Carmen de Bizet
Voile-toi, ombre de feu Scribe ! L’Opéra-Comique, le théâtre traditionnel des brigands vertueux, des demoiselles langoureuses des amours à l’eau de rose, a été forcé, violé, pris d’assaut par une bande effrénée de romantiques, M. Du Locle en tête ; puis Georges Bizet, le wagnérien, qui violemment se refuse à exprimer la passion par des airs de danse chantés ; puis Meilhac et Halévy, qui bâtissent, exprès pour jeter leurs bonnets par dessus, des moulins hauts comme la tour de Babel ; puis enfin Mme Galli-Marié, qui s’est donné la mission de représenter la poésie, Goëthe et Musset, Mignon et Fantasio, dans l’endroit du monde le plus rebelle à la poésie. Elle ressemble à une biche qui, à force d’éloquence et d’intrigue, aurait persuadé aux poissons d’un étang de venir se promener avec elle sur l’herbe verte ; ils y vont, les malheureux ! mais habitués aux eaux tranquilles de La Dame blanche et du Domino noir, dans la prairie où le soleil lance ses javelots d’or, les pauvrets, je veux dire les personnages de l’Opéra-Comique, bâillent désespérément et s’endorment du dernier sommeil.
Car le maître l’a dit : Ceci tuera cela ! Il faut ou que Séville, la Giralda, la posada noyée dans les aloès, les lauriers-roses et la fumée des cigarettes, les majos, les manolas, la quadrilla, les chulos coiffés de la montera, les banderillos, les picadores, l’espada vêtu d’écarlate et l’ayuntamiento ; il faut qu’Escamillo, que Carmen assassinée, et baignée dans son sang, disparaissent, chassés par la Muse qui inspirait Anseaume, Planard et M. de Saint-Georges ; ou il faut que ce soient Adolphe et Clara, Angèle et Fra Diavolo qui s’en retournent dans le vague séjour des fictions décolorées et des ombres vaines ! D’autant plus que l’audacieuse tentative des insurgés n’a laissé aucune porte ouverte à la conciliation :
C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître ; La maison m’appartient, je le ferai connaître...
Ainsi ont-ils dit, après avoir envahi la calme scène où l’on venait boire du lait sucré dans un maillot vert – tendre, et maintenant le moyen de leur faire entendre raison ? Les chansons les plus subversives, une habañera, dont le nom seul est une insulte au bon vieux temps, une romalis au picrate, chantée et dansée avec une verve furieuse, ont fait leur scandale sur des planches qui n’avaient jamais encore été brûlées et le sang humain, la vivante pourpre, a coulé sur ce parquet sentimental qui n’avait jamais été arrosé que de benjoin et d’eau de mélisse. Voilà ce que c’est que de permettre à un poète de diriger l’Opéra-Comique ; car il y a chez tous ces gens-là un ressouvenir d’Hernani, un vieux levain de Hugo qui se retrouve toujours. Si l’on n’y prend garde, ils finiront par corrompre si bien notre second théâtre lyrique, si doux et bon enfant jadis ! qu’on y entendra même de beaux vers, ce qui fera justement à feu Scribe l’effet que peut faire au diable rôti et calciné un bon bain d’eau bénite.
M. Georges Bizet est un de ces ambitieux qui veulent que la Lyre chante, souffre et pleure, vive avec notre âme et nous ouvre le monde invisible, et qui ne se contentent pas des turlurettes les plus heureuses et des faridondaines les mieux réussies, quand même ils auraient la gloire d’exécuter ces turlututus aux applaudissements d’un peuple immense ! Pour ces nouveaux venus, la Musique, même au théâtre, doit être, non pas un amusement, une manière de passer la soirée, mais un langage divin exprimant les angoisses, les folies, les célestes aspirations de l’être qui, pétri de fange et d’azur, est ici-bas un passant et un exilé. Pour dire cruement les choses, M. Bizet, avec la complicité de M. Du Locle, est venu affirmer à l’Opéra-Comique, ce qui est précisément le contraire de l’Opéra-Comique, dont la devise épicurienne a toujours été : Carpe diem, ou, en bon français : Après moi, la fin du monde !
Au lieu de ces jolies poupées bleu ciel et couleur de rose, qui firent la joie de nos pères, il a voulu montrer de vrais hommes et de vraies femmes éblouis, torturés par la passion, s’agitant au vent de la folie, et dont l’orchestre, devenu créateur et poète, nous raconterait les angoisses, les jalousies, les colères, les entraînements insensés. Il a voulu infliger les joies et les cruelles voluptés de la musique aux honnêtes dîneurs repus qu’Auber endormait aux doux sons enivrants de sa flûte, comme Hermès endort Argus avant de lui voler les vaches roses du soir. Et, tant la chose est nouvelle, le public, éveillé en sursaut, s’écrie : « Oh ! oh ! qu’est-ceci ? Voilà que je m’indigne, que je me passionne, que je vis, que je pleure, que je m’intéresse à ces gens-là ; je suis volé ! »
Pour faire un tel coup d’État, il fallait que M. Bizet fût aidé par des librettistes peu ordinaires et il a eu la main heureuse ; car il a trouvé les seuls associés qui pouvaient avoir l’idée, le courage et l’audace de jeter par la fenêtre, pour lui faire place, toute la vieille friperie et tous les vieux fantômes de l’Opéra-Comique. À entasser les unes sur les autres cent pièces ingénieuses, imprévues, vraiment parisiennes, d’où le lieu commun est banni avec un soin jaloux, MM. Meilhac et Halévy ont gagné une récompense plus belle et plus précieuse que les plaques et les rubans et que les lauriers même de l’Institut ; ils ont gagné ceci, que le public leur permet avec joie d’écrire des comédies non – conformes au modèle ordinaire, de ne pas faire de l’art dramatique selon la formule, et d’étudier sur le nu, de peindre au vif le Paris de leur temps, la cocotte et le cocodès et tout ce monde uniquement créé pour dissoudre les fortunes et pour faciliter la circulation de l’argent.
Certes, il leur eût été possible, et commode et facile d’inventer de leur crû pour M. Bizet un sujet violemment inouï et romantique, mais de la sorte la hardiesse n’eût pas été suffisamment voulue et soulignée. C’est pourquoi ils ont, de parti pris, choisi parmi les chefs-d’œuvre indiscutables une figure connue, une héroïne célèbre dans la mémoire de tous pour être le contraire d’une demoiselle sentimentale et d’une ingénue d’opéra comique.
Vice et passion, sang brûlant, regard d’enfer, peau cuite au soleil, lèvres pareilles à la fleur de grenade qu’elle porte dans ses cheveux, la Carmen de Mérimée est tout d’une pièce, n’appartient au bien par aucune défaillance et M. Clairville lui-même, qui fit de madame Marnefle une honnête femme, pourrait fouiller le coffret où cette cigarera range ses verroteries, sans y trouver la moindre Croix de ma mère ! Carmen, que le poète de La Guzla a eu le bonheur de voir de près, si bien qu’elle lui a volé sa montre à répétition, était mariée à la mode égyptienne avec un hideux forçat borgne en rupture de ban ; elle attirait par ses coquetteries de riches Anglais que ses compagnons volaient et assassinaient ensuite, et elle était d’ailleurs religieusement esclave de ses caprices, qui pour elle avaient force de loi. Il est vrai que MM. Meilhac et Halévy ne lui ont pas faussé dans toute sa pureté cette âme diabolique, dont les flammes infernales eussent allumé tout le quartier ; mais dans la pièce même, elle en garde encore de beaux restes.
Ayant labouré à coups de navaja le visage d’une de ses compagnes, elle est conduite au poste des dragons ; mais le balancement de ses hanches lascives, son effronterie, le regard de ses yeux de feu, ont promptement raison du brigadier qu’on a chargé de la garder. C’est en vain que, pareille à une colombe messagère, Micaëla, la fiancée de Don José, est venue lui apporter un baiser de sa vieille mère qui l’attend au fond de la Navarre ; ce troupier ensorcelé par la cigarera la laisse fuir, et se fait condamner à un mois de prison et à la perte de ses galons. C’est ainsi que la musique nouvelle triomphe déjà du dernier ressouvenir du vieil opéra comique, et de cette mère et de cette fiancée que les auteurs ont été forcés d’inventer à Don José. Carmen au visage doré, avec sa fleur aux lèvres, emporte les remords de son amant dans un pli de sa robe, et elle retourne à son élément, à la volupté, aux baisers brûlants, au meurtre, et à toutes les joies ingénues de la fille amoureuse et de la bête fauve.
Don José, sorti de prison, retrouve sa maîtresse dans le patio d’une posada où résonnent les chansons et les guitares et où se tordent les danses effrénées qui, en Espagne seulement, ont un nom poétique. Le brigadier déserte, foule aux pieds son drapeau et se fait contrebandier ; mais il n’y a pas d’accord possible entre le feu et l’eau ; une fois gentilhomme des montagnes, José veut empêcher Carmencita d’attendrir et de dompter à sa manière les gabelous et les douaniers ; bien plus, il écoute les doléances de Micaëla, qui vient le supplier de renoncer à sa vie aventureuse ; c’est le cas de dire comme don Salluste : « Cet homme-là ne comprendra jamais ! » Aussi Carmen s’éprend – elle du torero Escamillo ; elle le suit, et, malgré les supplications de José, veut assister à son triomphe ; mais, en sortant vainqueur de l’arène, Escamillo ne trouve là qu’une morte, car José a planté son couteau dans la poitrine de la zingara.
Ah ! M. Du Locle, M. Bizet, M. Meilhac, M. Halévy, prenez garde, car Lady Macbeth a raison ; en dépit de tous les parfums d’Arabie, il y aura toujours là l’odeur du sang, et comment y ramener désormais le lieutenant de La Dame blanche, Adolphe et Clara et le séduisant Joconde ? Dans ces quatre actes d’opéra comique il y a de la musique tout autant qu’il en pourrait tenir dans un opéra comique en cinq actes car, règle générale, les compositeurs écrivent toujours la musique d’un opéra en cinq actes et tant pis pour le poème qu’on leur a confié s’il n’est pas assez vaste pour la contenir !
L’introduction de Carmen est déjà une déclaration de guerre ; on y sent l’habileté d’un symphoniste qui veut que l’orchestre chante, et raconte et décrive ; le chœur des dragons au lever du rideau est magistralement enlevé, et rien n’est plus heureux que la jolie phrase qui l’interrompt, reprise tour à tour par Mlle Chapuy et M. Duvernoy. Mais soyons romantiques ou ne le soyons pas ! – C’est aux plus mauvais jours de notre histoire poétique, dans les tragédies du dix-huitième siècle qu’on osait faire rimer un mot avec un autre mot exprimant une idée directement contraire, comme chrétien et païen, catholique et hérétique. Et c’est pourquoi il ne fallait pas écrire
Il reviendra quand la garde montante Remplacera la garde descendante.
La marche des dragons pour les fifres et les trompettes, la havañera déjà célèbre, le touchant duo entre Micaëla et Don José, et enfin la farouche et cruelle chanson de Carmen : Si je t’aime, prends garde à toi ! d’une modulation attachante et bizarre remplissent cet acte, dont le finale en sourdine est de l’effet le plus saisissant. Dans l’acte de la posada, où les Égyptiennes dansent devant les gitanos et les soldats attablés, et où le metteur en scène a entassé toutes les violences de la couleur locale, c’était le cas pour le compositeur de se montrer coloriste ; et en effet il a prodigué là les trésors d’une palette dont la seule vue eût fait évanouir M. Ingres.
L’air du toréador, si applaudi, est-il une concession au vieil ordre de choses, et les bravos enragés dont le public l’a accueilli sont-ils une ironique protestation en faveur de ce qu’on nommait jadis : la mélodie ? La romalis chantée et dansée par Carmen est d’une fougue ardente et enivrante ; et les dernières mesures de cette danse, qui se mêlent à la retraite entendue au loin, créent un plaisir purement musical, dont l’attrait est irrésistible. Le duo entre José et Carmen est tout un drame de passion, de regrets, d’amour, de remords, dont le dénouement est facile à prévoir ; la pomme est mangée, comme toujours ; mais la cigarera dit ce qu’il faut pour qu’il n’en reste pas un pépin, et avec quelle séduction, quelle ivresse de joie, quelle furie charmante !
Un chœur très dramatique de contrebandiers, et le trio des bohémiennes se tirant les cartes où elles voient bonheur et plaisir où Carmen voit la mort ; le défilé des toréadors et la scène émouvante qui termine la pièce montrent sous toutes ses faces un talent riche, ingénieux, varié, déjà sûr de lui-même et qui ne fait aucun sacrifice aux faux dieux du succès. Carmen a justement et complètement réussi, et toutefois ce n’est pas à dire que M. Bizet, à la façon d’un Bacchus ou d’un Alexandre faisant la conquête des Indes, se soit complètement emparé de ce qui fut le royaume d’Adolphe Adam et du charmant Auber. Non seulement ceux-là étaient des musiciens français, mais ils étaient bien plus Français que musiciens ; et jamais ils n’auraient consenti à se casser le cou en escaladant des roches ardues pour y cueillir la fleur bleue de l’idéal.
Comédienne, danseuse, cantatrice à la voix mordante et sauvage, Mme Galli-Marié représente Carmen avec une rare habileté ; mais jamais elle ne sera de l’Opéra-Comique ; elle est entachée de poésie et en porte au front le stigmate. Bouhy, avec ses couplets, a eu le succès de la soirée. Lhérie est un don Juan en peu effacé, malgré son chant correct et sa jolie voix. Les deux zingare Mercédès et Frasquita, c’est-à-dire Mlle Chevalier et Mlle Ducasse, ont plu infiniment, comme deux Esméralda jumelles. Mlle Chapuy, intelligente, jolie et bonne musicienne, et qui a su faire applaudir son air du troisième acte, s’est acquittée avec beaucoup de tact de la tâche difficile qui consiste à marcher au milieu de tant de bohémiens et d’Égyptiennes en portant dans ses petites mains... la Croix de ma mère !
Théodore de Banville
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date de publication : 18/09/23