Aller au contenu principal

Chronique théâtrale. Namouna

Catégorie(s) :
Éditeur / Journal :
Date de publication :

CHRONIQUE THÉÂTRALE
OPÉRA. — Namouna, ballet en deux actes et trois tableaux, de MM. Nuitter et Petipa, musique de M. Edouard Lalo. […]

Celui de nous qui rend compte d’une œuvre dramatique a deux devoirs bien distincts à remplir. Le premier, de simple bonne foi et de pure constatation, consiste à dire loyalement si l’œuvre a rencontré le succès ou la chute. Voilà pour le fait. Mais, ce fait bien et dûment constaté, nous reprenons notre indépendance ; chacun de nous peut discuter, selon ses goûts et sa tendance, les causes de l’événement, et, s’il n’approuve pas entièrement le jugement des spectateurs, en appeler, au besoin, de leur verdict à celui de ses lecteurs.

Le ballet de Namouna, donné lundi à l’Opéra, a eu un insuccès complet : tel est le fait brutal, indiscutable, et dont je ne pourrais, fussé-je l’ami de M. Lalo, chercher à éluder la constatation. — Aurait-il mérité de réussir ? Je ne le crois pas ; car il est écrit dans une tonalité monotone et grisâtre, et manque de cet entrain, de ce diable-au-corps, que le public réclame et attend dans la musique de ballet. Mais cette musique soignée, écrite avec la conscience d’un artiste qui cherche, offrant des aperçus personnels et intéressants, appelait-elle, en quoi que ce soit, les chuts insultants qui l’ont accueillie à la scène, et cette sorte de tollé général, ce holà indigné et furibond, ce holà à la Boileau, quelle a soulevé dans la presse ? Non, assurément non ; et, je l’avoue, ce sont là des choses qui me révoltent quand j’ai souvent à constater des acclamations si enthousiastes pour de pures inepties artistiques.

Que le public manifeste son impression avec brutalité, passe encore. Il est venu pour s’amuser, on l’ennuie ; il cherche alors son amusement à côté de l’ouvrage ; il le trouve aux dépens de l’auteur : pourquoi celui-ci s’est-il trompé ? Sans doute, cette façon d’agir qui condamne sur une première moitié entendue avec ennui, la seconde moitié qu’on n’écoute plus, n’est ni bien délicate ni bien juste, — je serais presque tenté de dire : ni bien honnête. Mais le public n’a pas le loisir de discuter longuement ses impressions : il agit d’instinct, et, pareil au sphinx antique, il se réserve le droit de dévorer ceux qui n’ont pas su le comprendre.

Ce que j’admets moins, c’est que ceux de nous qui tiennent une plume ne mettent pas plus de réserve dans leur jugement. M. Lalo s’est trompé, je l’accorde, mais ce serait le dernier des malfaiteurs qu’on ne l’aurait pas poursuivi avec plus d’acharnement ni traité avec plus de dédain. J’ai vu le moment où plusieurs de mes confrères allaient le désigner comme fait le Prudhomme d’Henri Monnier, à l’égard de l’ogre de Corse : « celui que la pudeur ne défend de nommer. » L’homme que le sultan-public a condamné n’est plus bon qu’à jeter aux chiens. Je trouve l’arrêt trop sévère. Il y a dans le ballet de Namouna, à travers cette teinte grisâtre que j’ai signalé et qui en déplore l’effet général, plus d’un passage fort distingué et qui eût été remarqué, à juste titre, si l’ensemble de l’ouvrage avait réussi. Mais Namouna est tombée, tombée lourdement. Il suffit ! Pour la plupart des juges, il n’y a rien dans ce ballet, absolument rien, ce qui s’appelle rien !

Je ne connais pas M. Lalo et ne lui ai, de ma vie, adressé la parole. On me l’a montré seulement, et j’ai pu constater qu’il n’a rien du musicien chevelu, mais que son allure est celle d’un homme du monde ou d’un lettré ! Avec son tempérament de délicat, ce compositeur a cru qu’on pourrait plaire au public sans lui fouetter le sang et écrire de la musique à l’emporte-pièce. C’est une erreur ; et les auditeurs français tendent de plus en plus à n’être que des fauves aux mains d’un dompteur. L’homme qui les aborde doit leur cingler des coups de fouet ou en recevoir des coups de griffe ; il n’y a pas de milieu. Et M. Lalo a été cruellement griffé.

Griffés aussi, les auteurs du livret, qu’on a jugé n’être « pas drôle. » Vous savez que ce mot est l’arrêt de mort dans la bouche du public des premières. Voyons donc quel est ce livret. Don Ottavio a engagé, dans un casino de Corfou, une rude partie avec un Sicilien répondant au nom d’Adriani. Ce dernier a la déveine, et de perte en perte, il en arrive à jouer sa tartane et son esclave Namouna. Il les perd. Mais le généreux Ottavio donne à l’esclave la liberté et la tartane, et les renvoie ainsi, l’une portant l’autre. Il faut dire qu’Ottavio est amoureux de la vive Eléna. Mais Namouna, touchée de la magnanimité de son libérateur, s’est éprise d’une belle passion pour lui. Elle se fait son ange gardien, et le protège contre toutes les embûches que lui tend le Sicilien, qui, non seulement ruiné par Ottavio, se trouve encore son rival, et, comme lui, soupire pour Eléna. Tour à tour déguisée en bouquetière et en paysanne roumaine, elle s’interpose entre les deux champions qui ont croisé le fer, et enlève enfin Ottavio, qu’elle cache dans une île de l’Archipel. Là, comme elle a découvert un trésor (honni soit qui mal y pense !), elle libère ses anciennes compagnes de chaîne, qu’elle a rencontrées par hasard, exproprie le marchand Ali de son troupeau d’esclaves, moyennant indemnité préalable. Mais des forbans, dirigés par Adriani, venant relancer jusque-là l’infortuné Ottavio, Namouna, aidée de ses compagnes, les enivre de vin, de pirouettes et de regards incendiaires. Puis, elle remet à la voile et emmène définitivement Ottavio en lieu sûr. En lieu sûr ? Espérons-le, du moins, car la toile tombe sur ce dernier épisode.

On a trouvé ce scénario un peu banal ; mais, à part les rares trouvailles qui se nomment Coppélia ou la Source, je voudrais bien savoir où est le scénario de ballet qui n’encoure ce reproche. L’essentiel est que le cadre où devront se placer les jetés-battus, ronds de jambes et renversés de ces dames, soit suffisamment élégant et se prête à des tableaux d’un coloris agréable. Or, ces conditions d’élégance et de charme trouvent leur pleine satisfaction dans ce sujet, qui appelle les beaux paysages et les costumes gréco-vénitiens de Corfou et de l’Archipel. La mise en scène nous offre, en effet, un chatoiement de couleurs et d’étoiles du plus gracieux effet ; et les paysages, empruntés à ces régions de clair et chaud soleil sont un véritable regain pour les yeux. Celui du dernier tableau par exemple, est l’une des plus belles toiles qu’ait signées le décorateur J.-B. Lavastre, et certes l’une des plus riches d’effet et de sentiment que possède le répertoire de l’Opéra. Sur le premier plan, ombragé par de superbes platanes, un casino, de style oriental, montre sa façade à travers un rideau de verdure tout tamisé de rayons de soleil ; et au loin, jusqu’à perte de vue, on voit une plage aux sables blancs se dérouler le long des flots bleus, aux pieds d’une chaîne de montagne chaudement éclairée. C’est d’un effet, d’une séduction à vous faire prendre tout de suite le P. L. M., pour courir aux pays des cieux dorés et des mers bleues. Quel dommage que le peu de succès de Namouna envoie ce beau décor dormir dans les magasins de l’Opéra !

Il y a aussi des détails bien réglés dans ce ballet. On a cité le pas des épées, qui a paru très piquant et qui eût fait tout à fait flores, si… Mais à quoi bon revenir sur tout cela ? Adriani et Ottavio ont mis flamberge au vent, quand Namouna paraît en bouquetieère, et vient se placer entre les deux combattants. Sans cesse, ils écartent la jeune fille, et s’efforcent de reprendre l’assaut ; mais toujours, entre les deux fers nus, Namouna se glisse, reparaît, et écarte les armes. Cela est gracieux, et presque effrayant à la fois, tant la danseuse met de prestesse et de crânerie, à se jeter au milieu des duellistes. On peut noter encore le pas de la cigarette qui eût semblé plus pittoresque si M. Vaucorbeil, retenu par une prudence, qu’on ne peut, d’ailleurs, qu’approuver, n’avait exigé que Mlle Sangalli et M. Mérante fissent seulement le simulacre d’allumer et de fumer cet accessoire, dont on avait tant parlé à l’avance, et qui ne s’en va pas même en fumée, comme tant de choses annoncées avec trop de fracas. À ces pas gracieux, il faut ajouter un ensemble charmant et ordonné avec beaucoup de goût : c’est celui de la sieste des esclaves, au dernier tableau. La troupe des esclaves, étendue sur de riches tapis, s’animant, au jour, d’un mouvement uniforme, « soupire, étend les bras, ouvre l’œil et s’éveille. » Ce mouvement bien réglé, avec des ondulations pittoresques que l’orchestre accentue, est d’un effet original et fort agréable.

J’arrive à la musique. Une petite part en revient, dit-on, à M. Gounod ; mais n’étant pas dans le secret des dieux, nous n’avons point à entrer dans ces détails. J’ai déjà signalé le caractère monotone de la partition et son manque d’éclat. Que M. Lalo ne soit pas l’homme du ballet, je le crois ; et qu’à défaut de l’hostilité excessive et injuste qu’il a rencontrée, il eût été accueilli par quelque indifférence, je ne songerais pas à m’en étonner. Lorsqu’il sort des rythmes langoureux où il se complaît, c’est pour tomber dans des mouvements et des sonorités vulgaires ; et si, contraint par son sujet, il veut faire « de la couleur », on est tenté de lui dire : « Musicien, ah ! rentrez dans le gris ! » Ainsi, il y a, au premier acte, certaine fanfare jouée par des musiciens placés sur la scène, la banda, comme disent les Italiens : Ah ! cette fanfare !... En a-t-on assez parlé depuis lundi ; l’a-t-on assez malmenée, abîmée, — disons le mot, blaguée! Eh ! bien, oui, il est certain que la phrase d’attaque, manquée, d’ailleurs, le premier soir, par les exécutants, est d’une vulgarité choquante et qui prêtait largement le flanc à un public déjà nerveux et quinteux.

Mais il n’y en pas moins la quelque chose d’ingénieux et de bien traité ; car, tandis que le gros des instrumentistes est placé au milieu de la scène sur un char, de deux balcons situés à droite et a gauche, d’autres musiciens leur répondent, et ce dialogue de cuivres en partie triple est fort bien écrit et ne dénote pas la main du premier venu.

Mais, je l’ai dit, ce sont les morceaux d’un caractère plus délicat où M. Lalo se sent mieux à l’aise et où il réussit mieux aussi.

Je citerai la Sieste des Esclaves, avec ses balancements gracieux et pittoresques, le très-joli motif du divertissement des Fleurs, et surtout, dans ce divertissement, un très remarquable solo de flûte, sur lequel Mlle Sangalli danse un pas à effet, page musicale véritablement excellente, et qu’on eût très chaleureusement applaudie, si elle eût été signée du nom aimé de Léo Delibes. Ce pas a, d’ailleurs, été bissé ; mais je sais tel de nos confrères, qui, craignant que M. Lalo ne se fît trop d’honneur de son triomphe de Namouma, a pris soin de l’avertir que le bis et les bravos s’adressaient exclusivement à la ballerine. — Il est entendu qu’à l’auteur qui tombe, on ne laisse rien, rien, rien.

Il est sûr, d’ailleurs, que Mlle Sangalli sort indemne de la mésaventure de lundi. Son succès a été complet ; et tel parlera encore du Pas des Épées, qui ne se souviendra plus du ballet où ce pas aura été dansé.

Citons, avec elle, Mlle Subra, élégante et gracieuse, et M. Vazquez qui, dans la scène du Joueur de Mandore, nous a surpris par ces bonds prodigieux dont il s’est fait une spécialité. […]

Jules Guillemot

Personnes en lien

Auteur dramatique, Journaliste

Jules GUILLEMOT

(1835 - 1923)

Compositeur

Édouard LALO

(1823 - 1892)

Œuvres en lien

Namouna

Édouard LALO

/

Charles NUITTER

Permalien

https://www.bruzanemediabase.com/node/63816

date de publication : 21/10/23