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Les Danaïdes de Salieri

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Les représentations des Danaïdes continuent d’attirer beaucoup de monde ; mais il serait difficile de déterminer l’opinion du Public sur le degré de mérite de la musique. Nous nos contenterons d’exposer la nôtre d’après les impressions que nos avons reçues, & nous la soumettons au jugement des personnes éclairées & impartiales.

L’ouverture nous a paru d’une belle invention. Le début en est noble & grave. Il est suivi d’un morceau d’un mouvement vif & d’un chant gai, qui donne une idée de fêtes ; ce morceau est coupé par d’autres traits dont les expressions fortes & les accents pathétiques ramènent à des idées sombres & tragiques ; ces différents caractères sont contrastés & fondus avec art, & soutenus par un bel effet d’orchestre ; peut-être que le premier morceau grave n’est pas assez développé, & que l’impression en est trop tôt effacée par le mouvement gai qui y succède, & qui nous paraît dominer un peu trop dans le morceau. En total on  y reconnaît le véritable esprit de ce genre de composition, dont M. Gluck a donné sur notre Théâtre le premier modèle, dans la sublime ouverture d’Iphigénie en Aulide. Celle des Danaïdes, sans pouvoir être comparée à celle-là, est fort au-dessus de ces symphonies insignifiantes, qui ne peignent rien, n’annoncent rien ; qui, jetées dans le moule commun des sonates, sont toutes composées de trois ou quatre morceaux, de caractères & de mouvements différentes, sans unité comme sans intention, & que cependant d’habiles Compositeurs appellent des ouvertures.

Le récitatif nous a paru en général bien accentué, rapide, expressif & vrai ; mais quelque fois un peu trop chantant, c’est-à-dire, marchant par de trop grands intervalles, & surtout par les intervalles consonants. Nous y trouvons aussi certaines finales de phrases qui reviennent souvent & qui semblent appartenir à la marche du récitatif Italien. Dans les endroits passionnés, les mouvements & les nuances des passions y sont exprimés par des modulations fortes & sensibles. Il est presque toujours accompagné, & toujours avec intention ; les traits d’orchestre qui le coupent ou le renforcent, ont plus ou moins de développement & d’expression suivant que les paroles & la situation l’exigent. Le Compositeur n’a eu garde de s’asservir à cette distinction si gratuite du récitatif simple & du récitatif appelé improprement obligé ; l’un monotone pour le chant & dénué d’harmonie, faisant la base de la Scène ; l’autre coupé par des phrases d’accompagnement expressives, mais qu’on réservait pour quelques monologues passionnés, & qui préparaient toujours un air. M. Gluck a fait sentir la puérilité de ces procédés de la routine, érigés en règle dans l’enfance de l’art, abandonnés aujourd’hui par les Compositeurs même les plus attachés à l’ancienne méthode. L’Auteur des Danaïdes a mêlé ensemble, avec beaucoup d’art & d’intelligence, le récitatif simple & le récitatif prétendu obligé ; il les a coupés quelquefois par des phrases mesurées qui ne sont pas des airs ; & il n’a consulté pour cela que le sens des paroles, la situation & le sentiment des personnages. Cet éloge n’est cependant pas sans exceptions ; & nous conviendrons qu’il y a plusieurs endroits du récitatif, même des plus intéressants, où les accents ne nous paraissent pas heureusement placés, & où la déclamation n’est pas aussi juste que nous l’aurions désiré. Nous sommes fâchés que les bornes de ce Journal nous forcent de nous renfermer dans une critique si générale, & ne nous permettent pas de citer des exemples qui en expliquant notre pensée, mettraient nos Lecteurs à portée d’apprécier la justesse de cette observation.

Les airs nous paraissent avoir en général les caractères & le mouvement qui conviennent aux personnages qui chantent & aux sentiments qu’ils expriment. Le Compositeur y a su unir la déclamation au chant sans altérer le développement de ses motifs, ni l’unité du tout. Il fait employer avec goût ces répétitions, nécessaires dans la musique, & qui servent à donner de la rondeur à l’air, mais qui, étant prodiguées, ne font que l’énerver en arrêtant le mouvement de la Scène. Les accompagnements concourent toujours à soutenir le caractère général de l’air, & à en fortifier les expressions particulières. Nous citerons pour exemple les trois airs pathétiques d’Hypermnestre : Par les larmes dont votre fille, au second Acte ; Ne voyez-vous pas que j’expire, au troisième ; Père barbare, arrache-moi la vie, au cinquième. La première partie surtout du premier de ces airs, est du chant le plus simple, avec la déclamation la plus vraie ; la répétition des mots mon père ! porte l’accent le plus sensible dans le chant, fortifié d’une manière admirable par le crescendodes instruments, qui semblent unir leurs voix à celle d’Hypermnestre, pour fléchir le cœur de Danaüs. On pourrait peut être citer ce même air comme un modèle de l’étendue & de la juste mesure que comporte un air passionné placé au milieu d’une Scène intéressante. On n’a peut-être jamais uni plus heureusement l’accent de la déclamation à la beauté du chant que dans le troisième air : Père barbare, &c. la richesse & la vérité de l’accompagnement complètent le grand effet de ce morceau. Lincée n’a que deux airs dans son rôle ; le premier, Rends moi ton cœur la confiance est d’un chant facile & sensible, mais d’un effet peu marqué ; le second, Des tourments de la jalousie, est d’un caractère pus neuf & d’une expression plus animée ; l’accompagnement en est riche & intéressant, & il a toujours produit un grand effet. Le premier air de Danaüs : Jouissez du destin propice, nous paraît fait de main de maître, & pour la conception & pour l’exécution. Le sujet de l’air est dans le goût antique, & rappelle ces couplets d’Anacréon & de Catulle, où l’idée de la mort est mise à côté des images de volupté. Cette intention nous paraît parfaitement remplie par le Compositeur. Le motif de l’air est d’un chant agréable & facile, auquel vient s’unir d’une panière adroite & naturelle l’expression sombre de la seconde idée. L’accompagnement est plein d’esprit & de chaleur. Les deux caractères si opposés sont fondus dans l’air avec un art & un bonheur qui paraissent mériter l’attention des gens de goût ; mais nous convenons en même temps que cet air n’a jamais produit à la représentation l’effet que nous aurions cru pouvoir en attendre. Le second air de Danaüs, au second Acte, Je vous vois frémir de colère, est un air de situation, dont l’effet est presque tout entier dans l’accompagnement. Le chant n’a rien de remarquable ; mais le mouvement de l’orchestre, semblable en quelque sorte à celui d’une mer agitée, peint le trouble & le sentiment féroce qui agite en ce moment l’âme des Danaïdes autour de Danaüs, & il s’exprime avec une progression de force & de chaleur dont l’effet est bien frappant. On a désiré qu’il y eût dans cet Opéra un plus grand nombre d’airs ; & surtout, comme nous l’avons dit précédemment, de ces airs d’une mélodie douce et régulière qui repose l’âme des émotions trop fortes, & qui laissent dans l’oreille des impressions qu’on aime à conserver. Nous croyons ce reproche fondé, nous croyons de plus qu’on pourrait reprocher au Compositeur des morceaux d’un chant aussi commun que l’air de Danaüs au troisième Acte : Aux Dieux qui suivent l’hyménée. Nous trouvons aussi dans quelques airs d’Hypermnestre que le chant en est vague & décousu, & que la mélodie y est gratuitement sacrifiée à l’expression déclamatoire ; ce qu’il ne faut faire qu’avec sobriété, & lorsqu’il en résulte un grand effet pour la Scène. En admirant la richesse des accompagnements de la plupart des airs, nous ajouterons que cette richesse va quelquefois jusqu’au luxe, & qu’en multipliant les parties intéressantes de l’orchestre, l’oreille est souvent distraite du chant, ce qui nous a paru nuire à l’effet des plus beaux airs.

Nous croyons aussi que le Compositeur fait un trop fréquent usage des instruments à vent, l’effet en est très piquant lorsqu’ils sont adaptés aux caractères & aux expressions qui leur sont propres ; mais on affaiblit nécessairement cet effet, lorsqu’on les applique à tout, & qu’on les confond indistinctement avec les autres instruments. C’est un abus qui devient tous les jours plus commun, qui a privé la musique théâtrale d’une source féconde de beaux effets, & qu’il faut attribuer aux progrès mêmes de la musique instrumentale.

Les chœurs sont de toutes les parties de cet Opéra celle qui nous paraît surtout distinguer le grand Maître ; ils ont presque tous du caractère, de la mélodie & de beaux effets d’harmonie ; quelques uns sont pleins d’imagination, de grâce & de sensibilité. Le chœur du premier Acte : Descends des Cieux doux Hyménée, est un modèle dans ce genre ; celui du troisième Acte : Descends dans le sein d’Amphitrite, joint à une expression pleine de volupté l’harmonie la plus pure & la plus suave. Le chœur suivant : L’Amour sourit au doux Vainqueur du Gange, plus brillant & plu piquant encore que les deux autres, nous paraît d’un charme inexprimable. Le petit chœur des Danaïdes au second Acte : À quels maux nous livra sa cruelle poursuite ? est d’un tout autre caractère ; le chant en est doux & simple, mais l’expression de la douleur & de la plainte y est rendue par des accents aussi vrais que touchants. Les airs de danse ont en général du caractère, & surtout de la variété.

Les Ballets de cet Ouvrage font honneur à M. Gardel, qui a pu y déployer des talents & des ressources dont les Opéras ordinaires ne sont guères susceptibles. Les Ballets du premier & du troisième Acte présentent une grande multitude de tableaux & de figures très bien composés, très bien dessinés, & toujours conformes à l’intention de l’Ouvrage. Le pas de quatre par Mlles Guimard & Dorlay, & les Sieux Gardel & Nivelon, est très bien conçu & parfaitement exécuté. La pantomime qui termine le troisième Acte, présentant le tableau des Hymens qui conduisent les époux au lit nuptial, est une idée heureuse, dont l’exécution est très agréable. La pantomime des Bacchantes au cinquième Acte a de beaux mouvements, mais nous paraît manquer de la variété & de la progression nécessaires pour donner à la Scène tout son effet. Le tableau si hardi des Danaïdes dans le Tartare, animé par un chœur du plus grand caractère & par une décoration superbe, est d’un trop grand effet pour nous permettre de rechercher ce qu’on pourrait y désirer encore pour la pantomime.

P.S. Depuis que cet article a été livré à l’impression, on a vu dans le Journal de Paris une Lettre de M. Gluck, qui déclare que la musique des danaïdes est entièrement de M. Salieri, & qu’il n’y a eu d’autre part que celle des conseils qu’il a donnés à ce nouveau Compositeur. Cette déclaration ne peut que faire honneur aux talents déjà bien connus de M. Salieri. Les grandes & vraies beautés qui abondent dans cet Opéra, & les réflexions que lui aura fait faire une connaissance plus précise de notre Théâtre, doivent nous donner les plus grandes espérances pour les productions que nous avons droit d’attendre de lui. 

Personnes en lien

Compositeur

Antonio SALIERI

(1750 - 1825)

Œuvres en lien

Les Danaïdes

Antonio SALIERI

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François-Louis Gand Le Bland DU ROULLET

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date de publication : 15/09/23