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Les Danaïdes de Salieri

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ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.

On a donné Lundi 26 avril, par extraordinaire, la première représentation des Danaïdes, Tragédie Lyrique, parles de M. ***, musique de MM. Le Chevalier Gluck & Salieri, Maître de la Musique de la Chambre de l’Empereur & des Spectacles de la Cour de Vienne.

Le nom de M. Gluck, l’incertitude où l’on est sur la part qu’il a eue à la composition de la musique, la réputation déjà méritée de M. Salieri, & le choix qu’un si grand Maître fait de lui pour l’associer à ses travaux, tout était bien propre à exciter la curiosité & l’empressement du Public sur cette nouveauté.

Obligés, comme à l’ordinaire, d’envoyer cet article à l’Imprimeur avant la première représentation, nous nous contenterons de donner ici la simple analyse du Poëme, pour en faire connaître la marche dramatique.

Le Poëme est en cinq Actes, Le Premier Acte se passe sur le bord de la mer, près du temple de Junon. On voit les fils d’Égyptus descendre de leurs vaisseaux. Danaüs, Hypermestre, Lincée, les Danaïdes, les frères de Lincée, les Prêtres & le Peuple remplissent la Scène.

Ce sujet a, comme tous les sujets de l’antiquité déjà mis sur nos Théâtres, l’avantage de n’avoir pas besoin, pour être entendu, de ces détails d’exposition si peu favorables à la musique, mais indispensables dans un sujet peu connu ou d’invention.

L’exposition des Danaïdes est un grand tableau. Danaüs & ses filles, Lincée & ses frères jurent devant l’autel de Junon d’étouffer à jamais les ressentiments qui ont si longtemps divisé les deux familles, & le mariage des fils d’Égyptus avec les filles de Danaüs est le gage de cette grande réconciliation. Danaüs invite les nouveaux époux à jouir du bonheur que l’hymen leur promet ; Lincée & Hypermestre se livrent à tous les transports de l’amour heureux après de longues traverses. L’Acte est terminé par une invocation à l’Hymen & par des danses.

Le deuxième Acte représente un temple souterrain, consacré à Némésis. La statue de la Déesse est au milieu, & au devant est un autel. Ce lieu n’est éclairé que par la lumière pâle & lugubre d’une lampe. Danaüs y a rassemblé les filles, pour leur révéler un grand mystère. Il leur rappelle que son frère Égyptus l’a chassé du trône, qu’il a voulu le faire périr, que sa haine, toujours implacable & cruelle, se cache en ce moment sous des apparences d’amitiés, que leur hymen couvre un piège funeste, & qu’elles doivent périr de la main de leurs époux. Les Danaïdes à l’exception d’Hypermnestre, partagent à ce récit sa fureur & le ressentiment de leur père. Il leur fait jurer sur l’autel de Némésis de servir sa haine & sa vengeance ; elles lui promettent une aveugle obéissance ; alors Danaüs, découvrant le voile qui cache un faisceau de poignards déposés sur l’autel, leur ordonne de s’en armer, & de les cacher dans leur sein jusqu’à ce que la nuit amène leurs époux dans leurs bras, & de les frapper toutes à la fois lorsqu’il leur en donnera le signal. Elles en font l’horrible serment & sortent du temple. Danaüs, qi a remarqué la consternation & le silence d’Hypermnestre, l’arrête au moment où elle veut sortir avec ses sœurs. Il lui reproche de ne point partager leur obéissance. Hypermnestre répond qu’elle déteste une pareille obésissance ; qu’elle ne consentira jamais à égorger l’époux à qui elle vient de donner sa foi. Elle conjure son père de renoncer à cette horrible vengeance ; il est inflexible ; il lui rappelle l’Oracle qui le menace de périr par la main d’un fils d’Égyptus.

Tu sais qu’un Oracle effrayant

Menace Danaüs de tomber expirant

Sous la fatale main d’un des fils de son frère :

Tu le sais, & tu veux, pour sauver ton amant,

Voir immoler ton père !

Mais tu le voudras vainement.

Tremble jusqu’à l’heure fixée

Où doit couler le sang du perfide Lincée ;

Des regards vigilants, que tu ne verras pas,

Vont assiéger tes pas,

Et pénétrer jusques dans ta pensée !

Si mon secret peut t’échapper

Par un coup-d’œil, une parole,

Sur tous deux soudain la mort vole,

Un même coup va vous frapper.

Hypermnestre, restée seule, sent toute l’horreur de sa situation.

Faut-il que je découvre un horrible mystère ?

Dans l’ombre du secret dois-je l’ensevelir ?

Si je parle, j’immole un père ;

Si je me tais, mon époux va périr !

Elle sort en invoquant la mort, comme la seule ressource qui lui reste.

Au troisième Acte, le Théâtre représente un jardin orné pour une fête consacrée à Bacchus & aux Dieux de l’Hyménée.

Danaüs, ses filles & leurs époux, accompagnés d’esclaves des deux sexes, couronnées de fleurs, viennent célébrer la fête de l’Hyménée par des chants & des danses, suivis d’un banquet, où chaque Danaïde, assise à côté de son époux, semble vouloir lui inspirer la double ivresse de Bacchus, & de l’Amour. Lincée, sur le devant du Théâtre, présente une coupe à Hypermnestre, qui la rejette avec horreur. Lincée, étonné de ce mouvement, veut en savoir la cause ; Danaüs, qui n’a pas cessé de les observer, en feignant de parler à sa fille en faveur de Lincée, la menace de lui percer le cœur à tous deux [sic], si elle dit mot. Hypermnestre ne peut plus soutenir la contrainte de cette situation. Elle sort au désespoir ; Lincée veut la suivre. Danaüs le retient, en lui promettant de la rendre bientôt plus docile aux vœux de son amant. La fête continue cependant ;  & l’Acte se termine par une danse pantomime, où des Hymens avec des flambeaux précèdent chaque couple d’époux, que des Génies enchaînent avec des guirlandes, & paraissent les conduire dans la chambre nuptiale.

Le Théâtre représente au quatrième Acte une galerie qui communique à l’appartement d’Hypermnestre & à celui de ses sœurs.

Hypermnestre entre avec son père, qu’elle tente encore de fléchir ; mais ses prières, ses raisons, ses larmes ne peuvent toucher ce cœur barbare ; il veut qu’elle obéisse, qu’elle serve sa vengeance, & il la laisse sous la garde de quelques Soldats chargés d’environner la porte de l’appartement, & de n’y laisser entrer que Lincée.

Hypermnestre au désespoir, ne forme plus d’autre vœu que celui de voir Lincée s’éloigner d’elle pour jamais. Il entre en ce moment, & se précipite à ses genoux, plein d’espérance & d’amour. Elle le repousse avec un attendrissement mêlé de trouble & de terreur.

Lincée

Ciel ! Que dois-je penser de ce désordre affreux ?

Hypermnestre

Ah ! cher époux, rappelle ton courage.

Lincée, à part

Qu’entends-je !

Hypermnestre

Hélas ! je sens tout le mien expirer.

Lincée

Parle

Hypermnestre

Lincée, il faut nous séparer !

Lincée

Nous séparer ! quel étrange langage !

Qui peut nous imposer cette barbare loi ?

Hypermnestre

Et l’enfer & le ciel dont je suis poursuivie, &c.

Lincée lui propose de fuir avec lui. Elle ne le peut pas. Il accuse alors le cœur & la sincérité d’Hypermnestre. Accablée de ce reproche, elle est prête à tout avouer ; mais la crainte d’exposer son père la retient encore. Au milieu de ce combat pénible, Pélagus vient annoncer qu’on va donner l’affreux signal.

Hypermnestre, poussant Lincée hors du Théâtre

Fuis, malheureux, fuis ce palais fatal.

Lincée

Que dites-vous ?

Hypermnestre

Tu meurs si tu diffères.

(On entend le signal.)

O ciel !

Lincée

Qu’entends-je ?

Hypermnestre

Fuis ! on égorge tes frères.

Lincée

Mes frères !

Hypermnestre

Fuis !

Lincée

Je cours les secourir,

Les venger ou périr. (Il sort.)

À peine est-il sorti que l’on entend de derrière la Scène les cris des malheureux époux que l’on égorge. Hypermnestre tombe évanouie, & ce chœur effrayant termine l’Acte.

La décoration reste la même au cinquième Acte. Hypermnestre, qui est restée sur la Scène évanouie, revient à elle encore égarée, ignorant le sort de son amant. Danaüs survient, lui demande si Lincée a péri de sa main ; les questions de son père lui font voir que son amant vit encore : cessant de craindre la fureur de ce monstre, elle se livre à la joie que cette idée lui inspire. Danaüs la mencace de la mort la plus affreuse : J’ai sauvé mon époux, dit-elle, je brave ta vengeance. Elle sort, & Danaüs sort après elle pour faire chercher Lincée. Alors les Danaïdes entrent sur la Scène en désordre, furieuses, les chevaux épars ; elles sont couvertes à moitié de peaux de tigres, & les unes tiennent d’une main un tirse, & de l’autre un poignard ensanglanté. Les autres portent des tambours sur lesquels elles frappent avec les poignards ; d’autres portent des flambeaux allumés. Tandis que les unes chantent une hymne à Bacchus dans les fureurs qu’inspire ce Dieu, & le meurtre de Penthée expirant sous le tirse des Ménades, d’autres expriment la même fureur par des danses pantomimes, où elles semblent rappeler l’image des meurtres qu’elles viennent de commettre. Danaüs rentre en annonçant à ses filles que sa vengeance est trahie, & que Lincée échappe à son courroux. Elles sortent pour aller le chercher, & pour compléter la vengeance de leur père. Mais Lincée, à la tête de ses Soldats qu’il a rassemblés, vient attaquer le palais. Danaüs, qui en est instruit, fait venir Hypermnestre pour l’immoler de sa propre main. Au moment où il lève le glaive sur elle, Lincée entre avec les siens : Pélagus fond sur Danaüs & le tue dans la coulisse. Hypermnestre s’écire : Dieux ! sauvez mon père, & tombe évanouie. En ce moment le Théâtre s’obscurcit, la terre tremble ; & le tonnerre gronde. Lincée & les siens sortent avec précipitation.

Le palais, écrasé par la foudre & dévoré par les flammes, s’abymes & disparaît. La décoration change, & représente les enfers. On voit le Tatare roulant des flots de sang sur ses bords, & au milieu du Théâtre, Danaüs paraît enchaîné sur un rocher, dévoré par un vautour, & sa tête est frappée de la foudre à coups redoublés. Les Danaïdes, enchaînées par groupes, tourmentées par les démons ou poursuivies par des Furies, remplissent le Théâtre de leurs mouvements & de leurs cris ; une pluie de feu tombe perpétuellement. Pendant que cette action pantomime s’exécute par des Danseurs, un chœur exprime les cris & les gémissements des Danaïdes, qui cherchent en vain à fléchir les démons qui les poursuivent & les tourmentent.

Nous nous garderons bien de prévenir par aucune réflexion le jugement que portera le Public  sur un Ouvrage d’un genre si nouveau & si hardi : nous nous bornerons à transcrire ici l’Avertissement qu’on lit à la tête du Poëme.

« Après les succès nombreux & mérités que le sujet des Danaïdesa obtenus sur nos différents Théâtres, nous n’aurions pas osé le faire reparaître sur celui de l’Opéra, si nous n’avions pas imaginé de l’y montrer sous une forme nouvelle. Si le Public juge qu’à cet égard notre Poëme a quelque mérite, nous aimons à déclarer ici que ce mérite ne nous appartient pas tout entier.

On nous a communiqué un manuscrit de M. de Cazabigi, Auteur de l’Orfeo & de l’Alceste en Italien, dont nous nous sommes beaucoup aidés ; nous avons emprunté quelques idées du Ballet des Danaïdes, du célèbre M. Noverre, ce moderne rival des Batilles & des Pilades ; nous y avons joint les nôtres, & du tout nous avons composé notre plan.

Un de nos amis, que sa famille nous a défendu de nommer, a bien voulu, pour accélérer l’Ouvrage, mettre en vers une partie de notre composition, & ce n’est pas certainement celle dont le style paraîtra le plus négligé.

La mort vient de nous enlever cet excellent homme, connu par plusieurs Ouvrages en prose & en vers également estimés ; il était aussi recommandable par ses vertus sociales, son mérite militaire & sa haute naissance, que par son esprit & ses talents Littéraires.

Qu’il soit permis à notre amitié de saisir occasion de rendre à sa mémoire ce juste tribut d’éloges. »

Personnes en lien

Compositeur

Antonio SALIERI

(1750 - 1825)

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Antonio SALIERI

/

François-Louis Gand Le Bland DU ROULLET

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date de publication : 15/09/23