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Ariane à l'Opéra

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« ARIANE » À L’OPÉRA

Il est évident que l’œuvre de MM. Catulle Mendès et Massenet, représentée, hier soir, pour la première fois, à l’Opéra, sera l’objet de critiques aussi vives que peu désintéressées. D’abord ceux qui veulent faire de l’art charmant de la musique une science d’ingénieur, vont pousser les hauts cris : « Eh quoi ! M. Massenet ne cessera-t-il donc jamais de composer ! Quand donc alors les « jeunes » arriveront-ils à se faire jouer ? »

Nous connaissons le refrain : Sans doute, toute vérité n’en est pas bannie. Mais « l’arrivisme » féroce de certains jeunes compositeurs empêche souvent que l’on prenne intérêt à leurs efforts. Et puis, il me semble que l’auteur de ces deux immortels chefs-d’œuvre que sont Manon et Werther mérite pourtant de ne point être traité de « vieille barbe encombrante », comme le criait un musicomane dans les couloirs, le soir de la répétition générale d’Ariane, puisque tout récemment encore il produisait ce nouveau et exquis chef-d’œuvre qu’est le Jongleur de Notre-Dame.

D’autres vont s’acharner sur Ariane pour des raisons qui n’ont rien de musical. L’ouvrage de MM. Catulle Mendès et Massenet est, en effet, le dernier ouvrage nouveau représenté à l’Opéra avant le renouvellement du privilège de ce théâtre, privilège que disputent à M. Gailhard de nombreux compétiteurs. En critiquant Ariane, son interprétation, sa mise en scène, c’est M. Gailhard que l’on cherche à atteindre et à terrasser...

À l’époque musicale que nous vivons, dans les circonstances actuellement traversées par l’Opéra, ce préambule était nécessaire pour que le public comprenne certains « éreintements » de l’œuvre nouvelle. Quant à moi, une fois de plus fidèle à mes principes d’impartialité rigoureuse, je vais parler d’Ariane sans aucun parti-pris. Que si j’adresse, au cours de ce compte rendu certaines critiques à l’ouvrage, c’est qu’elles m’auront paru très justifiées ; des éloges flatteurs à Mlle Bréval, instigatrice d’une candidature redoutable à la direction de l’Opéra, c’est que la façon dont elle a composé et chanté le rôle d’Ariane les aura amplement mérités ; des félicitations chaleureuses à M. Gailhard pour la façon dont il a monté Ariane, c’est que l’éminent directeur y a bien droit.

Mais voici l’analyse du livret de M. Catulle Mendès :

Thésée, roi d’Athènes, a cinglé vers la Crète avec son fidèle compagnon Pirithoüs, pour tuer le Minotaure, qui, chaque année, exige d’Athènes, pour les dévorer, un certain nombre d’éphèbes et de jeunes vierges. L’une des deux filles de Minos, Ariane, s’est levée au milieu de la nuit pour ouvrir, au héros la porte de bronze par où il pourra pénétrer sûrement dans le Labyrinthe. Bientôt survient Phèdre, l’autre fille de Minos. Chasseresse jusqu’ici ignorante des douceurs de l’amour, elle s’étonne puis s’irrite des sentiments de tendresse amoureuse qui s’éveillent dans le cœur d’Ariane. Mais des cris retentissent : Thésée a tué le Minotaure et paraît, entouré des éphèbes et des vierges qu’il a délivrés. Chacun exalte les vertus du héros, mais c’est à Ariane que s’adressent ses pensées d’amour et de reconnaissance. Il l’emmènera avec lui à Athènes, dont elle sera la reine, et Phèdre les suivra. Aussitôt les Grecs s’embarquent.

Ariane et Thésée, tendrement enlacés dans l’abri de la galère royale, s’abandonnent au charme des propos amoureux. À l’arrière du navire, Phèdre, déjà jalouse, songe à la morne tristesse de sa vie sans passion. Une tempête éclate, bientôt apaisée, mais le pilote a perdu sa route et au lieu du rivage de l’Hellade, c’est celui de l’île de Naxos qui apparaît bientôt, et sur lequel vient aborder la galère.

Dans l’île enchanteresse, Thésée, sourd aux exhortations guerrières de Pirithoüs, s’abandonne aux douceurs de l’amour. Il aime, mais ce n’est plus Ariane dont il fuit la tendresse. C’est Phèdre qu’il désire de toute sa bouillante ardeur. En vain, Ariane prend-elle sa sœur comme confidente de son désespoir et la supplie-t-elle d’intercéder auprès du héros pour qu’il revienne à elle. Phèdre promet, mais le sacrifice est au-dessus de ses forces. À peine en présence, Thésée et Phèdre se jettent dans les bras l’un de l’autre et Ariane, surprenant leurs premiers baisers, tombe inanimée. Le remords s’empare de Phèdre. Elle mutile une statue d’Adonis et, pour venger l’insulte faite à son fils, Cypris foudroie l’impie. Dans un sublime mouvement d’abnégation, Ariane supplie la déesse de ranimer sa sœur, et Cypris, émue, ordonne aux trois Grâces d’accompagner au séjour des morts l’amante héroïque et infortunée.

Le quatrième acte nous transporte aux Enfers, où Perséphone pleure sa mélancolique destinée et se laisse attendrir par le souvenir de ce qui fut sa vie. Soudain, des murmures harmonieux se font entendre : ce sont les Grâces qui accompagnent Ariane dans sa descente au Tartare. Les Furies essayent de barrer le chemin aux Grâces. Elles sont bientôt vaincues. Ariane s’avance et demande à Perséphone de ranimer Phèdre. Perséphone est inexorable. Pourtant, comme Ariane tend vers elle une gerbe de roses, l’âme de Perséphone s’attendrit au parfum des fleurs qui lui rappellent la vie. Phèdre remontera à la lumière.

Ariane et Phèdre apparaissent donc ensemble devant Thésée, qui, la raison égarée, et ne sachant encore laquelle des deux sœurs il aime le plus, refuse de quitter Naxos, malgré les adjurations de Pirithoüs. Phèdre rendra à Ariane l’amour de Thésée, mais le destin est plus fort que leurs volontés. En revoyant Phèdre, le roi d’Athènes est de nouveau conquis. La galère est prête. Oublieux de celle à qui ils doivent leur bonheur, ils y montent et voguent vers Athènes, durant qu’Ariane, dans le crépuscule qui décroît, se jette dans la mer bleue, où chantent les sirènes…

*

Tel est le livret de cet opéra sur les amours malheureuses de Thésée et d’Ariane, opéra qui est, depuis deux cents ans, le quatrième représenté à l’Académie nationale de musique sur le même sujet. M. Catulle Mendès a voulu que son livret s’écarte un peu de la tradition antique, respectée cependant par Thomas Corneille dans sa tragédie d’Ariane, qui est son chef-d’œuvre. L’épisode d’Ariane descendant aux Enfers et en ramenant Phèdre est, tout entier, de l’auteur de Médée. Je le regrette beaucoup plus que certaines obscurités du livret, car il rompt l’unité de l’action et en ralentit la marche. Il donne prétexte au ballet, c’est entendu, mais il eut été facile de placer le ballet à l’arrivée de Thésée et d’Ariane à Naxos. Cela nous aurait valu, de la part de l’auteur du divertissement des Erynnies, des airs de ballet que chacun attendait — se rappelant le motif du cortège de Thaïs, au premier acte de l’œuvre inspirée par l’héroïne de M. Anatole France — infiniment curieux de timbres et de rythmes. Ces airs, la lutte des Furies contre les Grâces, à l’acte des Enfers, ne nous les a pas accordés. Pourtant, il suffit de se rappeler le prestigieux ballet du Cid et celui d’Hérodiade pour savoir combien M. Massenet est un admirable compositeur de musique de ballet ! Sans doute, celui à qui nous devons d’avoir mené à bien la tâche périlleuse de mettre la tragédie du grand Corneille en musique s’est-il agacé, à la fin, d’entendre dire : « Il y a de bien jolies choses, dans le Cid, le ballet surtout ! » Toujours est-il que le ballet d’Ariane m’a laissé froid. Du reste, musicalement, l’acte est fort beau, ce qui atténue mes regrets.

Et me voici arrivé à la partition d’Ariane…

*

Depuis que j’ai en ma possession le beau volume musical édité par le Ménestrel, je l’ai soigneusement lu et relu. Nulle part, je n’ai pu y trouver trace des années de M. Massenet. Disons tout de suite que l’ouvrage est admirablement orchestré — le contraire eût étonné de la part de l’auteur de Chérubin — et qu’il est écrit pour la voix avec une prodigieuse habileté. Au premier acte, dans le chœur lointain des sirènes, et dans le finale : Que les fleurs de la jeune année, quel plaisir j’ai eu à retrouver le compositeur voluptueux, lascif, féminin, de Manon ! Au deuxième acte, qui sera meilleur, une fois allégé de fâcheuses longueurs, j’ai applaudi bien des passages. Enfin, le troisième acte, de facture glückiste et qui se termine, du reste, par un menuet, est admirable, en son entier, de force dramatique et de passion amoureuse. Là, il me faudrait tout citer, sans oublier la « Douleur d’Ariane », qui forme morceau détaché et remplacera, dans les temples, au pupitre des orgues, la méditation de Thaïs, dont les organistes ont un peu abusé. Ce n’est pas là une critique, qu’on veuille bien ne pas s’y tromper. Et ceux qui, hier soir, disaient cela pour s’en moquer, oubliaient que Wagner, avec Lohengrin, Tannhauser et le sommeil de Brunnehild, dans la Valkyrie, prenait une place de plus en plus prépondérante à l’orgue sacré...

Ce que j’aime le moins dans la partition — et je parle en ce moment à la place du public — c’est le quatrième acte. Je le trouve, quant à moi, musicalement très beau. Mais je crains que ces beautés ne paraissent un peu rébarbatives aux spectateurs, qui, sous peine de lèse-musique, doivent cependant admirer l’air de Perséphone : Hélas ! avant que le dieu noir m’emportât..., air vraiment digne de réunir tous les suffrages.

Le cinquième acte, tout en exigeant des coupures, n’a pas été, à mon avis, accueilli comme il le mérite. Pourtant, les pages superbes y abondent. Mais il « traîne » un peu et l’unité d’action étant rompue par l’acte des Enfers, qui n’a pas porté, l’impression moins favorable produite par ce dernier, a un peu rejailli sur lui.

On le voit, je dis, en toute franchise, mon impression d’Ariane et me suis attaché à critiquer le quatrième acte, qui manque de rompre l’équilibre de l’œuvre. Le grand défaut d’Ariane, je ne cesse de le répéter, c’est le manque de cohésion, causé par l’introduction dans la trame de l’acte des Enfers, pourtant très beau, mais trop en marge de l’action. Sous cette réserve scénique, la nouvelle œuvre de M. Massenet fait le plus grand honneur au maître et à la musique française.

Il est juste de dire que M. Gailhard l’a montée avec un soin extrême. J’ai beaucoup entendu critiquer le décor du deuxième acte, où l’on voit, tenant toute la largeur du cadre de la scène, la galère portant Thésée et Ariane, glissant sur les flots. Or, à moins de présenter le bateau comme celui du premier acte de Tristan et Isolde, il était impossible de faire autrement. Sans doute, plus à la reculée, eût-il fait meilleur effet, étant plus détaché sur la surface marine, mais alors comment faire chanter les rameurs, les éphèbes et les vierges sauvés du Minotaure, Thésée, Ariane, Phèdre, Pirithoüs ? En un cas semblable, dans le chœur des matelots, au troisième acte du Vaisseau-fantôme, à l’Opéra-Comique, M. Carré, qui est pourtant le plus admirable metteur en scène que je sache, a été obligé, le vaisseau étant à la reculée, de faire paraître les têtes des choristes-matelots sur le pont du navire. Celui-ci est lointain, ceux-là sont tout près. Il y a disproportion entre ces grosses têtes sur ce petit navire. Vu l’exiguïté de la scène de l’Opéra-Comique, M. Carré ne pouvait faire autrement et s’en est très loyalement expliqué. Alors pourquoi faire grief à M. Gailhard d’avoir mis le bateau aux premiers plans, justement pour éviter ce fâcheux inconvénient ? Je me suis assez élevé, dans le temps, contre l’archaïsme de la mise en scène de l’Opéra, pour ne point me féliciter du sang nouveau que M. Gailhard lui a infusé depuis quelques années. Armide l’a prouvé surabondamment, sans qu’il soit besoin de le redire encore pour Ariane. L’éclairage a fait d’immenses progrès à l’Opéra. (Je voudrais seulement que les projecteurs fussent mieux dissimulés.) Où sont les temps où, au troisième acte de Tannhauser, on pouvait voir, au jardin, dans le rideau de fond, une plaque de fer percée d’un trou où s’allumerait l’étoile ? Dans Ariane, au deuxième acte, les étoiles scintillent dans la nuit bleue d’Orient, comme je les ai vues scintiller tant de fois dans le désert lybique... Les plantations des décors ont bien changé aussi... Le « truc » par lequel l’île de Naxos sort peu à peu des flots, au deuxième acte, est très réussi.

Peu à peu — de trop brusques changements sont impossibles dans un aussi immense organisme — l’Opéra s’est transformé et se transforme de jour en jour. Dieu seul sait pourtant à quelles résistances M. Gailhard se heurte !

*

Pour finir cette déjà longue étude critique, il me faut constater avec une grande joie l’excellence de l’interprétation d’Ariane. J’ai déjà dit avec quel art incomparable Mlle Bréval a composé et chanté le rôle d’Ariane. Je m’incline sans réserves devant un semblable talent ; je suis heureux aussi de féliciter très vite Mlle Grandjean d’avoir été, au troisième acte surtout, une admirable Phèdre, de jeu et de voix. Mlle Arbell (Perséphone) a fort bien charité ses premiers airs ; moins bien celui des roses. Mlle Berthe Mendés a exquisement interprété l’air d’Eunoé : Ariane, épouse, pourquoi pleurez-vous ? ce qui n’étonnera personne, principalement les abonnés de l’Opéra qui, comme moi, suivent avec intérêt les progrès de cette charmante artiste, comme ceux de Mlle Laute, qui fut, sous le travesti de Chromis, tout à fait excellente. Enfin, dans le petit rôle de Cypris, Mlle Demougeot fut très applaudie.

M. Gailhard ne se contente pas d’être l’habile directeur qui, depuis plus de vingt ans, a su mener sans avaries le vaisseau de l’Opéra à travers les récifs et les écueils les plus dangereux. Il est aussi un admirable professeur. Après tant d’autres, M. Muratore, qui a chanté, hier soir, le rôle de Thésée, en est un exemple. Doué d’une mauvaise voix, M. Muratore n’avait rien fait, à l’Opéra-comique. Peu à peu, grâce aux conseils de M. Gailhard, le voilà qui devient chaque jour meilleur. Hier soir, il m’a étonné. Je ne peux lui faire de meilleur éloge.

M. Delmas a bien voulu se contenter du petit rôle de Pirithoüs, qu’il empreint de son style merveilleux. Compliments encore à MM. Triadou et Stamler.

J’ai indiqué le peu d’importance du ballet. Accompagnant Mlle Sandrini, infiniment souple, Mlles Jeanne Barbier et Antonine Meunier, furent trois Grâces qui ne parvinrent que fort difficilement à triompher des trois Furies, Mlles Zambelli, infiniment gracieuse, Léontine Beauvais et Jeanne Billon. Qu’elles soient désirs, jeux, nymphes, vierges, jeunes filles grecques, sirènes, je dois féliciter en même temps que leurs grandes camarades de la danse, plusieurs charmantes artistes du ballet. Que Mlles Blanche Marie, Marthe Lenclud, Marthe Lequien, Suzanne Kubler, Raymonde Brémont, Jeanne Laugier, des coryphées ; Mlles Berthe Lequien, E. Kubler, G. Coussot, G. Brana, Jeanne Kats, Fernande Tervort, Yvonne Delord, des quadrillas, soient ici complimentées comme elles l’ont mérité.

Albert Blavinhac.

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(1842 - 1912)

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date de publication : 23/09/23