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Chronique théâtrale. La Princesse jaune

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CHRONIQUE THÉÂTRALE
OPÉRA-COMIQUE : La Princesse Jaune, opéra comique en un acte, de M. Louis Gallet, musique de M. Camille Saint-Saëns. […]

Si c’est une gageure, il serait bon de le dire carrément. Au moins on saurait à quoi s’en tenir. On peut évidemment se tromper, et M. de Leuven ne serait pas un grand criminel pour avoir une fois eu la main malheureuse. Mais on ne nous fera jamais accroire que l’on joue, sans préméditation, à quinze jours de distance, deux ouvrages comme Djamileh et la Princesse Jaune.

Nous avons omis de parler de la première en son temps ; nous n’aurons garde de réparer un oubli dont nos lecteurs doivent nous savoir gré. Si par hasard nous étions dans notre tort, nous avons été cruellement puni par une seconde audition du produit de M. Bizet. Nous jurons – un peu tard, hélas ! – qu’on ne nous y prendra plus. Une pièce en un acte, qui dure une heure et demie, y a-t-il au monde un supplice plus affreux ? Ce serait gai, amusant, spirituel, intéressant, que la fatigue ne s’en ferait pas moins sentir. S’il est ennuyeux, lugubre, assommant, un pareil ouvrage est un attentat à la sécurité publique. Voici l’été qui arrive ; il faut craindre l’hydrophobie.

M. de Leuven est impitoyable : bien loin de songer à faire rentrer Djamileh dans l’obscurité d’où elle n’aurait jamais dû sortir, il comble la mesure en y ajoutant la Princesse Jaune. Les deux livrets sont du même auteur, M. Louis Gillet, qui a là une bien jolie spécialité. Et Alceste voulait pendre Oronie pour un sonnet ! N’en déplaise à Boileau, un sonnet ne vaut pas un long poème... de M. Louis Gallet. 

Djamileh était en prose. Versifier à nouveau un sujet traité par Alfred de Musset, c’était scabreux : M. Gallet a préféré délayer Namouna dans une langue bien étrange : les locutions usitées aux Batignolles font un singulier effet dans la bouche des Turcs de l’Opéra-Comique. Ah ! Monsieur Gallet, il faut soigner ça, pour parler comme vos personnages.

La Princesse Jaune est en vers. Avec un sujet de son cru – ou à peu près – l’auteur a donné carrière à ses instincts poétiques. Personne ne songera à lui reprocher cette innocente distraction – au contraire ; c’est peut-être aux difficultés qu’offre toujours la facture du vers que nous devons la brevetée relative du nouvel opéra-comique.

On appelle cela un opéra comique ! Mais, si l’on veut tuer ce genre éminemment français, si agréablement cultivé partant de maîtres, on n’a qu’à continuer dans la voie où l’on est entré. Tout le monde, nous le savons, n’aime pas cette branche de l’art dramatique. C’est un genre bâtard, dit-on ; bâtard, si l’on veut ; mais Dunois était bâtard : ne fut-il pas cependant brave et beau ? Il n’est pas naturel que des gens qui parlent tranquillement s’interrompent tout à coup et se mettent à chanter la suite de leur conversation. Il est vrai que, dans la vie ordinaire, les choses ne se passent pas ainsi ; mais la vérité absolue n’est pas du domaine du Théâtre. Sur la scène tout est convention, elle mélange de la musique avec la comédie rend l’invraisemblable encore plus inévitable.

Mais qu’importe, si la comédie est amusante et la musique agréable ? Est-il bien difficile de s’habituer à ce plaisir en partie double ? L’action perd de son intérêt ; mais ce n’est pas pour l’action que l’on va voir un opéra-comique ; la grande affaire, c’est la musique.

On confond trop aisément l’opéra-comique avec le vaudeville. Cela est souverainement injuste.

Qu’un vaudeville soit une œuvre bâtarde et agaçante, ça n’est pas nous qui le nierons. Nous ne connaissons rien de plus désagréable.

Ah ! si, cependant, il y a les prétendus opéras comiques de M. Gallet ; nous allons y revenir.

En somme, le Vaudeville est une comédie, dans laquelle on intercale des couplets ; ces couplets se chantent sur des airs connus. Alors à quoi bon ? Ajoutez que, le plus souvent, les interprètes n’ont pas de voix et ne connaissent pas la musique ; et vous cherchez en vain pourquoi le Vaudeville a régné si longtemps sur nos théâtres de genre.

L’Opéra-Comique, au contraire, était avant tout une œuvre musicale moins sévère et d’une digestion plus facile que le Grand Opéra. S’il n’avait pas l’unité et la grandeur de celui-ci, il n’en avait pas non plus les aspérités. Bien des gens ne peuvent supporter sans fatigue cinq heures de musique sérieuse et ininterrompue ; ils préfèrent la musique intermittente. L’absence du récitatif, dans les opéras comiques, leur ménage des moments de repos, qui leur rendent plus faciles et plus agréables les morceaux de la partition.

Nous aimions l’Opéra-Comique ; et c’est avec peine que nous le voyons subir une transformation qui le tuera. Voilà bien longtemps déjà que l’on n’a donné, au théâtre de la place Favart, une pièce, telle qu’on les comprenait autrefois. Qui donc nous rendra la monnaie de la Dame Blanche, du Pré-aux-Clercs, de l’Ambassadrice, de Joconde 

M. Ambroise Thomas, oubliant le Caïd, nous a servi Mignon. Cette œuvre-là renferme des beautés de premier ordre ; mais ce n’est pas un opéra comique. Mettez-y le récitatif exigé, et vous aurez un grand opéra. On l’a fait, croyons-nous, pour l’exportation.

Et encore, si la nouvelle manière de M. Ambroise Thomas était le maximum de la peine, nous ne nous plaindrions pas trop. Ce n’est plus cela, mais c’est quelque chose, au moins ! Qu’est-ce donc que le fouillis de notes, plaqué par M. Saint-Saëns sur le canevas de M. Gallet ?  

Le compositeur peut alléguer pour sa défense la naïveté, la faiblesse, et l’ennui du livret, qui n’est rien moins que scénique. Il est vrai que le poète a la partie belle pour répliquer : s’il a jamais entendu M. Saint-Saëns exécuter, magistralement du reste, ses propres symphonies sur le piano, il a dû concevoir un avant-goût de la partition du maestro ; il a, sans nul doute, écrit sa pièce en conséquence.

Donc, un jeune magicien hollandais, le sieur, Kornélis est amoureux d’une gravure d’Épinal, accrochée avec quatre épingles au mur de son laboratoire. C’est l’image d’une princesse japonaise, laide comme le magot, qui lui a donné le jour ; mais tous les goûts sont dans la nature. Ce qui le prouve, c’est la passion malheureuse, conçue par Mlle Léna, pour son imbécile de cousin, qui ne daigne pas abaisser sur elle ses regards irrésistiblement fixés aux rives dorées du Japon.

Kornélis croit avoir découvert le philtre qui donnera la via à son idole. Il avale la drogue toute puissante, et s’endort d’un profond sommeil. Ici, changement à vue. On s’aperçoit immédiatement que les machinistes de l’Opéra-comique sont très forts sur les trucs : tout marche à merveille. Le dernier panneau ne met que douze minutes à s’enlever !

Kornélis se trouva transporté au Japon ; l’image de la princesse japonaise est remplacée par le portrait d’une jeune fille vêtue du costume hollandais. Le reste se devine : Kornélis, insensible aux charmes d’une japonaise, qui 1’aime, soupire pour l’étrangère. À la fin cependant, il se laisse séduire par le bonheur qui s’offre à lui ; mais, au moment où il va jurer un amour éternel à la pauvre enfant, qu’il avait négligée jusque-là, elle s’enfuit, et il retombe désespéré sur son fauteuil.

Le théâtre change de nouveau, et nous voyons Kornélis endormi, dans son laboratoire, sur le même fauteuil qui lui a servi à naviguer jusqu’au Japon. Léna survient ; il s’éveille. Éclairé  par son rêve, il tombe aux genoux de sa cousine… et ils auront beaucoup d’enfants. 

Que l’on pût faire avec cela un petit conte anodin, mais supportable, nous le croyons volontiers ; mais une pièce de théâtre ! Quelle erreur est celle de M. Gillet !

Au point de vue purement scénique, c’est absolument manqué. La transition de l’état de veille à l’état de rêve, aller et retour, n’est pas nette. Le spectateur a besoin de réflexion, pour comprendre. C’est un défaut capital du Théâtre. La vue doit suffire, et le public doit toujours être dans le secret de l’action. Une œuvre dramatique n’est pas un logogriphe. Il ne faut pas chercher d’autre cause à l’insuccès presque inévitable des drames judiciaires, taillés dans les romans de MM. Gaboriau et Cie.

Le livret de la Princesse Jaune est vide et peu intéressant ; la musique est obscure et creuse. Le tout est complet.

Est-ce à dire que M. Camille Saint-Saëns est dépourvu de talent ? Non pas ; il en a beaucoup, il en a trop. Il est savant, excessivement savant ; l’harmonie n’a pas de secrets pour lui. Mais, en revanche, la mélodie lui est cruellement rebelle. À part quelques mesures de l’ouverture, qui rappellent la danse des Magots de Fleur-de-Thé, et deux couplets, très joliment chantés par Mlle Ducasse, dans le duo de la fin, il n’y a rien dans cette partition.

Rien, sauf la science, bien entendu ! Pauvre science ! C’est la fiche de consolation de ceux à qui la nature a refusé l’étincelle, qui vivifie.

Pour notre part nous préférerons toujours l’homme d’imagination et d’esprit, qui ne sait pas l’orthographe, au grammairien correct et ennuyeux, qui ne peut rien tirer de son propre fonds. On corrigera les fautes du premier ; au second, l’on ne communiquera jamais le feu sacré. Voilà pourquoi nous mettons Monpou, qui faisait corriger par Adam ses fautes de contrepoint, bien au-dessus de M. Saint-Saëns, qui, sur l’harmonie, en remontrerait peut-être à Adam lui-même.

Le succès de la Comtesse de Somerive était si grand, que la direction du Gymnase a jugé à propos de renforcer le spectacle. On a donc eu recours d’abord à la Visite de noces, qui reste décidément le grand triomphe de l’hiver, et le plus légitime. Cela ne suffit pas encore ; et, la semaine dernière, on a joué les Cloches du soir. Cette petite comédie sans prétention, œuvre de deux débutants, est fort gaie et a été très bien accueillie. Nous en aurions parlé dimanche dernier, si la Comédie-Française n’avait accaparé toute la place dont nous pouvons disposer. Entre Cinna et M. Moulinard, il n’y avait pas d’hésitation possible.

Aujourd’hui, jour de Princesse Jaune, nous applaudirons de bon gré au coup d’essai de MM. Émile et Édouard Clerc. Ils ont fait preuve d’esprit et de cœur : d’esprit, en écrivant un acte amusant ; de cœur, en venant à l’aide de leurs anciens confrères. Cette bonne action leur sera certainement comptée. […]

Eugène Tassin

Personnes en lien

Compositeur, Organiste, Pianiste, Journaliste

Camille SAINT-SAËNS

(1835 - 1921)

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date de publication : 21/10/23