Premières représentations. Le Roi d'Ys
PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS
Théâtre national de l’Opéra-Comique : Le Roi d’Ys, drame lyrique en trois actes et cinq tableaux, poème de M. Edouard Blau ; musique de M. Edouard Lalo.
Ainsi voilà un ouvrage fait et parachevé depuis longtemps, présenté partout, refusé partout, et qui, le jour de sa mise en lumière, est déclaré, sans conteste, l’un des plus remarquables de la production de ces vingt dernières années.
Il a fallu que l’Opéra-Comique brûlât et que vînt de province, – de cette province dont un certain coin de Paris fait si volontiers bon marché, – un jeune directeur intelligent et artiste, plus artiste à lui tout seul que nos prétendues capacités parisiano-directoriales, pour aller dénicher dans l’ombre, où elle sa tenait modeste et résignée, cette œuvre de premier ordre, belle entre toutes par sa sincérité franche et sa fière conviction ; cette œuvre qui, du jour au lendemain, tourne à la honteuse confusion des directeurs lyriques passés et présents, en même temps qu’elle devient la glorification, tardive mais splendide, d’un musicien dont nous connaissions, nous autres, les hauts mérites, sans pourtant que le vrai public, dispensateur exclusif de toutes les renommées, eût seulement appris à bégayer son nom !
N’est-ce pas épouvantable de songer que Lalo a atteint la soixantaine le jour où il s’entend, pour la première fois, exécuter dans un théâtre, et n’est-on pas en droit de trouver monstrueuse cette absence d’un théâtre lyrique qui donnerait aux musiciens de France les mêmes facilités qu’ont, chaque année, les peintres et les sculpteurs de montrer, au grand jour de l’exposition publique, et ce qu’ils savent et ce qu’ils veulent faire ?...
C’est d’une légende bretonne qu’il s’agit, et dont un fort beau tableau de M. Luminais, qui figurait au Salon de 1884, a donné la clef.
La ville d’Ys a été engloutie sous les eaux au sixième siècle de notre ère, à la suite d’une traîtrise dont les causes servent précisément de thème au poème lyrique de M. Edouard Blau.
L’auteur, très habilement, a su combiner les éléments de la légende armoricaine pour les mettre au point d’une optique théâtrale indispensable, et son œuvre, logiquement construite, solidement appuyée sur la mise en action des sentiments humains les plus naturels, passion et jalousie, prend un relief et accuse une intensité d’effet bien propre à favoriser l’essor créateur d’un musicien d’imagination.
J’ajouterai que les vers ont tout le lyrisme désirable, que la forme en est châtiée, avec des abondances d’images, – souvent exquises, – qui agrandissent le cadre en élargissant les horizons du compositeur.
Le roi d’Ys a deux filles, Margared et Rosenn qui, toutes deux, sans se l’être dit, ont voué leur amour au même homme, Mylio, un guerrier parti pour les combats lointains, et qu’on croit mort.
Pour, mettre fin à une guerre désastreuse qui ruine le pays d’Ys, Margared a consenti à épouser l’ennemi de son père, le prince Karnac. On va célébrer le mariage, lorsqu’apparaît Mylio. À sa vue, Margared, reprise par la passion, refuse sa main et Karnac est obligé de se retirer avec les siens en dévorant une humiliation dont il saura se venger.
Plus que jamais on se battra ; mais cette fois le peuple d’Ys aura pour chef vaillant et invincible le guerrier Mylio, qui aime la douce Rosenn et qui reviendra victorieux pour être digne d’obtenir sa main.
Le combat a lieu, l’armée de Karnac est taillée en pièces et son chef, désespéré et vaincu, erre aux environs, cherchant le moyen d’assouvir à la fois sa vengeance et sa haine.
Il rencontre Margared, mordue par la jalousie, qui lui dévoile un secret ignoré de tous : contre les fureurs de l’Océan, la ville d’Ys est défendue par des écluses ; qu’on ouvre ces écluses, et le pays tout entier disparaîtra sous les eaux.
Margared n’a pas plus tôt parlé que, terrifiée par l’énormité de son crime, elle refuse d’aider Karnac à accomplir ce forfait épouvantable ; mais celui-ci profite de l’instant où l’on célèbre les noces de Mylio et de Rosenn pour exciter à la vengeance celle dont la vie ne sera plus désormais qu’une torture.
Ils vont sortir de la chapelle
Le cœur tremblant d’un doux émoi
L’une songeant : Il est à moi !
L’autre disant : comme elle est belle
Et puis, ils s’en iront ; et les vents embrasés
T’apporteront ce soir, le bruit de leurs baisers
Margared n’y tient plus. Elle fuit avec Kanac et ouvre les écluses. La mer monte, envahissante, le peuple se réfugie sur les hauteurs pour échapper à l’inondation. Vain espoir, le flot grandit toujours… Mais saint Corentin, le protecteur de la Bretagne, est apparu ; il faut une victime expiatoire, a-t-il dit, et le flot déchaîné s’apaisera soudain.
Margared se montre : « C’est moi qui ai fout fait », s’écrie-t-elle, et elle se précipite dans la mer. Aussitôt le ciel se rassérène, l’Océan cesse de gronder… Mylio et Rosenn seront heureux.
Toute cette situation est admirable et du plus poignant effet. Ici la mise en scène et l’action sont d’accord pour fournir un des plus beaux dénouements de théâtre que je sache.
C’est sur ce beau poème que M. Lalo a établi la maîtresse partition qu’un public enthousiasmé vient d’acclamer.
Il est incontestable que les opéras, venus à leur heure, et par suite de circonstances indépendantes de la volonté de l’auteur, ont sur les ouvrages commandés un avantage artistique véritable. Tandis que les uns sont, le plus souvent, hâtifs, bâclés même ; les autres ont été pensés, mûris, vécus, caressés avec amour. Ils ont ce moelleux, ce fondu, cette patine artistique du temps, – de ce temps qui « n’épargne pas ce qu’on a fait sans lui. »
C’est bien le cas de la partition de M. Lalo ; écrivant son œuvre sans savoir quand on la jouerait ; si jamais on la jouerait ; il a été exempt des préoccupations qui hantent le cerveau des compositeurs que j’appellerai les modistes de l’art, c’est-à-dire ceux de nos auteurs lyriques qui, selon le goût du jour, travaillent sur patron ; professeurs de coupe dont le talent se résume dans l’exhibition de « ce qu’il se fait de mieux » sur la place.
Autrement sincère, autrement convaincu est M. Lalo ; aussi l’effet qu’il obtient provient de son absence même de recherche. Sa musique est comme l’esclave, adjuvant de la situation ; elle grandit avec le drame et s’apaise avec lui.
Dans sa forme, toujours irréprochable, elle est pathétique à la façon des grands classiques ; puis, admirablement contrastée, la voici fraîche, jeune, primitive, avec des grâces naïves, à ce point touchantes en leur simplicité qu’on se sent doucement envahi par la plus exquise des émotions, celle qui fait trembler sous la paupière une petite larme discrète. Cela, c’est le triomphe de l’artiste et plus d’une fois M. Lalo l’a trouvé.
J’ajouterai que la langue musicale de M. Lalo se garde d’être inféodée à aucune école. Point de systèmes, point d’église, mais un accent clair, bien français par les idées comme par les tendances, et une écriture d’orchestre tout à fait merveilleuse, celle d’un symphoniste qui ne connaît point de rivaux.
Le Roi d’Ys, monté avec un souci artistique qui montre ce qu’on peut attendre de la nouvelle direction de l’Opéra-Comique, forme, avec ses décors de haut style, et ses costumes de curieuse époque, gallo-romaine, un spectacle de toute beauté, bien digne de rallier tous les suffrages, ceux de la foule comme ceux des délicats.
L’interprétation est de choix et l’orchestre, cette fois, a droit aux plus sérieux éloges.
Talazac, dans cette musique d’où la préoccupation de faire briller le ténor est bannie, a montré de rares qualités de souplesse. La simplicité des moyens qu’il emploie, la vérité émue de ses accents l’ont fait acclamer, bisser même.
C’est certainement la plus artistique création de sa carrière si heureuse.
Bouvet s’élève à la hauteur d’un tragédien lyrique. II est emporté, haineux, féroce, remarquable, pour tout dire, dans son rôle de Karnac.
Cobalet, superbe d’attitudes en roi d’Ys, se montre grand chanteur dans de fort beaux récits dont il élargit l’ampleur en véritable artiste. Très bien aussi Fournets dans l’apparition de saint Corentin.
Mlle Simonnet, bien poétique, bien chaste, bien jeune fille dans son personnage de Rosenn, chante avec charme de délicieuses cantilènes. Son succès très vif est on ne peut plus mérité.
Avec de rares qualités vocales, et des moyens parfois surprenants, Mlle Deschamps ne me satisfait qu’à demi. Trop préoccupée de faire du son quand même, elle néglige l’articulation et, grave est la faute, car Margared mène la pièce et on ne la comprend pas toujours, – ni elle, ni la pièce.
Ce qu’on comprend bien, par exemple, c’est le puissant effet de cette belle œuvre et le glorieux et décisif succès qui la couronne. C’est un véritable triomphe et le nom de l’auteur a été acclamé par une foule positivement en délire.
Léon Kerst.
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date de publication : 02/11/23