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Carmen de Bizet

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Opéra-Comique. – Carmen, opéra-comique en trois actes, par MM. Meilhac et Halévy, musique de M. Georges Bizet.

Que nous voici loin de ce qui s’appelle communément le « genre éminemment national » de l’opéra-comique, de ce genre neutre de pièce où il y a tout juste assez de musique pour ne pas gêner ce qu’on veut bien désigner sous le nom de « poëme » et pas plus de « poëme » qu’il n’en faut pour que la musique soit à son aise ; genre affable et poli, où le librettiste et le musicien font assaut de concessions.

« — Passez, mon cher, je vous en prie !

— Non, après vous. — Je n’en ferai rien.

— Ensemble, alors. »

Et tout finit par une cordiale poignée de main et un mariage en musique, « hyménée, union fortunée ! » entre Colin et Jeannette, entre le sous-lieutenant et la comtesse, entre le capitaine et la marquise, entre le roi et la bergère, selon le caprice aimable des auteurs.

Et dans ce public, où la jeune vierge timide, entourée de sa famille, doit entrevoir, au milieu de ses parents parqués en loge, celui qu’on lui propose pour époux ; où les vieillards gardiens des antiques traditions matrimoniales du genre, et suivant le rhythme consacré, branlent du chef avec satisfaction ; où chacun aime à redire, en les appliquant à celui-ci ou à celle-là, les malices cousues de fil blanc de l’acte qui vient de finir, et fredonne un « motif » en dodelinant de la tête ; dans ce public tout à fait spécial qui a fait pendant si longtemps de l’Opéra-Comique un « salon de fiançailles », l’on attend ce moment heureux qui doit unir deux cœurs faits pour se comprendre ; et alors, entre les jeunes gens s’échange un doux regard de contentement, entre les parents un salut de consentement.

Ainsi s’établissait entre les auteurs et leur public une parfaite communion d’esprit et de sentiment : tout juste assez d’esprit pour ne décourager personne et assez de sentiment pour encourager les timides ; c’était le bon temps de Favart, souvenez-vous-en, souvenez-vous-en !

Que tout cela est changé ! Depuis le jour néfaste où un premier cadavre a traversé la scène de l’Opéra-Comique, le charme a été rompu, et les cadavres se sont succédé depuis, sans relâche, au point que dans Mireille on a dû, pour placer tout le stock restant en magasin, organiser une procession de tous les mannequins défunts qui commençaient à se manger aux vers.

La collection s’est augmentée du cadavre de Carmen. Fantasque fille de Bohême, aimant le dernier venu plus que celui qu’elle aimait hier, la Carmencita n’est pas, on le voit, le modèle accompli donné en exemple aux jeunes personnes vouées à l’inflexible lendemain du mariage ; et, s’il reste de ce public d’autrefois quelques vestiges dans celui qui fréquente aujourd’hui l’Opéra-Comique, les allures suspectes de l’héroïne, née de cet esprit malsain dans un corps bilieux qu’on appelait Mérimée, doivent étrangement scandaliser tous ces respectables démodés.

À peu près aussi cynique qu’ils l’ont trouvée dans la « nouvelle » de l’académicien-sénateur-courtisan, les auteurs ont campé hardiment cette Carmen, toujours amoureuse, jamais fidèle.

Dans l’agencement des scènes, dans la préparation d’un dénouement farouche, dans la vérité pittoresque des types choisis, les auteurs n’ont reculé devant aucune brutalité : ils ont, comme on dit, mis les pieds dans le plat, sur cette scène où le « plat » ne manquait pas, mais où l’on n’avait jamais osé mettre les pieds dedans.

Ils l’ont fait avec une crânerie, avec une audace qui mérite le succès. Malheureusement, l’Opéra-Comique n’a pas su encore grouper autour des cadavres du nouveau répertoire un public aussi nombreux que celui qui se pressait autour des mariés de l’ancien. Peu à peu pourtant on s’y habitue, et peut-être est-ce la Zingala de MM. Meilhac et Halévy qui conjurera le mauvais sort.

Nous le souhaitons aussi pour la collaboration de M. Georges Bizet, qui a fait preuve dans Carmen de puissantes qualités et des ressources infinies d’un musicien aussi habile à combiner les sonorités instrumentales qu’à marier les voix.

Sa courte introduction symphonique se pose avec cette crânerie brutale que nous avons signalée dans l’allure générale du poëme, et l’on peut noter, dans l’acte auquel elle sert de préface, un chœur de dragons, martialement rhythmé, un pas redoublé très ingénieux pour flûte et trompette ; une « havanaise » où le rhythme se cambre, où la mélodie provocante retrousse hardiment les plis de sa jupe pailletée ; enfin un duo, tout de sentiment, dialogué et détaillé avec un art exquis.

Le second acte est très touffu de musique, et on ne sait quelle fleur y cueillir pour être mise en lumière. Au hasard du souvenir, nous citerons : la séguidille chantée et dansée ; l’air d’Escamillo :

          Toréador, en garde !

un quintette très originalement développé, et un duo d’amour d’où se détachent deux phrases mélodiques, l’une dite par don José, l’autre par Carmen, chacune de sentiment différent, toutes deux également justes d’expression et adorables de contour.

Le troisième acte débute par un sombre chœur de contrebandiers, qu’interrompt un court sextuor, et qui reprend, avec le jour qui se lève sur la ville prochaine, par un crescendo du plus grand effet.

Il faut signaler, dans cet acte, un air de soprano admirablement chanté par Mlle Chapuy, et le duo du duel, réglé par un maître en escrime musicale, qui connaît toutes les roueries de son art.

Le quatrième acte, qui n’est en réalité qu’un tableau, ne renferme que peu de musique, et I’on a le temps à peine – tant se presse le dénouement attendu – d’entendre et d’applaudir la marche des toreros, déjà esquissée dans l’ouverture et le duo final, dont le dernier accord est frappé par don José dans le cœur de Carmen.

De même qu’il n’y a pas dans le poème ce que, dans le « genre éminemment national » déjà nommé, on appelait le petit mot pour rire, il n’y a guère dans la partition de petit « motif » pour fredonner. Nous ne nous en plaindrons pas, ayant l’horreur de la tyrannie mélodique des facilistes du genre et de cette familiarité de certains refrains qui vous frappent sur le tympan, à la façon des comiques de vaudeville qui se frappent sur le ventre. Mais, hélas ! il y a encore bien des gens qui ne détestent pas qu’on leur frappe sur le ventre.

L’interprétation de Carmen est satisfaisante ; nous aurions voulu un ténor plus ferme sur sa voix que M. Lhérie, et une basse moins barytonnante que M. Bouhy, qui ne peut chanter que la moitié de ses airs.

Mlle Chapuy est touchante et charmante. Il n’y a que des éloges à faire à Mme Galli-Marié qui vient d’ajouter un type de plus à la galerie de ses plus pittoresques créations. Elle joue, chante, danse, lance le mot à l’espagnole, avec la désinvolture d’une gitanilla jouant tour à tour de la prunelle, de l’éventail et du couteau. Il faut la voir entrer en scène, une fleur de cassie au coin de la bouche, et se balançant sur les hanches comme une pouliche du haras de Cordoue. Goya l’eût campée ainsi. […]

Émile Marsy

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(1838 - 1875)

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date de publication : 18/09/23