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Benjamin Godard

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BENJAMIN GODARD

Une douloureuse nouvelle, malheureusement trop attendue, nous arrive de Cannes. Le pauvre Benjamin Godard, qui depuis quelques mois, sur l'ordre des médecins, était allé se réfugier en cette ville dont le climat devait être plus favorable à l'état si chancelant de sa santé, y est mort subitement jeudi soir, à six heures, à la suite d'une hémorragie interne qui n'était que la conséquence du mal dont il souffrait depuis longtemps. Depuis plusieurs semaines on le savait perdu sans retour, et il y a quinze jours à peine que sa soeur, qui était restée à Paris, était appelée en toute hâte à Cannes, où une crise grave avait fait craindre un dénouement imminent. Nul n'ignorait, hélas ! que ce dénouement fût malheureusement inévitable, et qu'il n'était qu'une question de jours et presque d'heures.

Benjamin Godard meurt à quarante-cinq ans, dans toute la force de l'âge et du talent, je ne dirai pas sans avoir donné la mesure de ce talent remarquable, — car il était connu et apprécié de l'Europe entière — mais n'en ayant donné qu'une mesure inégale et incomplète, parce que, trop indulgent parfois envers lui-même et poussé par la fièvre d'une incessante production, il lui arrivait de livrer au public des oeuvres venues trop de premier jet et qu'il n'avait pas pris le temps ni la patience de mettre au point voulu. De là, dans les produits trop nombreux de sa plume, des inégalités parfois choquantes, certaines oeuvres jusqu'à un certain point indignes de son savoir et de son imagination, et qui faisaient tort à une renommée que rendaient pourtant si légitime de vastes et importantes compositions qui auraient dû sans conteste placer leur auteur au premier rang et au premier plan. Maintenant qu'il n'est plus, on fera tout naturellement un départ parmi ces oeuvres, et l'on verra quelle était la vraie valeur du grand artiste qui a écrit le Tasse, Jocelyn, la Symphonie légendaire, la Symphonie orientale, la Symphonie gothique, la Symphonie-ballet, les Scènes poétiques, le concerto romantique pour violon, le concerto et les 24 Études artistiques de piano, la musique de Jeanne d'Arc et de Beaucoup de bruit pour rien, la Sonate fantastique pour piano et nombre de pièces délicates pour le même instrument, les trios pour piano et cordes, le duo symphonique pour deux pianos, et une infinité de mélodies vocales, parmi lesquelles les Fables de la Fontaine, les Six villanelles, etc., etc. Et je ne parle pas de divers opéras joués ou non joués, tels que Dante, Don Pedro de Zalamea, les Guelfes, et cette Vivandière que l'Opéra-Comique se prépare à monter et dont, il y a quelques jours, il travaillait l'orchestration dans cette souriante et aimable ville de Cannes, qui devait bientôt recevoir son dernier soupir.

Le temps me manque, à la dernière heure, pour essayer même d'esquisser ici une caractéristique du talent si précieux de Godard, dont le plus grand défaut résidait dans son inépuisable et trop hâtive fécondité. Mais ce talent était vraiment de premier ordre, et il avait pour moi cette grande qualité qu'il était d'essence essentiellement française et qu'il reproduisait bien les qualités de la race : la clarté, la mesure et l'élégance, tout en tenant un compte très exact de l'évolution qui, depuis un quart de siècle, a signalé la marche de l'art. Les prétendus « jeunes » de ce temps, qui me paraissent radoter plus que certains vieillards, n'ont jamais osé jeter l'anathème à Godard, parce qu'ils sentaient bien que celui-là était loin de faire fi des idées modernes ; mais il avait sur eux l'avantage de savoir allier ces idées aux plus pures et aux plus nobles traditions de l'art français, et l'avantage plus grand encore d'avoir des idées, de l'imagination et de savoir s'en servir. Godard, dont ils ne pouvaient ignorer le savoir théorique, faisait de la musique pour charmer les oreilles, tandis que ces messieurs, à l'inspiration rétive et cruelle, ne cherchent qu'à les déchirer à qui mieux mieux.

En réalité, si elle a été courte, la carrière de Godard n'en a pas moins été brillante, et depuis longtemps il était justement considéré comme un maître. J'ajoute que, comme homme, il méritait l'estime et l'affection de tous. Né à Paris le 18 août 1849, fils d'un commerçant qui l'avait élevé dans la plus grande aisance et qui, ruiné tout à coup par une série d'événements douloureux, mourut de chagrin, il se trouva, fort jeune encore, chef d'une famille qu'il devait soutenir par son travail, et ne faillit jamais à ce devoir. Il avait étudié le violon et le piano, tint d'une façon fort distinguée la partie d'alto dans diverses sociétés de musique de chambre, devint élève de mon vieux maître Reber pour l'harmonie et la composition, et concourut deux fois à l'Institut, sans succès, pour le prix de Rome, en 1866 et 1867, ce qui ne le découragea pas plus que M. Saint-Saëns, qui s'est trouvé dans les mêmes conditions. Il donnait alors courageusement des leçons pour vivre et pour faire vivre les siens, tout en se livrant déjà avec ardeur à la composition. Plus tard, le succès étant venu, il put s'exonérer de ce métier de professeur, qu'il reprit seulement d'une façon particulière lorsque, il y a quelques années, M. Ambroise Thomas, qui se connaît en artistes, le mit à la tête de la classe d'ensemble instrumental du Conservatoire.

Mais depuis longtemps déjà Godard était atteint sourdement du mal qui devait finir par l'emporter. Il y a quelques mois, il devint tellement souffrant qu'il fut contraint d'aller chercher dans le Midi un air plus favorable à sa santé menacée. On lui donna un congé limité d'abord, illimité ensuite, et l'on confia sa suppléance à un autre excellent artiste, M. Charles Lefebvre. Mais rien n'y fit, et ses jours étaient comptés. Le pauvre Godard s'est éteint dans une crise suprême, sans avoir la consolation de pouvoir entendre son dernier ouvrage, cette Vivandière dont il avait emporté la partition pour la terminer, et sur laquelle sa main mourante a tracé les dernières notes qu'il lui était possible d'écrire.

Celui-là sera vivement et universellement regretté. Il le mérite à tous égards. C'était un honnête homme et un grand artiste.

ARTHUR POUGIN.

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Henri CAIN

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date de publication : 15/10/23