Semaine théâtrale. Lancelot
SEMAINE THÉÂTRALE
Opéra. Lancelot, drame lyrique en 4 actes et 6 tableaux, paroles de Louis Gallet et M. Édouard Blau, musique de M. Victorin Joncières (1re représentation le 7 février). [...]
Il n’est pas que, soit pour le plaisir de jouer, soit pour l’effet d’une circonstance, par distraction ou simple curiosité, vous n’ayez tenu parfois en mains un jeu de cartes, de nos cartes françaises, dont la forme définitive avec les noms appliqués à leurs figures, ne semble pas remonter au-delà de la fin du quinzième siècle. Et alors, précisément les noms de ces figures ont pu causer en vous quelque étonnement par leur mélange bizarre de souvenirs à la fois bibliques, mythologiques et historiques. Le roi David accolé aux grands conquérants du monde, Alexandre, César et Charlemagne, la déesse Pallas côtoyant les juives Rachel et Judith, cela est en effet singulier. Mais les noms des valets ont pu joindre en vous l’indécision à l’étonnement. Car si vous saviez que La Hire, de son vrai nom Étienne de Vignobles, était un des plus fameux capitaines de Charles VII, vous ignoriez peut-être que Hogier n’était autre qu’Ogier le Danois, l’un des preux de Charlemagne ; et quant à Lancelot, il vous fallait lire les romans de la Table-Ronde pour vous rappeler le récit poétique de Chrétien de Troyes, le Chevalier à la Charrette, dont le héros est précisément le beau Lancelot du Lac, loyal et fidèle serviteur du roi Arthur de Bretagne, celui-là même qui vient d’être mis à la scène dans l’ouvrage que l’Opéra vient d’offrir au public.
Ce cycle justement célèbre des romans de la Table-Ronde, vaste épopée dont le roi Arthus est en quelque sorte le centre et le pivot, a été mis largement à contribution par Wagner, qui, malgré son dédain pour la France, lui a emprunté délibérément les sujets de quelques-uns de ses drames. Du Chevalier au cygne il a fait Lohengrin ; et il a trouvé dans Perceval le Gallois celle de son Parsifal. Parmi les autres il a négligé le Chevalier à la Charrette, dont deux de ses compatriotes, MM. Théodore Henschel et A.-R. Hermann ont fait chacun un opéra, qu’on a vu représenter sans grand succès en ces dernières années, l’un à Leipzig, l’autre à Brunswick. Le regretté Louis Gallet et son collaborateur Édouard Blau se sont chargés à leur tour de le dramatiser lyriquement. Je dirai tout à l’heure comment ils ont compris leur tâche. Auparavant, j’emprunte à l’Histoire de la littérature française de Geruzez quelques lignes qui font connaître le fond du roman :
« … Nous pouvons au moins prendre une idée du talent poétique de Chrétien de Troyes dans le roman du Chevalier à la Charrette. ce chevalier n’est rien moins que Lancelot de Lac, qui, privé de son cheval, a voulu monter dans la charrette d’un paysan pour aller à la recherche de la reine Genièvre enlevée à la barbe du roi Arthur par Méléagans, fils du roi Bandemagas. Méléagans est un chevalier félon qui ne manque pas de courage et qui serait pour Lancelot un digne adversaire s’il était loyal. Les bons exemples et les sages conseils ne lui ont pas manqué, car il a pour père le plus honnête homme qui jamais ait porté la couronne. Le fils n’en est que plus coupable, mais il finira mal. C’est le côté moral du poème, qui a d’ailleurs bien des pages risquées. Dans le cycle de la Table-Ronde, à part la recherche du Saint-Graal, il faut en prendre son parti. Les reines surtout sont scandaleuses ; le roi Arthur et le roi Marc eux-mêmes ont bien fini par en savoir quelque chose. Notre poème n’est guère qu’un long fabliau où se rencontrent la grâce et la malice, et comme le trouvère qui l’a composé est un vrai fils de la Champagne, la malice y est ingénue. Chrétien de Troyes est un précurseur de La Fontaine, non pour la fable, mais pour le conte. Les contes ne gagnent pas à être analysés. Disons seulement que la matière du récit est la délivrance de la reine et le châtiment de son ravisseur par Lancelot, et que l’incident de la charrette permet au trouvère d’introduire un peu de comédie dans un sujet chevaleresque. »
De comédie, il faut bien convenir qu’il n’y en a pas l’ombre dans le livret de Louis Gallet et de M. Édouard Blau, et m’est avis d’ailleurs que les librettistes d’aujourd’hui se croiraient déshonorés pour introduire le moindre élément comique dans un poème d’opéra. Il a fallu que Faust arrivât du Théâtre-Lyrique pour qu’on lui conservât certains incidents facétieux tels que le dialogue de Méphisto et dame Marthe dans la scène du jardin. Il n’y a donc pas le plus petit mot pour rire dans le livret de Lancelot. Mais ce qui est plus grave, c’est que les auteurs ont dénaturé le caractère de leur héros en en faisant non plus le vengeur de son roi et le poursuivant du ravisseur de la reine Guinèvre (c’est ainsi qu’ils appellent celle-ci), mais précisément le propre amant de cette princesse, ce qui est justement le contraire de la fable de Chrétien de Troyes. Je sais bien qu’un auteur dramatique a toujours le droit de traiter un sujet comme il lui plaît. Mais alors, pourquoi prendre une donnée quasi historique, si c’est pour la complètement travestir ? Je dois dire pourtant qu’après tout, cela m’importerait peu si la pièce était bonne et intéressante, ce point étant le seul essentiel. Vous allez voir ce qu’il en est.
[argument de la pièce]
Pièce singulière, sans action, sans mouvement, sans situations, sans intérêt, pièce mal conduite et mal construite, dont l’élément lyrique semble complètement absent, et où le caractère passionné du héros est rendu avec une mollesse telle qu’il n’excite ni la pitié ni la sympathie. Il faut bien convenir que rien ici n’était de nature à faire naitre, à provoquer l’inspiration du musicien, et si l’on peut s’étonner d’une chose, c’est qu’il s’en soit trouvé un pour accepter un thème semblable et pour s’attacher à un drame si peu fait pour intéresser ou pour émouvoir.
Il est évident que M. Joncières a fait tous ses efforts pour tirer un parti acceptable de ce livret mal compris et mal venu. Je n’ose dire qu’il y a réussi, et cela est d’autant plus fâcheux qu’on sent qu’il a voulu, par la forme qu’il a donnée à son œuvre, réagir en quelque sorte contre les excès, les sottises, les aberrations des jeunes coryphées de ce qu’on appelle l’école moderne. Nous ne trouvons ici ni le fracas orchestral, ni les harmonies déchirantes, ni les audaces aussi maladroites qu’inutiles qu’on peut trop justement reprocher à certains prétendus réformateurs, qui devraient bien commencer par se réformer eux-mêmes. Mais aussi, il faut bien le constater, l’œuvre est froide, trop impersonnelle, et on n’y trouve pas l’accent, l’élan, le mouvement et la couleur indispensables dans toute production dramatique. Ce n’est pas qu’on ne rencontre, dans la partition de Lancelot, certaines pages intéressantes et appelant l’attention ; mais elles sont plus rares qu’on ne le souhaiterait, et il arrive encore qu’elles manquent du nerf, de la couleur et de l’énergie nécessaires. Il est trop visible que la pauvreté du drame a influé sur l’imagination du compositeur.
Il serait cependant injuste de ne pas signaler dans la partition de Lancelot, de ne pas louer comme elles le méritent certaines pages qui font honneur au compositeur et qui ont été accueillies avec la faveur qu’elles méritaient. Je citerai surtout, au premier acte, le chœur des chevaliers : Lancelot, brave entre les braves, chœur sans accompagnement, dont l’accent plein de franchise est doublé d’une belle sonorité, la marche instrumentale très brillante et très colorée qui annonce l’arrivée du roi et de la reine, puis la grande scène de Lancelot et de Guinèvre, qui est bien traitée et à qui l’on voudrait seulement plus d’élan et de chaleur communicative. Je lui préfère peut-être le duo de Lancelot et d’Elaine au second acte, qui est coupé par une ritournelle pleine d’élégance, et surtout, au troisième, la scène du pardon, entre Arthus et Guinèvre, dont le sentiment est très élevé et qui constitue l’un des meilleurs épisodes de l’œuvre.
C’est M. Vaguet qui, sans faiblir un instant, supporte le poids du rôle de Lancelot ; il y apporte ses belles qualités de chanteur en même temps que son intelligence de comédien, et il mérite l’éloge le plus complet. cet éloge ne saurait être sans restriction en ce qui concerne Mlle Delna, dont la voix est toujours généreuse et superbe, mais qui manque autant d’autorité que de distinction dans le personnage de la reine. C’est au contraire par l’ampleur, par l’autorité et aussi par la beauté du style que M. Renaud brille dans celui du roi Arthus ; il a dit surtout avec une émotion profonde et pleine de dignité la scène du troisième acte, lorsqu’il vient annoncer à Guinèvre qu’il lui pardonne sans oublier et qu’il lui rend sa liberté ; quel malheur que ce chanteur excellent s’obstine dans la funeste habitude de s’éterniser sur les bonnes notes de sa voix ! Mme Bosman donne une physionomie touchante au rôle sympathique d’Elaine, auquel elle communique une grâce aimable et mélancolique. L’ensemble se trouve complété à souhait par M. Fournets, qui représente Alain de Dinan, par M. Bartet, qui joue Markhoel, et M. Laffitte, dont la légèreté élégante convient bien au rôle du gentil ménestrel Kadio.
Je m’en voudrais de ne pas signaler, au milieu de forts beaux décors signés des noms de MM. Carpezat et Chaperon père et fils, celui du Lac des Fées, dû à M. Amable, et qui est véritable chef-d’œuvre, plein de poésie et d’une couleur délicieuse. Et puisque l’occasion s’en présente, félicitons aussi Mlle Sandrini, la Dame du Lac, qui a su faire justement applaudir sa danse pleine d’élégance et d’une absolue correction. L’ensemble de ce tableau merveilleux est d’ailleurs d’une beauté accomplie. [...]
Arthur Pougin
Personnes en lien
Œuvres en lien
Lancelot
Victorin JONCIÈRES
/Édouard BLAU Louis GALLET
Permalien
date de publication : 16/10/23