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Opéra-Comique. Le Roi d'Ys

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OPÉRA-COMIQUE
LE ROI D’YS
Opéra en trois actes et cinq tableaux, poème de M. Edouard Blau, musique de M. Edouard Lalo. PREMIÈRE REPRÉSENTATION LE 7 MAI 1888

I

La légende du roi de la ville d’Ys et de la submersion nocturne de la vieille cité armoricaine, engloutie sous les flots, était célèbre au moyen âge et s’est perpétuée jusqu’à nos jours par la tradition dans le pays de Cornouaille. Dans son beau livre sur les Chants populaires de la Bretagne (Barzaz-Breiz), le comte Hersart de la Villemarqué la résume en ces termes :

Il existait en Armorique, aux premiers siècles de l’ère chrétienne, une ville, aujourd’hui détruite, à laquelle l’anonyme de Ravennes donne le nom de Keris, ou de ville d’Is. À la même époque, c’est-à-dire vers l’an 440, régnait dans le pays un prince appelé Gradlonveur, ou le Grand, par l’auteur d’un catalogue dressé au sixième siècle. Gradlon eut de pieux rapports avec un saint personnage, nommé Gwénolé, fondateur et premier abbé du premier monastère élevé en Armorique. Voilà tout ce que l’histoire ancienne et contemporaine nous apprend de cette ville, de ce prince et de ce moine ; mais la tradition populaire, toujours plus riche que l’histoire nous fournit d’autres renseignements. Selon elle, la ville d’Is, capitale du roi Gradlon, était défendue contre les invasions de la mer par un puits ou bassin immense, destiné à recevoir les eaux de l’Océan dans les grandes marées, comme autrefois le lac Mœris celles du Nil. Ce puits avait une porte secrète dont le roi seul avait la clef, et qu’il ouvrait et fermait lui-même quand cela était nécessaire. Or, une nuit, pendant qu’il dormait, sa fille, voulant couronner dignement les folies d’un banquet donné à un amant, lui déroba la clé du puits, courut ouvrir la porte et submergea la ville. Saint Gwénolé l’avait prédit.

Ce n’est pas tout. La tradition de la Cornouaille, comme celle du pays de Galles, comme celle d’Irlande, où a cours la même légende, veut que la jeune fille criminelle ait été punie de son forfait. Réveillé par le désastre, le vieux roi veut fuir le danger ; il monte son meilleur cheval, et, prenant sa fille derrière lui, il galope par la nuit noire. « Fuyant à toute bride sa capitale envahie par les flots, qui le poursuivaient lui-même et qui mouillaient déjà les pieds de son cheval, il emportait sa fille en croupe, lorsqu’une voix terrible lui cria par trois fois : Repousse le démon assis derrière toi ! Le malheureux père obéit, et soudain les flots s’arrêtèrent. »

II

Telle est la légende qui a servi de point de départ à M. Edouard Blau pour la construction de son poème du Roi d’Ys. Au premier abord, il semblerait difficile de trouver là prétexte à un livret d’opéra. Le sujet est un peu sombre et un peu nu. Sombre, il l’est resté, et assurément il n’y a pas le plus petit mot pour rire dans les trois actes et cinq tableaux dont se compose le Roi d’Ys. Peut-être même est-ce là son plus grave défaut, la note unique et dominante du drame excitant toujours une impression pénible et presque douloureuse. Toutefois, on peut lui faire encore un autre reproche : celui d’une trop grande simplicité dans les moyens employés. M. Blau n’a pas voulu chercher ou n’a pas su trouver les épisodes secondaires, mais utiles, qui lui eussent permis de corser indirectement son action en lui donnant la variété nécessaire. Il a négligé d’éclaircir son sujet, de lui donner un peu d’air en y introduisant certains éléments pittoresques et à côté qui auraient eu l’avantage inappréciable de lui apporter le mouvement, la couleur et la vie, en même temps qu’ils auraient offert au musicien les contrastes que la scène lyrique exige d’une façon si impérieuse. Je sais qu’il est de mode et de bon ton aujourd’hui, aux yeux d’une certaine école, de ridiculiser Scribe et ses procédés. Ce n’est pas ici le lieu d’entamer une discussion sur ce sujet. Mais, pour faire saisir ma pensée, croit-on que le troisième acte des Huguenots, dont une bonne partie est inutile à l’action proprement dite, ne contribue pas pour sa bonne part à la valeur de l’œuvre, et qu’il n’ait pas merveilleusement servi le musicien ?

Ces réflexions faites, voici comment M. Blau a aménagé son livret.

On sait qu’aux premiers temps historiques, la Bretagne était partagée en un certain nombre de petits royaumes, dont les principicules étaient presque toujours en guerre entre eux. Nous voyons donc que le roi d’Ys est précisément en état de guerre avec un de ses jeunes rivaux, le prince Karnac, et que pour mettre fin aux hostilités, il s’est décidé à conclure avec lui une alliance de famille, comme cela se pratiquait souvent au moyen âge. La fille aînée du roi, la belle Margared, épousera Karnac, et celui-ci succédera au vieux monarque lorsque la mort l’enlèvera à l’amour de ses sujets et aux chagrins de ce monde. Cette union laisse Margared froide et indifférente. Non que son cœur n’ait jusqu’alors jamais parlé ; elle a aimé passionnément au contraire un jeune guerrier, chef d’une expédition envoyée au loin par le roi d’Ys. Mais depuis le départ de cette expédition on n’en a plus eu de nouvelles, soit qu’elle soit tombée aux mains des ennemis, soit que la mer, ce minotaure, ait englouti les navires qui la portaient. Margared, désenchantée, considère comme mort celui qu’elle aimait, et voilà pourquoi elle accepte avec indifférence l’époux que son père lui a choisi.

La jeune sœur de Margared, la candide Rozenn, aimait aussi l’un des braves qui sont partis à l’aventure, le chevalier Mylio. Mais, plus confiante que sa sœur dans le destin, elle ne désespère pas de le revoir. « Je t’attends, je t’appelle, » s’écrie-t-elle en pensant au bien-aimé : 

Par une chaîne trop forte 
Tous deux nous étions unis. 
Puisque je ne suis pas morte, 
Tes jours ne sont pas finis.

Et comme elle prononce ces mots, Mylio apparaît à ses yeux, Mylio, vainqueur de ses ennemis, et qui revient, chargé de trésors et de gloire.

Mais voici l’heure de la cérémonie nuptiale. Karnac s’avance, à la tête de ses soldats. Il vient chercher Margared, pour faire bénir leur union. Rozenn a rejoint sa sœur, et, ne pouvant cacher sa joie, elle lui apprend le retour inattendu de Mylio. Cette révélation change aussitôt les desseins de Margared. « Lui vivant ! » s’écrie-t-elle :

et j’irais 
Me lier follement d’une chaîne éternelle !

et elle refuse résolument le mariage qu’elle avait accepté.

Karnac, furieux de se voir joué de la sorte, déclare alors au roi que c’est désormais entre eux une guerre sans merci, et pour preuve il lui jette son gant en guise de défi. Mylio parait sur ces entrefaites, relève le gant et jure au roi que lui et ses compagnons combattront cet ennemi jusqu’à la victoire.

On devine que Mylio est l’homme aimé des deux sœurs. Seulement, tandis qu’il rend à Rozenn amour pour amour, Margared le laisse indifférent. Au moment où il va s’éloigner pour combattre Karnac, il s’ouvre au roi, son maître, et celui-ci lui promet Rozenn s’il revient vainqueur. C’est alors que Margared, dans une scène violente avec sa sœur, éclate en imprécations contre la pauvre enfant, qui la conjure en vain d’être clémente et qui cherche à calmer sa douleur. Rien n’y fait, et Margared jure de se venger.
Mylio apporte au roi la nouvelle de sa victoire, et bientôt son mariage avec Rozenn va se célébrer. Karnac, vaincu par lui, a échappé au massacre de ses compagnons. Vivant encore, le cœur gonflé de rage, il se trouve en présence de Margared, qui ne cherche que les moyens d’assouvir sa vengeance. Tous deux se concertent. Elle lui apprend que la ville n’est protégée contre la mer que par une écluse :

Qu’on ouvre cette écluse et la ville est perdue ! 
— Pourquoi l’as-tu pas fait ?
— La barrière d’airain 
Ne saurait se mouvoir sous une seule main 
Et j’ai compté sur toi.
— Si fort que soit l’obstacle
Va, je le briserai !
— Viens donc !

Et ces deux braves gens s’en vont en effet, en dépit de l’intervention de saint Corentin, dont la statue s’anime à leurs yeux, accomplir leur criminel projet. La ville est aussitôt envahie par les eaux, dont le flot, montant toujours, fait d’innombrables victimes. Le roi d’Ys et tout son peuple fuient devant la mer en furie, cherchant vainement un refuge contre les vagues impitoyables. Devant ce spectacle terrible, Margared sent l’horreur de son crime. Elle s’en confesse devant tous, et tandis que la colère populaire s’élève contre elle en imprécations et en malédictions, elle, sachant que le sacrifice de sa vie devra apaiser la colère céleste, s’élance au sommet d’un rocher, d’où elle se précipite dans les flots. La mer, après avoir englouti sa proie, se retire bientôt, et la ville est sauvée.

III

Tel est le poème sur lequel M. Lalo a construit sa partition. Tout incomplet qu’il soit, il faut lui rendre cette justice pourtant qu’il offre au musicien quelques situations vraiment dramatiques, qui ont permis à celui-ci de donner sa mesure sous ce rapport.

Ce qui est remarquable, et ce qu’il est bon de faire remarquer, c’est que notre tempérament français, si sage, si modéré, si logique, se fait jour malgré tout et, le moment venu, en dépit qu’on en ait, balaye impitoyablement toutes les idées fausses, toutes les chimères dont l’esprit aime parfois à se repaître. Chacun sait que M. Lalo s’est toujours trouvé à la tête de nos wagnériens les plus ardents, les plus avancés, les plus intransigeants. Eh ! bien, écoutez le Roi d’Ys, et vous verrez que ce wagnérien si fougueux fait litière, dans la pratique, des principes extravagants qu’il soutient en théorie ; vous trouverez une œuvre courte, nette, rapide, qui n’est guère autrement coupée que nos opéras traditionnels, avec des airs, des duos, des ensembles, une œuvre dans laquelle le musicien va toujours droit au but, sans se perdre et s’égarer dans d’insipides dissertations, une œuvre qui, malgré sa richesse symphonique, est le triomphe des voix sur l’orchestre, où chaque élément occupe la place qu’il doit avoir, où ceux qui doivent chanter chantent, tandis que ceux qui doivent accompagner se bornent à accompagner. Que cet accompagnement soit plus ou moins recherché, plus ou moins brillant, là n’est pas la question ; ce qui est certain, c’est qu’il reste ce qu’il doit être, et que le véritable maître de la situation musicale, l’élément actif et prépondérant, c’est comme le veulent, comme l’indiquent la raison, la logique et le sens commun, la seule voix humaine. En un mot, et pour résumer ces réflexions, si la partition très puissante, très remarquable du Roi d’Ys est une œuvre de progrès — et ceci est incontestable — ce n’est ni une œuvre de combat, ni même une œuvre de tendances. Voilà ce qu’il me parait utile de constater, d’autant plus que là est peut-être une des causes du succès.

Ce succès, très accusé, s’est manifesté dès l’ouverture, dont je n’ai pas autrement à parler, son exécution dans les concerts l’ayant fait par avance connaître au public. Pour ma part, je ne la prise que médiocrement, la trouvant excessive dans ses développements et trop brutale dans ses moyens. Mais dès le lever du rideau sur le premier acte se présente une jolie page vocale, le chœur : Noël ! Noël ! d’un bon dessin et d’une heureuse sonorité, que suit le duo des deux sœurs, dans lequel se trouve une cantilène d’un sentiment tendre et délicat : En silence pourquoi souffrir ? placée dans la bouche de Rozenn. J’aime moins la scène de Rozenn, qui ne me semble pas très bien venue et dont le caractère mélodique est nul. Mais dans celle qui amène le finale, la phrase du roi : Aux jours futurs je dois songer, est d’une ampleur remarquable, et toute la fin de l’acte, avec le défi de Karnac, est pleine de mouvement, fiévreuse et animée.

Le second acte est plus corsé. Il commence par un air de Margared, qui se fait remarquer par sa vigueur et son élan passionné. Vient ensuite un excellent quatuor qui renferme un épisode charmant, celui de la vision de Mylio : Sur l’autel de saint Corentin, dit en demi-teinte par M. Talazac d’une façon exquise. La grande scène de Margared et de Rozenn est bien inégale ; les imprécations de la première sont vraiment accompagnées avec trop de violence ; il n’est pas besoin de tant de trompettes, de trombones et de timbales pour produire un effet dramatique ; mais la cantilène de Rozenn parlant de son amour : Un jour, il est venu dans le fond de nos cœurs, est tendre, ingénue et d’une jolie couleur, et le contraste du caractère des deux femmes y est indiqué d’une façon frappante.

Le chœur triomphal du retour de Mylio est bien bruyant encore ; c’est surtout le triomphe du tambour. J’aime mieux la belle scène, très vigoureuse, très dramatique, dans laquelle Margared entraîne Karnac à la vengeance, et plus encore celle de l’apparition de saint Corentin, qui cherche à les détourner de leur projet. Celle-ci, très bien traitée, est d’un effet très puissant avec son accompagnement d’orgue et l’intervention lointaine des voix angéliques, qui, tranchant d’une façon si heureuse avec le chant grave du saint, produit une excellente impression.

Mais voici le point culminant de l’œuvre, et celui où le succès a pris les plus vastes proportions. Tout ce premier tableau du troisième acte est beau d’un bout à l’autre, d’une beauté achevée, sans l’apparence même d’une faiblesse. Le chœur dialogué avec danse, qui sert d’introduction, est d’un très heureux effet, avec son rythme élégant et souple. Les stances de Mylio qui viennent ensuite : Vainement, ô ma bien-aimée, entrecoupées par des réponses du chœur, sont absolument charmantes, d’un dessin mélodique plein de grâce et d’élégance, relevé par de jolies harmonies et un accompagnement discret de violons en pizzicato. Les strophes par lesquelles Rozenn répond à son amant sont délicieuses aussi, d’un caractère plein de tendresse, et fort joliment soutenues par les violons et les violoncelles. Un petit subterfuge harmonique, qui consiste à laisser incomplets la plupart des accords, contribue à donner une couleur toute particulière à ces strophes charmantes.

Il faut signaler encore dans ce tableau le cortège de la noce et le petit chœur religieux qui l’accompagne, la scène superbe de Karnac et de Margared, scène pleine d’une énergie farouche, qui a été admirablement jouée par Mlle Deschamps et M. Bouvet, le duo de Mylio et de Rozenn, qui ne semble pas reposer sur un plan appréciable, mais d’où s’épand comme un charme mystérieux et plein de poésie, et enfin la scène de Rozenn, de Margared et du roi, où l’invocation de celui-ci : Et surtout, Dieu bon !... produit un excellent, effet.

Je passe sur le dernier tableau, celui de l’inondation et de la mort de Margared, pour constater encore le succès qui a accueilli cette œuvre noble, forte, puissante, qui n’est pas exempte de défauts sans doute, mais qui ne peut avoir été enfantée que par un artiste de premier ordre et doué d’une façon supérieure.

IV

J’aurais bien quelques remarques à faire encore, si cet article n’était déjà bien long. Je dirais, par exemple, que ce n’est ni par l’abondance ni par la nouveauté de l’idée que brille la mélodie de M. Lalo, mais par son agencement harmonique et rythmique, surtout par un sentiment exquis, par un charme pénétrant, par la grâce qui l’enveloppe et s’en dégage à la fois. Je dirais encore que M. Lalo, qui sait si bien trouver le charme et la grâce, a le tort de forcer trop souvent son orchestre, et de confondre la violence avec l’énergie. Mais M. Lalo pourrait me répondre qu’il n’a pu encore, malheureusement, acquérir l’expérience pratique de la scène, puisqu’on lui a fait faire antichambre pendant vingt-cinq ans. À une nouvelle œuvre, il apporterait sans doute de nouvelles qualités. Je souhaite pour lui, en toute sincérité, que l’occasion lui en soit offerte le plus tôt possible, et qu’on lui donne les moyens d’affirmer une seconde fois le talent dont il vient de donner une preuve si éclatante.

Il ne me reste que peu de place pour rendre justice à l’excellente interprétation du Roi d’Ys. En première ligne, il faut nommer Mlle Deschamps, qui prêtait sa beauté sculpturale et son talent superbe de comédienne et de chanteuse au personnage farouche de Margared ; elle s’y est montrée supérieure d’un bout à l’autre. Mlle Simonnet, qui est en très grands progrès, a donné à celui de Rozenn un caractère de candeur aimable et de grâce chaste qui lui sied à merveille ; elle l’a chanté d’ailleurs avec un goût parfait. M. Talazac a trouvé dans le rôle de Mylio des accents pénétrants, et M. Bouvet, bien que parfois un peu excessif, est excellent dans celui de Karnac. Quant à MM. Cobalet et Fournets, qui représentent le roi et saint Corentin, l’un et l’autre ne méritent que des éloges. Orchestre excellent, chœurs très solides, décors superbes, mise en scène très soignée, voilà le complément.

ARTHUR POUGIN.

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date de publication : 04/11/23