimé dans toutes les étapes musicales, postérieures à La Fille susdite ; et, peu à peu, il avait cru constater un relâchement, une fatigue, un appauvrissement de la verve ancienne. Qu’était donc devenu le Lecocq de jadis ? Il est vrai qu’il y avait bien un peu aussi de la faute des librettistes, qui n’étaient pas inspirés tous les jours et qui faisaient tournoyer leur musicien dans un cercle éternellement le même, vieux, ressassé et affadi. Quand on apprit que M. Lecocq ne produisait plus, on s’écria : - « C’est bien. » Et quand la nouvelle arriva, un jour, d’une pièce importante, fruit d’un long travail silencieux et qui allait être jouée à Bruxelles même, pour la première fois, on ajouta : - « À la bonne heure ! » Et l’on regagna confiance tout de suite.
Il faut croire que la Belgique porte bonheur à M. Lecocq ; Ali-Baba vient de nous le prouver, comme nous l’avaient prouvé déjà autrefois ses glorieux aînés. Et M. Lecocq doit bien le savoir ; sinon, pourquoi aurait-il apporté à Bruxelles plutôt qu’ailleurs cet Ali-Baba triomphant ? Il savait aussi, - il avait probablement appris à le savoir,- qu’à Bruxelles seulement se trouvait un directeur de théâtre disposé à montrer son œuvre avec le luxe nécessaire. Ce directeur, c’est M. Oppenheim ; il a jeté l’argent par les fenêtres ; il n’a rien ménagé ; il a dépensé cent mille francs ; il a voulu que tout : mise en scène, costumes, interprétation, fût irréprochable. Les auteurs doivent être contents. Et l’argent de M. Oppenheim sera bien vite rentré par les portes.
MM. Van Loo et Busnach ne se sont pas unis beaucoup en frais d’imagination pour composer leur livret ; ils se sont bornés à suivre, presque pas à pas, le conte célèbre des Mille et une Nuits, en y changeant que ce qui était indispensable ; et ils ont eu raison, car le conte est charmant, et il intéresse à la fois les grands et les petits enfants. C’est autre chose qu’un livret d’opérette, et c’est presque un livret de féerie ; c’est mieux, dans tous les cas, parce que c’est plus simple, plus naïf et plus attachant tout ensemble. La fortune d’Ali, l’amour et le dévouement de la belle Morgiane, les tribulations de l’avare Cassim, ont amusé le public véritablement. Et pourtant, voyez la puissance des choses simples et naïves, dans cette pièce longue, sinon compliquée, il n’y a rien de ce qui a tant fait la joie du public jusqu’à présent en ce genre de pièces, ni parodies, ni scènes risquées, ni mots hasardeux ; et même, en fait d’esprit, il y en a si peu, si peu, que ce n’est pas la peine d’en parler. Tout marche cependant allègrement et joyeusement, et l’on ne s’ennuie pas un seul instant.
Mais j’en reviens à M. Lecocq, dont la tâche a été singulièrement importante mais aussi singulièrement agréable. Il va sans dire que les librettistes lui ont généreusement fourni toutes les occasions possibles de placer dans des situations données et amenées, les petits chœurs, les couplets, les duos, etc., qui sont de rigueur dans toute opérette. M. Lecocq n’a même pas évité, par-ci, par-là, la banalité de ces situations ; on a tant abusé déjà, et lui-même, de patrouilles, de conspirateurs, de chansons sur la fleur d’oranger, et autres morceaux traditionnels ! Mais, même en ces rengaines, qu’il eût été cruel d’exiler d’une œuvre pareille, sans prétention à rien de révolutionnaire ni d’innové, précisément parce qu’elles sont de traditions et que le public y est habitué, M. Lecocq a su mettre une distinction de formes et d’idées, une habileté et un souci artistique tout à fait peu ordinaire, qui placent Ali-Baba très au-dessus de la plupart de ses dernières productions. Il y a, en outre, dans la partition, quelques pages d’un cachet musical vraiment remarquable ; tel est, au second acte, un duo dramatique, encadrant une Chanson des Bûcherons, d’un caractère et d’une verve absolument entraînants ; puis, le final du troisième acte avec la Chanson de Muezzim, d’une exquise couleur orientale ; puis encore une romance adorable, pleine de passion et de sentiment, chantée par Ali, et les très piquants Couplets du Bois d’oranger, au quatrième acte. Ces pages-là sont plus que d’un simple compositeur d’opérette ; M. Lecocq n’a jamais passé tout à fait pour cela, mais cette fois, il s’est élevé.
L’ensemble de la pièce, avec ces choses excellentes et ces choses distinguées, dont aucune ne détonne, est mouvementé, gracieux, agréable au possible avec, ça et là, des accents de coloration plus vive, qui sauvent toujours de la monotonie. Ali-Baba est l’œuvre d’un musicien et d’un homme de théâtre ; et comme elle appartient à cette catégorie d’œuvres théâtrales que tout le monde peut comprendre et que les artistes peuvent admettre sans déroger, son succès est assuré et le sera partout où elle ira.
J’oubliais de vous parler du ballet ; car il y a un ballet, un grand ballet, dans Ali-Baba. À vrai dire, c’est ce qu’il y a de moins réussi et ce que j’ai le moins goûté, musicalement. Mais cela permet au costumier et au maître de danse de déployer des richesses et des grâces qui, dans un spectacle comme celui-là, où les yeux doivent être caressés aussi bien que les oreilles, ont bien leur importance. Et j’ai dit déjà que, à ce point de vue, comme luxe et comme somptuosité, la direction de l’Alhambra n’a pas lésiné.
Quant à l’interprétation, elle est excellente. Mmes Duparc et Simon-Girard sont des diseuses dont le talent fin et spirituel a été, pour les auteurs, une aide précieuse ; le baryton, M. Dechesne, a fait valoir sa jolie voix et sa façon de chanter pleine de goût ; MM. Larbaudière, Simon-Max, Chalmin et le très amusant M. Mesmacker complètent cette interprétation, dans laquelle rien ne laisse à désirer, pas même l’orchestre et les chœurs, qui ont marché avec une rare vaillance, sous la très intelligente direction de M. Lagye.
LUCIEN SOLVAY.
P.-S. – Une bonne nouvelle pour le théâtre de la Monnaie. Il est, dès à présent, décidé qu’on montera cet hiver, et assez prochainement, le Roi l’a dit, de M. Léo Delibes.
L.S.
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date de publication : 16/10/23