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Revue musicale. La Vivandière

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Revue musicale
Théâtre de I’OPÉRA-COMIQUE : La Vivandière, opéra-comique en 3 actes ; paroles de M. Henri Cain, musique de Benjamin Godard. De quelques chefs-d’œuvre inconnus.

Je dois vous entretenir d’abord d’une chose médiocre ; puis je vous parlerai de belles, de sublimes choses [des cantates de Bach, qui font l’objet de la deuxième partie de l’article].

Pour la seconde fois en deux ans, M. Henri Cain vient de fournir à la musique française un sujet militaire. Après la Navarraise avec M. Massenet, la Vivandière avec le pauvre Benjamin Godard. Cet aimable peintre cache décidément un librettiste martial.

En son château de Lorraine, vers l’an 1794, vivait le marquis de Rieul avec son fils Georges. Ce père était aristocrate et ce fils républicain. Or, un matin, quelques régimens de l’armée du Rhin, rappelés contre les Vendéens, firent halte dans le village, et Marion la vivandière arrêta son âne et sa carriole devant la grille du château. Le soir, quand la demi-brigade se remit en route, le cœur de Georges battait bien fort ; si fort, que Marion n’eut qu’à lui dire : Viens avec nous, petit ! pour que l’enfant suivit les trois couleurs. Son père le maudit, et Jeanne l’orpheline, vous savez l’orpheline d’opéra-comique, élevée au château, aimée du jeune homme et qui l’aime, Jeanne donc, ayant intercédé pour son ami, fut comme lui maudite et chassée. Mais la bonne Marion, rejoignant la colonne, aperçut la pauvrette et l’emporta dans sa carriole, au plus grand trot de son grison.

Un an plus tard, en pleine campagne vendéenne, la petite aidait à la cantine, le petit à la victoire, et pour tous deux ce fut d’abord, à travers la lande fleurie, une joyeuse équipée de guerre, de jeunesse et d’amour. Mais bientôt le hasard, le malheur de ces temps douloureux et des guerres civiles… Eh bien ! non, rassurez-vous : il n’y aura pour les amoureux ni hasard ni malheur, grâce à l’excellente vivandière. Ayant appris que le marquis de Rieul était venu se mettre à la tête des derniers chouans et que demain, dans une suprême bataille, l’enfant allait se trouver en face du père, l’ingénieuse Marion sut éloigner l’enfant de la bataille impie. Le père ayant été pris, l’héroïque Marion le fit évader de sa main, et sans doute elle eût payé ce beau trait de sa vie, si l’on n’avait appris, le jour même, la pacification de la Vendée, la fin de la guerre et l’amnistie générale accordée par la Convention. Alors cris de : Vive la République ! Vive la Patrie ! Applaudissement, enthousiasme, délire, et en voilà, surtout dans le quartier et avec le public de l’Opéra-Comique, en voilà peut-être pour une centaine de représentations.

Benjamin Godard, on l’a rappelé dernièrement, estimait qu’un musicien doit attendre peu de son poète et presque tout de lui-même. En quoi peut-être il n’avait pas aussi grand tord qu’on l’a dit. Nous finissons vraiment par demander trop au librettiste, par exagérer les droits ou les devoirs du drame, de l’action, du mot surtout, au mépris des droits de la musique. En soutenant tous, ou presque tous, que le drame ou la poésie est le but, et la musique le moyen, il n’est pas impossible que nous soutenions, fût-ce avec Wagner, une hérésie ou un blasphème, dangereux aujourd’hui, demain peut-être fatal à la nature, à la vocation et à la dignité de la musique. J’en ai souci quelquefois. Mais sans que la question soit ici tranchée, ou seulement débattue, il faut reconnaître que le musicien n’a pas besoin d’un chef d’œuvre pour faire son chef-d’œuvre à lui. Oui, à lui, car, en ce genre de l’opéra ou du drame lyrique (le nom ne fait rien à l’affaire), la beauté véritable vient de la musique, et la vraie gloire lui doit retourner. Dans cette mesure-là, Godard avait raison, et de ce livret pas bien méchant, mais pas bien mauvais non plus, de la Vivandière, c’était à la musique de faire quelque chose, et même quelque chose de beau. Par malheur, elle n’en a rien fait, ou presque rien : peut-être un peu plus qu’une opérette comme la Fille du tambour-major, mais beaucoup moins qu’un opéra-comique comme la Fille du régiment.

Du sujet, ni l’extérieur ou la figure, ni le fond n’est rendu. Cette musique est à peine militaire, ou du moins elle ne l’est qu’à la manière de l’imagerie d’Épinal ou de la chromolithographie. Le second acte, par exemple, a beau rassembler tous les épisodes de la vie des camps : ralliement, exercice, parade, lecture de l’ordre du jour, voire du tableau d’avancement, tout cela, sauf un récit de charge, entraînant par le rythme et la sonorité redoublée, tout cela ne parle qu’aux yeux ; de tout cela toute substance musicale est absente ; rien n’est représenté par les sons, de la condition d’abord ou du métier de soldat. Quant à l’âme du soldat, l’âme de la guerre, et de quel soldat ici et de quelle guerre ! pas une fois on ne la sent palpiter et vivre. C’est elle cependant qui partout devait chanter. Elle devait chanter, héroïque, sur les lèvres noires de poudre des Mayençais en haillons ; héroïque encore, mais plus cordiale et attendrie, elle devait chanter dans le sanglot comme dans l’éclat de rire de la brave Marion ; et quand, au second acte, le rideau s’est levé sur le printemps de Bretagne, sur les coteaux et les pommiers en fleurs, alors, dans le printemps sanglant, dans la prairie foulée par la bataille, dans toute la nature enfin, pourquoi l’âme de la guerre, de la guerre terrible aux choses mêmes, oh ! pourquoi cette âme n’a-t-elle point chanté ! Comment le musicien n’a-t-il pas tiré parti de la Marseillaise ou du Chant du départ, que de citer ça et là quelques mesures de l’une, et le refrain de l’autre en guise de couplet final. Il fallait, de ces thèmes glorieux, ou d’autres qui leur eussent ressemblé, nourrir, animer l’orchestre, enfiévrer la symphonie, plutôt que de mêler, dans un banal entracte, les reliefs de Gounod et de Bizet aux miettes de Massenet et de Mascagni. À la place du finale du second acte, lequel a d’ailleurs enlevé le public, ainsi qu’un hercule enlève des poids, qu’elle eût été sublime, orchestrée par Berlioz, entonnée par une Delna, la Marseillaise elle seule, mais la Marseillaise elle-même ! Et que peu de chose eût suffi au premier acte, une flamme d’un instant, un éclair de génie, pour créer musicalement et d’emblée la figure de Marion ! J’ai d’abord espéré, j’ai cru même qu’elle allait surgir. Elle entre crânement, la vivandière, acclamée par ses hommes. Les chœurs, l’orchestre ont ici je ne sais quel accent de joie robuste, d’éclatante cordialité, par où tout s’ennoblit, tout, jusqu’au coup de fouet de la brave fille au brave animal qu’elle conduit. Là encore c’était au musicien d’agir, de donner la vie. N’accusez ni la situation ni la parole d’insuffisance ou de stérilité. Air, récit, quoi que chantât cette cantinière à cet âne, en lui donnant des chardons fleuris et des baisers, cela pouvait être touchant, j’allais dire sublime. Sans aller jusqu’à l’adieu du héros virgilien à son cheval de bataille : Rhœbe ! diu, res si qua diu mortalibus ulla est ! la musique pouvait élever la pauvre bourricot à la dignité équestre, et faire de Marion, une guerrière aussi, quelque Brunehilde bonne fille, mais épique à sa manière, à la manière de France, qui vers l’an 1794, au bord du Rhin, le fleuve des Valkyries, n’était pas à dédaigner.

Pardon ! vous trouvez que je m’anime, que je manque d’égards envers la mort, envers une mort récente et prématurée. Il ne s’agit pas de cela. Le pauvre Benjamin Godard en vérité fut loin d’être toujours un artiste ordinaire, et si Jocelyn, Dante surtout, trahirent les rares promesses qu’avaient données le Tasse, la Symphonie légendaire auparavant les avait confirmées. « Du génie, du talent et même de la facilité. » Godard eut plus de talent que de génie et moins de talent que de facilité. Malgré tout, il avait du talent. Mais contre le très grand, très gros succès de la Vivandière, il est permis de protester, et, rêvant à ce que n’est pas l’œuvre, de goûter médiocrement ce qu’elle est. De ce qu’elle est : superficielle et banale, on doit peut-être en vouloir moins à cette œuvre même qu’à d’autres, à tant d’autres qui pèchent aujourd’hui par les défauts ou les excès contraires, et dont l’action fâcheuse appelle ces non moins fâcheuses réactions. Par l’abus de l’extraordinaire et de l’inintelligible, on finit par rejeter le public dans l’amour du médiocre et du commun, de la lumière crue et de l’apparence grossière. Et cet amour est terrible en sa vengeance. Il exerce les plus intimes, les plus odieuses représailles. Il frappe à l’aveugle, au besoin sur les chefs-d’œuvre. Il est ignorant, imbécile et barbare. À côté de moi, l’autre soir une dame s’est écriée : « Enfin, ça repose de Gluck ! » Alors je me suis souvenu d’Alceste et de Mme Caron au Conservatoire il y a quelques semaines, et j’ai senti que je ne pardonnerais jamais le cri de cette dame à la pauvre Vivandière.

Apprenez maintenant qu’un maître, un maître sublime, s’est révélé. Suivez-moi, non plus au théâtre, puisqu’on n’y donne en cette cruelle saison que des Vivandière et des Montagne-Noire, mais à la lointaine et modeste salle de la rue Rochechouart. Là M. d’Harcourt dirige avec feu des concerts toujours honorables et parfois d’un intérêt singulier. Là, trois fois par an, le premier de nos maîtres de chapelle (vous avez déjà reconnu celui de Saint-Gervais, M. Bordes) fait entendre des cantates de Bach. Ce sont trois exquises soirées. Une cantate de Bach est d’ordinaire une chose admirable en même temps qu’une chose courte, fin quatre ou cinq morceaux on y trouve concentré ce que le génie du maître offre de plus pur, de plus grand et de plus fort. Tout cela peut-être, vous n’avez plus à l’apprendre. Mais cette année, entre deux cantates de Bach, M. Bordes a glissé chaque soir quelques fragmens d’un certain Henri Schütz, Henricus Sagittarius, comme lui-même s’appelait et signait en latin. Le maître nouveau, quoique si ancien, le maître inattendu et sublime, le voilà. Le connaissez-vous ? J’aime à ne pas le croire, moi qui (j’en ai grand’honte) ignorais tout de lui hormis son nom.

[…]

Camille Bellaigue.

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date de publication : 01/11/23