Audition des envois de Rome. La Vie du poète
Audition des envois de Rome au Conservatoire.
La Vie du poète, symphonie drame en quatre parties, pour orchestre, chœurs et soli, par M. Gustave Charpentier, grand prix de 1887 (18 mai).
Voilà une séance qui marquera dans les annales du concours de Rome et du Conservatoire, et je ne crois pas que jamais la salle de la rue Bergère ait retenti d’accents semblables à ceux de la Vie du poète, que M. Gustave Charpentier nous a fait entendre mercredi dernier. Retenez bien le nom de ce jeune musicien, car je serais bien étonné si celui-là ne faisait pas parler de lui, et plus prochainement qu’on ne pense.
Ce n’est point là un « premier venu », croyez-le bien. Il paraît doué de facultés particulières, et non pas seulement comme musicien, quoique sa musique soit remarquable. Ce qui est certain, c’est que c’est un bûcheur. Successivement ou simultanément violoniste, employé de commerce, compositeur, candidat à la députation, poète assez singulier, il paraît doué d’une activité remarquable, et s’exerce dans les sens les plus divers.
Né en Lorraine, si j’ai bonne mémoire, M. Charpentier fut élevé à Tourcoing, où il apprit la musique. Il entra à l’Académie de musique de cette ville, dans la classe de violon de M. Stappen. Mais comme il était courageux, et qu’il avait besoin de gagner sa vie, il occupait en même temps un emploi de comptable dans une grande maison industrielle, la filature de M. Albert Lorihiois. Il passa ensuite au Conservatoire de Lille, où il se fit assez remarquer pour que la municipalité de Tourcoing s’intéressât à lui et lui accordât une pension de 1200 francs qui lui permit de venir terminer à Paris ses études musicales.
Arrivé ici il ne flâna pas, se fit admettre d’abord dans la classe de violon de Massart, puis devint élève de M. Émile Pessard pour l’harmonie. Vint pourtant le service militaire, et il fallut partir, après avoir obtenu deux sursis. De retour à Paris, M. Charpentier entre dans la classe de M. Massenet, et, au bout d’une année seulement, se présente au concours de Rome. Reçu le premier à l’épreuve préparatoire, avec MM. Erlanger, Bachelet et Kaiser (celui-ci avait déjà obtenu un second prix), il remporte d’emblée le premier grand prix dès ce premier concours. Sa cantate, Didon, sur des paroles de M. Augé de Lassus, était chantée par Mme Yveling Rambaud (Didon), M. Cossira (Énée) et M. Manoury (Anchise).
Muni de ce brevet de capacité, M. Charpentier s’en alla faire le grand voyage réglementaire en Italie et en Allemagne, et c’est de là qu’il adressa à l’Académie des Beaux-Arts, comme « envoi de Rome » l’ouvrage que nous avons entendu mercredi dernier, la Vie du poète, qui était exécuté sous la direction de M. Colonne, avec Mmes Tarquini d’Or et Wyns, MM. Cossira et Grimaud comme interprètes. Le jeune artiste avait écrit lui-même les paroles de son drame symphonie, ce qui est, je crois, le premier exemple de ce genre qui se produise. Au reste, comme naguère Berlioz, avec lequel il parait avoir plus d’un point de ressemblance, on le dit décidé à agir toujours de même à l’avenir, et il rêve des opéras grandioses, dont la poésie et la musique grouillent à la fois dans sa tête.
La Vie du poète est-elle comme une sorte de pendant que M. Charpentier a voulu donner à l’Épisode de la vie d’un artiste, de Berlioz ? Toujours est-il que l’œuvre est à la fois singulière comme sujet poétique, nerveuse et puissante comme inspiration et comme forme musicales. Le « poète » fait d’abord de beaux rêves, comme tous les poètes ; puis, le doute et la tristesse envahissent son âme ; bientôt, il se sent impuissant à traduire ses pensées, et il se révolte contre la destinée ; et enfin, cette révolte de son âme le mène à l’orgie, à l’ivresse et à leurs jouissances odieuses. Et où s’en va-t-il ainsi « faire la noce » en désespéré ? Je vous le donne en mille. A Montmartre ! Au Moulin de la Galette !!... Voilà qui indique, je pense, chez l’auteur, une certaine indépendance d’esprit, et chez le musicien un talent de rare habileté pour faire passer une condamnation sur l’excentricité inhérente à la mise en œuvre d’un tel tableau.
C’est qu’en effet, dans la quatrième partie de la Vie du poète, M. Charpentier nous fait entendre tous les bruits, tous les échos du Montmartre forain, avec ses bastringues, ses pistons avinés, ses grincements de crécelles, et les éclats de rire des bandes de ripailleurs, et les cris de femmes en joie, que sais-je ? Et tout cela avec une crânerie, une verve, un entrain inouïs, sans jamais cesser d’être vraiment musical. C’est le tour de force très curieux et vraiment amusant d’une imagination en délire qui sait régler même ses dérèglements.
Mais il y a mieux et plus sérieux dans cette composition très intéressante et dont le succès a été grand. Il y a de la grandeur dans les ensembles de la première partie (Enthousiasme), mais il y a surtout un grand charme et une grande poésie dans la seconde (Doute), qui est empreinte d’une rare couleur poétique, et qui se termine par un fragment symphonique dont le caractère mystérieux et original est tout à fait charmant. La troisième partie (Impuissance) se fait remarquer, comme la première, par la grandeur et la puissance des ensembles des chœurs et de l’orchestre. En résumé, le succès a été remarquable, et d’autant plus considérable que l’auditoire était aussi surpris que charmé en présence d’une œuvre si personnelle et si originale.
Arthur Pougin.
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Permalien
date de publication : 16/10/23