Musique. La Montagne noire
Musique
Le Montenegro est un des rares pays vraiment romantiques qui nous restent ; il est encore enveloppé d’une atmosphère de légende. Au penchant de ses grandes alpes, parmi les hêtres et les pins sauvages, ou dans ses gorges désolées et rocheuses, vit une population de montagnards, race violente et généreuse, d’une téméraire bravoure, guerrière et pastorale à la fois, respectueuse des traditions de la famille et de la patrie, ardemment jalouse de sa liberté.
La poudre a parlé souvent dans ce coin de la Turquie d’Europe, que caressent encore les brises de l’Adriatique ; son gouvernement sacerdotal, patriarcal et démocratique y a traversé plus d’une crise violente, mais les querelles intestines, les luttes contre de puissants voisins, les combats contre le Turc n’y ont rien changé dans les mœurs séculaires. Et aujourd’hui, à la suite de la révolution de 1854, qui déposséda l’évêque Danilo Njegosch du titre de Vladika pour confier le pouvoir suprême à un prince séculier, le code issu de la constitution nouvelle reflète toujours, en ses dispositions, le caractère des anciens de la montagne.
S’il se trouve un lâche, ce code, qu’on dirait rédigé depuis des siècles, veut qu’on lui enlève ses armes et qu’on lui attache à la taille un tablier de femme, pour bien indiquer qu’un cœur d’homme ne bat pas dans sa poitrine ; il reconnaît à l’offensé le droit de se faire justice en certaines circonstances ; il autorise le duel ; il permet à l’époux trompé de tuer la femme coupable et son amant, enfin il dispose que lorsqu’une jeune fille suit volontairement un jeune homme, sans le consentement de ses parents, elle n’est pas coupable, « car c’est l’amour qui les a unis » [code établi en 1855, par Daniel Ier, seigneur du Monténégro et Berda, imprimé et donné à chaque Monténégrin alphabétisé, dont c’est l’article 70. Voir Henri Delarue (secrétaire du prince Daniel Ier de 1856 à 1859), Le Monténégro : Histoire description, mœurs, usages, législation, constitution politique, documents et pièces officielles, Paris, Benjamin Duprat, 1862, p. 158].
Voilà, certes, en dehors de la beauté pittoresque des paysages, de l’originalité des costumes, des traits de caractère et des détails de mœurs bien faits pour tenter l’imagination d’un dramaturge ou d’un poète lyrique.
Des danses, des chants guerriers et amoureux fournissent au besoin des éléments d’action, d’une saveur toute locale. Les chanteurs populaires y savent dire, en s’accompagnant de la guzla, tout un romancero d’amour et de guerre.
Les œuvres tirées de l’histoire de ce curieux et brave petit pays, ou s’inspirant de quelqu’une de ses légendes, sont rares pourtant. Ma mémoire, du moins, ne me rappelle présentement qu’un titre : les Monténégrins, drame lyrique, en trois actes, d’Alboise et Gérard de Nerval, musique de Limnander, joué à l’Opéra-Comique, le 31 mars 1849, repris en 1858, mais réduit à deux actes, et mettant en scène Ziska, le poète chanteur de la Carinthie, patriote excitant le peuple à reconnaitre le puissant protectorat de Napoléon. L’action se passait en 1807.
Celle du drame la Montagne noire, poème et musique de Mlle Augusta Holmès, nous fait remonter jusqu’en 1657, en pleine lutte contre les Turcs.
Un tel milieu, choisi par elle, m’a fait tout d’abord concevoir l’idée de quelque action à la fois violente, héroïque et tendre, d’une intense couleur et en même temps d’une large, belle et naïve simplicité rustique, Mlle Augusta Holmès étant de ces compositeurs que nous connaissons et que nous aimons pour leur recherche constante des thèmes et des détails originaux et pour leurs hautes et sévères aspirations.
Elle nous a donné l’Ode triomphale, Ludus pro Patria, les Argonautes, Irlande, pour ne citer que ses principales compositions une grande quantité de pages s’ajoutent à cette liste plusieurs, souvent chantées dans les concerts et dans les salons, sont empreintes d’un caractère vraiment personnel, d’un charme et d’une tendresse caressante tout particuliers et accusent, en leurs petites proportions le souci constant de la rythmique la plus intéressante.
De plus, Mlle Augusta Holmès écrit elle-même ses poèmes, ce qui est, pour un compositeur, une force nouvelle ; elle y a des trouvailles d’images et des curiosités de rimes qui les rendent fort agréables à lire ; elle y accuse un tempérament entraîné vers l’action, la passion et le mouvement dramatiques. En musique on la sait fervente admiratrice de Richard Wagner et l’une des protagonistes de l’école musicale moderne, celle qui cherche âprement cet au-delà qui, en art, représente l’incessant progrès. Elle nous semblait donc armée de toutes pièces, quand elle a eu ce rare et dangereux honneur d’apporter sa première œuvre dramatique sur la scène de l’Opéra. Aux garanties tirées de sa valeur personnelle venait s’ajouter celle de l’expérience des directeurs qui, sans être impeccables, avaient consacré par leur choix réfléchi, parmi tant d’ouvrages à leur disposition, la valeur de celui qui nous était promis.
Nous espérions fermement enregistrer le plein succès de cette soirée du 8 février. Si l’événement n’a pas justifié toute cette espérance, il faut le regretter deux fois, et pour le fait lui-même et pour le renfort que ce résultat va donner au répertoire wagnérien, dont l’exploitation se poursuit avec une infatigable et aveugle persistance. La valeur réelle de Mlle Augusta Holmès ne s’en trouve aucunement diminuée. C’est une âme vaillante qui se retrempera dans l’épreuve et y puisera un nouveau courage pour une nouvelle bataille.
J’avais lu, avant la répétition générale, le poème de la Montagne noire. Sans m’apporter une impression nouvelle au point de vue de l’invention dramatique, il m’avait semblé clairement et convenablement développé et j’en voyais les événements à travers ce prisme, que nous présente notre imagination, quand elle nous entraîne vers un pays, des hommes et des mœurs, dont elle s’est fait une première idée personnelle d’après les récits, les lectures et aussi les illustrations qui forment aujourd’hui de si multiples moyens de vulgarisation.
Il faut voir ce poème, au moins dans ses grandes lignes. Les Monténégrins sont aux prises avec les Turcs dans la campagne. Des bruits de fusillade, des coups de canon déchirent l’air. Du haut de la montagne, devant la forteresse, les femmes regardent la bataille, impatientes, anxieuses. Mais voici que les deux chefs, Mirko et Aslar, reviennent avec leurs hommes, victorieux ! – Et c’est à eux seuls que la victoire a été due. Mirko et Aslar se sont prêté une aide mutuelle ; leur bravoure et leur dévouement, ont tout fait. On les sacre frères d’armes. Un évêque soldat, qui porte à la ceinture sa croix pastorale, parmi ses armes de combat, bénit les deux héros et reçoit le serment solennel sur lequel s’appuie le drame.
Je jure devant Dieu de t’aimer comme un frère
Dans la vie ou la mort, dans la paix ou la guerre,
Et de sauvegarder ton honneur de chrétien,
Fût-ce au prix de mon sang, ou fût-ce au prix du tien !
Mirko a une fiancée Héléna. Et bientôt, on amène une captive turque Yamina, dont la présence va jeter le trouble dans les âmes et faire couler le sang pour une autre cause que celle de la patrie.
Dès la première rencontre, Mirko aime l’étrangère. Elle le séduit du regard, du geste et de la voix. C’est l’éternelle charmeresse, la corruptrice maudite qui vient briser comme verre les chastes amours. Héléna bientôt délaissée, malgré un serment qui se renouvelle à la minute suprême précédant la trahison, Mirko s’enfuit dans les bras d’Yamina, à travers la montagne. Elle l’emmène comme une proie vers la frontière turque. Et rien désormais ne pourra l’arracher au charme de cette Dalila. Elle lui prendra son sang, sa force, sa dignité, son honneur. En vain, Aslar tente de le ramener. Perpétuellement partagé entre sa maîtresse et son ami, après une série de rencontres où Aslar le reprend et où Yamina le reconquiert, Mirko finit par déserter la cause sainte et s’enfuit à Istamboul où Yamina achève son œuvre de destruction sur cet homme, qu’elle a fait victime et esclave de sa beauté.
Là, Aslar vient une dernière fois, précédant les Monténégrins victorieux. Et ne pouvant ramener Mirko, il le tue.
J’ai juré de garder ton honneur de chrétien,
Fût-ce au prix de mon sang, ou fût-ce au prix du tien !
Pour la musique, s’il apparaît qu’elle n’est point écrite tout à fait selon l’esprit personnel du compositeur, on eût pu l’écouter dans des dispositions d’esprit autrement favorables et juger sans idée préconçue ; on en eût découvert les secrètes beautés en regrettant parfois l’emploi de formules qui nous ramènent à la pratique classique de l’opéra.
De cette vaste partition, je veux retenir les pages surtout charmantes dans lesquelles s’épanche l’âme voluptueuse d’Yamina. Elles ont des caresses exquises et de délicieux raffinements. Les directeurs de l’Opéra ont donné à la Montagne noire leurs meilleurs artistes Mlle Breval, fort belle ; Mme Héglon, superbe d’attitude dans le long vêtement et sous les cheveux gris de l’énergique Dara ; M. Alvarez et M. Renaud, qui rivalisent d’efforts dans les rôles de Mirko et d’Aslar ; Mlle Berthet, touchante et charmante dans le personnage sacrifié d’Héléna ; M. Gresse, l’évêque-soldat dont le ministère fort bref est très dignement rempli ; et enfin, pour la partie chorégraphique Mlle Torri qui dessine en lignes savamment sinueuses une danse, grisante comme celle de l’Ouled-Naïl, dont elle porte la lourde tiare, chargée d’or, et qui forme du reste la pièce la plus importante de son costume.
Les Monténégrins, fort exactement vêtus, avec leurs larges ceintures bourrées de pistolets et de kandjars, leurs sabres courbes traînant sur leurs bottes ; les femmes, avec leurs caftans, leurs tabliers brodés et leur petite calotte noire, se détachent harmonieusement sur le fond des décors brossés par le maître peintre Jambon. Ces costumes font honneur au goût artistique de Bianchini. Ils eussent encore gagné en agrément pour l’œil du spectateur, sans une réelle monotonie de groupement, qu’il faut bien remarquer ici, puisque tout le monde la remarque. La mise en action des masses chorales est chose difficile, certes ; mais pourquoi n’obtiendrions-nous pas en France ce qu’on obtient couramment à l’étranger ? Pourquoi les chœurs ne participeraient-ils pas à l’action, pour la servir, pour l’échauffer, alors que leur passivité constante la rend morne et parfois glaciale ? Il y a là une belle réforme à faire. M. Gailhard l’a parfois entreprise ; il faut qu’il la réalise.
Il n’y a, comme toujours, que des éloges à adresser à M. Taffanel dirigeant magistralement et pourtant très simplement son bel orchestre.
Voici maintenant venir le chevalier Tannhauser, qui va subir à son tour les envoûtements de Vénus, à la grande joie des adeptes, et qui fut autrefois si mal accueilli. Les partitions ont leurs destins.
Louis GALLET.
La Nouvelle Revue, janvier-février 1895, p. 884-887
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Augusta HOLMÈS
/Augusta HOLMÈS
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date de publication : 01/11/23