Semaine théâtrale. Audition des envois de Rome
SEMAINE THÉÂTRALE
Conservatoire. Audition des envois de Rome : 1er et 2e acte de Fiona, légende irlandaise en 3 actes et 6 tableaux de M. Léon Durocher, musique de M. Alfred Bachelet, grand prix de 1890.
Adolphe Adam, dans ses Mémoires, raconte une petite anecdote dont il fut le héros et qui assez caractéristique :
Quand j’eus le bonheur, dit-il, d’être admis dans la classe de Boieldieu, j’étais un peu comme tous les jeunes gens qui commencent à s’occuper de composition : la forme était tout pour moi, et le fond fort peu de chose. J’avais une grande estime pour les modulations et les transitions baroques, et un souverain mépris pour la mélodie, dont je ne concevais même pas qu’on se servit. Un de mes amis m’avait mené une fois aux Italiens, où l’on jouait le Barbier de Rossini, et je m’étais sauvé après le premier acte, furieux contre le public qui accordait ses applaudissements à de telles misères. Voilà comme je pensais quand j’entrai chez Boieldieu. Il me demanda un échantillon de mon savoir-faire, et deux jours après je lui portai un morceau stupide, où il n’y avait ni chant, ni rythme, ni carrure, mais en revanche force dièses et bémols, et pas deux mesures de suite dans le même ton. Je croyais avoir fait un chef-d’œuvre.
Mon bon ami, me dit M. Boieldieu quand il eut examiné mon papier de musique, qu’est-ce que cela veut dire ?
L’indignation me saisit.
Comment, monsieur, lui répliquai-je, vous ne voyez pas ces modulations, ces transitions harmoniques… ?
Si fait, vraiment, reprit-il, j’y vois bien tout cela : mais les choses essentielles, la tonalité et un motif ? Allez-vous-en à votre piano, faites-moi une leçon de solfège à deux ou trois parties, d’une vingtaine de mesures, et sans moduler surtout, et vous m’apporterez cela dans huit jours.
Mais je vais vous faire cela tout de suite, m’écriai-je.
Non, me répondit-il ; il faut tâcher que cela ne soit pas trop plat, et huit jours ne vous seront pas de trop.
Je retournai chez moi, et, riant d’une telle besogne, je voulus me mettre à l’œuvre ; mais, dans l’habitude que j’avais de tendre mon imagination vers un tout autre but, je ne pouvais pas trouver une idée mélodique. Au bout de huit jours j’apportai ma vocalise, qui était bien faible.
A la bonne heure, me dit Boieldieu ; au moins, cela a forme humaine, mais il y manque encore bien des choses ; nous ferons encore ce travail pendant quelque temps.
Il ne me fit faire autre chose pendant trois ans. Puis il me dit : maintenant, vous avez peu de choses à apprendre ; étudiez l’orchestration et les effets de scène, et vous irez.
Cette anecdote me revenait en tête l’autre soir, au Conservatoire, en entendant l’envoi de Rome de M. Bachelet. Non que je trouve l’œuvre sans intérêt, car elle est écrite en conscience, conçue avec intelligence, révèle de bonnes qualités et est orchestrée d’une façon ingénieuse et avec le plus grand soin. Je dois déclarer, en outre, qu’on n’y rencontre pas les excès dont certains jeunes compositeurs se rendent trop facilement coupables, que les voix n’y sont pas torturées comme à plaisir, que l’œuvre enfin est solide au point de vue de la forme et bien sur ses pieds.
Mais voilà ! il faut toujours en revenir au mot de Brid’oison :
La fo-orme ! la fo-o-orme ! ...
et malheureusement pas à celui de La Fontaine :
C’est le fond qui manque le moins.
Je le cherche, ce fond, je cherche le motif, comme disait Boieldieu, et l’idée musicale, et c’est en vain. Je vois, dans cette partition de Fiona intéressante pourtant, je le répète, et non sans qualités un heureux sentiment dramatique, des intentions scéniques bien rendues, une bonne déclamation (avec une prosodie parfois très vicieuse), un orchestre riche, étoffé, souvent curieux, un ensemble enfin digne d’estime et d’attention. Mais le charme, mais la nouveauté, mais la fraîcheur d’une idée musicale qui, rien qu’en se présentant aux voix et à l’orchestre, fait courir dans toute une salle comme un frisson de joie et un susurrement de plaisir, voilà ce que je ne trouve pas et ce dont nos jeunes musiciens se montrent vraiment par trop avares.
Qu’est-ce que cela me fait, une harmonie piquante ou un effet d’orchestre ingénieux, quand ils se présentent seuls ? C’est la sauce, cela, et on ne dîne pas avec de la sauce, quelle que soit sa délicatesse, mais le poisson ! c’est-à-dire le motif, la mélodie ? Oui, la mélodie, car nous n’avons pas à rougir d’appeler les choses par leur nom, qu’en faîtes-vous, messieurs ?
Or, j’en trouve trop peu dans l’œuvre de M. Bachelet. Et je le lui dis avec d’autant plus de franchise que, je le répète, son œuvre m’intéresse, et qu’elle est écrite d’une plume solide et d’une main d’artiste. Le sujet du drame n’est pas absolument neuf, car, nous dit le programme, il symbolise « la lutte entre l’amour pur et l’amour sensuel ». Je signalerai, au second tableau du premier acte, la scène avec chœur de Fiona (l’amoureuse poursuivie par une magicienne), qui est d’un bon sentiment dramatique et traitée avec ampleur, puis l’air du nain Turl : Je suis Turl, fils des bruyères, dont la forme est heureuse et l’orchestre très ingénieux ; et au second acte la grande scène de Fiona et de son amant Patrick : Si c’est un rêve…, qui est bien sentie, d’un bon accent dramatique et bien soutenue par l’orchestre, les violons en tête. Le finale de ce second acte a de la vigueur et produit une heureuse impression.
M. Bachelet n’a pas à se plaindre de ses interprètes, qui tous ont fait de leur mieux, un mieux qui était souvent très bien. Il n’y a que des éloges à adresser à Mlle Lafargue (Fiona), à Mme Georges Marty (Flathal), à MM. Noté (Patrick), Gauthier (Turl) et Delpouget (Trégor). L’exécution d’ensemble, excellente, était dirigée par M. Taffanel.
Arthur Pougin.
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date de publication : 21/10/23