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Bruxelles. La Fille de Madame Angot

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Date de publication :

CORRESPONDANCE

Bruxelles, 6 décembre 1872.

Le boulevard parisien est presque devenu le tributaire des impresarii belges, qui ont tout l’air de vouloir monopoliser l’essai des nouveautés lyriques du genre léger. Les directeurs de Paris ne s’en plaindront pas, puisqu’ils profitent d’une expérience qui se fait loin d’eux, et qui plus tard ne leur enlèvera pas un spectateur ; ceux de Bruxelles n’ont pas eu à s’en repentir, jusqu’ici du moins, et ce n’est pas la dernière aventure tentée qui les découragera ; car le succès de la Fille de Madame Angot, de MM. Clairville, Siraudin et Koning, musique de Ch. Lecocq, que vient de donner le théâtre des Fantaisies-Parisiennes, a atteint des proportions inusitées.

J’ai en vérité quelque scrupule à appeler opéra-bouffe, avec l’affiche, un ouvrage qui ne serait point déplacé, texte et musique, à la salle Favart. Les spectateurs bruxellois, s’attendant à des joyeusetés comme celles des Cent Vierges ou de la Timbale d’argent, ont été surpris, et fort agréablement, d’assister à un véritable opéra-comique. Des scènes bien trouvées, bien enchaînées, souvent fort amusantes, du mouvement, un peu de sentiment, point d’équivoques graveleuses ; une musique charmante, fine, originale souvent, voilà ce qu’on leur a donné au lieu de ce qu’ils croyaient trouver ; et comme après tout ils sont gens de goût, la substitution leur a plu, et si bien, que le succès, qui a commencé à se dessiner dès le premier acte, était à la fin de la représentation un triomphe des plus complets, de ceux qu’obtiennent le ténor ou la prima donna en vogue.

Il n’est pas besoin, n’est-ce pas, que je vous rappelle l’histoire, je dirais presque la légende de la mère Angot, la célèbre « dame de la Halle » qui fit tant parler d’elle il y a cent ans, et que le chevalier Aude et d’autres ont mise vingt fois à la scène. Aussi bien n’est-ce pas d’elle qu’il s’agit dans la pièce de MM. Clairville, Siraudin et Koning, mais de sa fille, la gentille Clairette, la perle des fleuristes du marché des Innocents. Restée orpheline fort jeune, elle a été adoptée par les dames et les forts de la halle, qui lui destinent pour époux, en parents pratiques et avisés, un brave garçon pourvu d’un bon métier, le perruquier Pomponnet. Mais le cœur de Clairette est tout à Ange Pitou, le hardi et spirituel chansonnier à qui ses sarcasmes ont valu plus d’une fois la prison, mais qui en a toujours été tiré par une protection inconnue. Un financier fort maltraité dans une de ses chansons, qui n’a point encore été publiée, achète son silence trente mille francs. Ange Pitou, qui n’est pas riche, a la faiblesse de consentir pour pouvoir offrir une dot à Clairette ; mais les nombreux tuteurs et tutrices de la jeune fille n’entendent pas qu’elle accepte un argent gagné de la sorte, et tout est rompu. De dépit, et pour taire manquer sûrement son mariage, Clairette se met à chanter publiquement les malencontreux couplets ; les estafiers arrivent, et c’est elle qu’on emmène en prison.

Cette prison, il est vrai, n’aura rien d’affreux ; c’est un salon, dans lequel se passe l’acte suivant, celui de Mlle Lange, la célèbre comédienne, son ancienne camarade de pension, dont l’influence domine tous ces événements, et la mystérieuse libératrice d’Ange Pitou qu’elle aime aussi. Ce dernier y est attiré et surpris par Clairette en tête-à-tête avec Mlle Lange, mais des conspirateurs qui arrivent mettent fin à la situation. En effet, Larivaudière, le financier chansonné, et d’autres personnages, conspirent avec Mlle Lange contre la République ; ils sont signalés, on est à leurs trousses, et la police va envahir le salon ; Mlle Lange mystifie capitaine et soldats en improvisant un bal où ils ne trouvent rien de mieux à faire qu’à se mêler. L’acte finit ainsi d’une manière fort drolatique.

Au troisième acte, on est au bal Calypso, où Clairette a su attirer, sous divers prétextes, tous les personnages de la pièce. Ange Pitou, dont la constance n’est pas la vertu favorite, est devenu tout dévoué aux beaux yeux de l’actrice. Clairette s’en aperçoit ; mais, en fille sage, elle s’en consolera ; le perruquier Pomponnet est toujours là, et fera le meilleur des maris.

Le dénouement, on le voit, n’a rien de subversif ; mais la pièce vaut surtout par les détails, et il y en a de charmants, que le manque de place m’empêche de vous raconter.

Les situations offertes au musicien sont des plus heureuses, et M. Ch. Lecocq en a tiré tout le parti possible. La musique a de la couleur, de la distinction, et les exigences scéniques y sont parfaitement comprise. Je ne saurais citer un seul morceau absolument sans valeur ; et, pour me borner aux principaux, j’énumérerai les suivants : au premier acte, après l’ouverture, les couplets sur Madame Angot : Très-jolie, peu polie, qui ont été bissés, la chanson satirique et un finale très-développé ; au second acte, le chœur des conspirateurs : Quand on conspire, une vraie trouvaille, une perle d’originalité qu’on a voulu entendre trois fois, et un duo entre Mlle Lange et Mlle Angot : Jours fortunés de notre enfance, l’ensemble final sur le thème d’une très-jolie valse dansée et chantée : Tournes, tournez, qu’on a également redemandée ; au troisième acte, la scène finale : Ah ! c’est donc toi madam’ Barras, qui contient en substance un spicilège du catéchisme poissard, et qui est fort amusante et habilement traitée ; elle a eu aussi les honneurs du bis.

L’exécution est excellente. Mlle Desclauzas joue avec beaucoup de finesse et d’élégance le rôle de Mlle Lange, et Mlle Luigini est une charmante Clairette ; Mme Delorme, MM. Widmer et Jolly dépensent beaucoup d’entrain et de verve, tout en restant dans les limites du bon comique.

Une ovation a été faite au compositeur qui, rappelé par toute la salle après le second acte, a dû paraître sur la scène. Les artistes ont été rappelés après chaque acte.

Tel est le bilan de la première représentation, qui a eu lieu mercredi soir. Celle du lendemain en a été la reproduction à peu près exacte. Ovation faite à M. Lecocq qu’on apercevait dans la salle, et une sérénade que l’orchestre et les chœurs sont allés lui donner après le spectacle.

Les costumes sont très-beaux et très-pittoresques, et la mise en scène parfaite de goût et de vérité. L’époque du Directoire revit là dans toute son intégrité. L’actif et intelligent directeur, M. Humbert, mérite de ce chef des éloges sans restriction.

C.

Personnes en lien

Compositeur

Charles LECOCQ

(1832 - 1918)

Œuvres en lien

La Fille de Madame Angot

Charles LECOCQ

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CLAIRVILLE Victor KONING Paul SIRAUDIN

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date de publication : 21/10/23