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Théâtre des Folies-Dramatiques. La Fille de Madame Angot

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THÉÂTRE DES FOLIES-DRAMATIQUES

La Fille de Madame Angot, opéra-comique en trois actes, paroles de MM. Clairville, Siraudin et Koning, musique de M. Ch. Lecocq. Première représentation, le vendredi 21 février 1873.

Très-jolie, 
Peu polie, 
Possédant un gros magot ;
Pas bégueule, 
Forte en gueule, 
Telle était Madame Angot.

Telle elle était en effet lorsque Maillot la présenta en public au théâtre de la Gaîté en 1795. Le poing sur la hanche, le nez au vent, la langue bien pendue, le verbe haut, la main leste, ce personnage typique de la poissarde enrichie faisait son entrée dans le monde, semant ses coq-à-l’âne à cuirs que veux-tu, gênée dans les entournures de sa robe de soie toute neuve, et étouffant sous le chapeau à cabriolet acheté la veille. Avec quelle joie elle lâchait la langue prétentieuse qui lui était imposée, pour reprendre son cher jargon du carreau des Halles, d’un pittoresque plus que rabelaisien ! avec quel entrain elle retrouvait les façons cavalières de sa mère Mme Engueule, reine des accords poissards, qui avait brillé d’un si vif éclat au théâtre de la Foire en 1754 ! Elle était riche et les voyages ne lui coûtaient guère ; aussi la vit-on pendant près de vingt ans, en ballon, en voiture, en bateau, de Paris au Malabar, du Malabar à Constantinople, promener à travers le monde ses lazzi et ses écus, tant et si bien que peu à peu tout son avoir alla à vau-l’eau, sans espoir de retour. Après Maillot, le créateur du type, le chevalier Aude reprit cette odyssée de la poissarde parvenue, et avec Corse, l’acteur qui jouait Madame Angot, mena notre héroïne poissarde, Dieu sait où.

Dieu le sait, c’est vrai, mais MM. Clairville, Siraudin et Koning le savent aussi, puisqu’ils ont retrouvé la fille de l’illustre marchande de morue, Mlle Clairette Angot, qu’ils ont eu l’honneur de présenter au public vendredi. Du reste, cette jeune fleuriste s’était déjà fait connaître, et fort à son avantage, à Bruxelles, sur le théâtre des Fantaisies-Parisiennes, le 4 décembre dernier ; et puis la célébrité de ses ancêtres (par les femmes, les pères étant généralement inconnus dans la famille) lui donnait un titre incontestable à la réception la plus cordiale, et elle a été, en effet, accueillie le mieux du monde.

Au premier acte, nous sommes au carreau des Halles. Autour de la fontaine des Innocents, ce charmant clocher de la capitale des carottes et des navets, forts et dames de la halle sont gaiement groupés. Les grands parapluies rouges dorment en flottant sur leurs hampes de bouleau, comme des voiles le long des mâts par un temps calme. Oignons, navets, artichauts et choux-fleurs gisent abandonnés sur le pavé glissant. La halle a mis ses habits de fête : gilets à revers, boutons resplendissants, brillent sur les poitrines des forts ; une effroyable symphonie de bleu, de rouge, de jaune, de vert, de citron, d’incarnat, lance ses notes criardes sur les robes de ces dames. Il y a fête aux Innocents : la halle marie Clairette Angot, devenue orpheline et élevée par les anciennes camarades de sa mère, au joli Pomponnet, le meilleur élève du perruquier Léonard. Une seule personne s’oppose à ce mariage, c’est Clairette, qui n’aime pas Pomponnet, mais dont le cœur a parlé pour Ange Pitou, le célèbre chansonnier, le réactionnaire, le royaliste. 

Afin de trouver un prétexte pour reculer son hymen, elle chante en plein public une certaine chanson dans laquelle Barras, Mlle Lange, Larivaudière, le financier, sont rudement fouaillés. Son plan était bien conçu : au troisième couplet, quand tout le monde a bien eu le temps d’écouter, dame Police, sous les traits de M. Louchard, un Vidocq des Folies que je vous recommande, arrive et met la main sur la jolie chanteuse.

Suivons-la dans sa prison. Mais voici bien d’une autre surprise. Cette prison est la maison de Mlle Lange, la favorite de ce cinquième de roi qu’on appelait Barras, et aussi de cet habile et riche fournisseur Larivaudière. Incroyables et merveilleuses se dandinent et minaudent à l’envi dans les boudoirs et les salons de la prima donna de Feydeau. Derrière leurs horrifiques cravates, couverts de leurs immenses collets, nos muscadins conspirent, et les muscadines, sous leurs longues tuniques à la grecque, cachent le poignard de Charlotte Corday, après en avoir fait ôter la lame. Chacun, comme on disait en ce temps-là, veut se débarrasser. C’est là que nous retrouvons Clairette, toujours amoureuse de Pitou, et Pitou qui, voyant Mlle Lange pour la première fois, oublie complètement la petite fleuriste. Mlle Lange a reconnu Clairette ; c’est une de ses amies de pension. Sans savoir quel est l’amant préféré de Mlle Angot, elle entre dans ses desseins, et, pour les mieux servir, commence par faire emprisonner le pauvre Pomponnet, qui est venu réclamer sa fiancée. Ceci fait, elle se remet à conspirer comme tout le monde. Tous sont réunis ; sombres sous leurs collets noirs et leurs perruques blondes, les conspirateurs commencent leur œuvre infernale. Mais voici la trompette qui sonne.... ce sont les hussards d’Augereau et ils ne plaisantent pas avec les séditieux. Que faire ? Mlle Lange ne perd pas la tête. Sur un signe d’elle, merveilleux et merveilleuses quittent leur air fatal, et la conspiration se change en un bal auquel les hussards n’ont qu’à prendre part.

Pendant tout ce temps, Clairette s’est aperçue de l’infidélité de Pitou et de l’amour de son amie pour celui-ci. Vertuchoux ! on n’est pas pour rien fille de Mme Angot, et elle veut se venger. Au moyen d’une habile correspondance, elle amène tout le monde au bal des jardins de Calypso, et là, dévoilant toute l’intrigue, elle annonce à ses nombreux pères et mères de la Halle qui n’avaient rien compris à tous ces changements, qu’elle a fait mal-donne, qu’Ange Pitou n’est qu’un polisson et que Pomponnet seul a mérité sa main.

Tel est le sujet de la Fille de madame Angot. Ne vous attendez pas, lecteurs, à y trouver gaudrioles épicées, ni exhibitions appétissantes. Le mérite principal de la pièce est d’être pittoresque. Ce petit voyage du carreau de la Halle à un salon du directoire, et de là sous les ombrages pailletés par l’éclat un peu terne des verres coloriés du bal de Calypso, au milieu des costumes historiques les plus variés et les plus fidèles, est fort divertissant. L’action marche librement et sans fatigue ; le dialogue, émaillé de mots charmants et de couplets amusants, sert bien la musique. Les morceaux sont bien coupés, bien en scène et le finale du second acte surtout présente un développement très-musical et très-bien conduit.

Je n’hésite pas à affirmer que la partition de la Fille de madame Angot est la meilleure œuvre de M. Ch. Lecocq.

Il a repris, mais en l’agrandissant, le procédé qui lui avait si bien réussi dans Fleur de Thé. Ce procédé, qui consiste, dans les morceaux d’ensemble, à scinder la marche mélodique par petits couplets pour les rattacher ensuite au moyen d’un allegro, présente l’avantage d’être clair et plein d’unité, tout en étant varié. La phrase de M. Lecocq est leste, fine et vive ; elle suit exactement les paroles, ne se perd dans les détails. Il trouve la note juste sans chercher inutilement l’éclat ou l’effet de sonorité et de rhythme. Son instrumentation et son harmonie, sobres, mais riches et nombreuses, décèlent d’excellentes études. Sa nouvelle œuvre est écrite dans des proportions plus grandes que celles qu’il avait adoptées jusqu’à ce jour, et les deux importants finales du deuxième et du troisième acte sont composés avec une sûreté de touche et une clarté qui font le plus grand honneur à son sentiment scénique.

L’ouverture est faite avec quelques-uns des motifs les plus caractéristiques de la partition. Après le chœur d’introduction et de jolis couplets, Clairette chante une gracieuse romance, bien soutenue par un accompagnement de cor. La légende de Mme Angot est composée dans la forme de la chanson populaire, avec son refrain lestement tourné. On a crié bis tout d’une voix. Citons encore dans cet acte un joli duo en sol, dans lequel une

petite phrase en si bémol : « Madame Angot n’aurait pis trouvé ça », reprise à propos, jette la note spirituelle de la façon la plus charmante. Après ce morceau vient le finale du premier acte qui commence par un chœur scénique et animé, suivi de la chanson politique qui a été bissée. Paroles et musique, ces couplets méritaient le succès qui les a accuellis ; la mélodie en est simple, mais la franchise du rhythme rendra cette chanson populaire avant peu.

À l’acte suivant, les merveilleuses chantent un très-joli petit chœur (en sol, six-huit) bien complété par les couplets de Mlle Lange sur les femmes. Après ce morceau, on a fort applaudi une romance de Pomponnet, charmante et fine au possible, et un duo ravissant, coupé de la manière la plus originale. Au commencement, Clairette et Lange, toutes pleines de leurs souvenirs d’enfance, évoquent l’innocence de cet âge heureux ; puis peu à peu les anecdotes se présentent en foule à leur mémoire, et enfin le catéchisme poissard vient terminer cet entretien le plus gaiement et le plus franchement du monde, sans tomber cependant dans la grosse bouffonnerie. J’aime moins le duo qui suit. Le quintette en  est finement composé et dans un excellent style vocal. Ici commence le morceau capital de la partition, c’est-à-dire le finale, composé de trois parties : le chœur des conspirateurs, la scène de l’entrée des hussards, et le bal.

Pendant tout ce temps, l’action dramatique continue, et le musicien, avec une extrême habileté, a su la fondre dans l’ensemble sans pourtant la faire disparaître. Le chœur des conspirateurs a été bissé et c’était justice. La phrase (en ut) se développe sur un mouvement de marche piano, puis, tout à coup, par une ingénieuse modulation en la, se relève de la façon la plus inattendue et la plus originale ; le chœur des soldats et la valse sont reliés avec aisance, et ce long morceau, qui a paru trop court au public, a décidé du succès définitif de l’œuvre.

Le troisième et dernier acte s’ouvre par une « fricassée » bien rhythmée et des couplets en mi bémol de Clairette, qu’on a vivement applaudis. Ils sont véritablement trouvés. Le duo des deux forts commence très-bien ; il est gai, d’une bonne déclamation, mais la fin est un peu écourtée. Notons encore dans cet acte, avant le finale, un trio fort bien écrit pour les voix, dont l’allegro est léger et plein de verve, et un duo très-mélodique. Le finale est presque aussi développé que les deux précédents ; il est bien mené, bien en scène. Les amusants couplets de la dispute : « Ah ! c’est donc toi, madam' Barras, » ont été bissés.

Résumons-nous : non-seulement la Fille de madame Angot est un succès et un très-grand succès, mais elle montre chez M. Lecocq un progrès sensible dans la coupe scénique, dans la conduite et l’agencement des masses. Sa musique est gaie sans être bouffonne ; on y trouve de la distinction et du sentiment quand il en faut.

Il nous faut rendre aussi aux artistes la justice qui leur est due, car ils sont bien pour quelque chose dans ce brillant résultat. Mlle Paola-Marié (Clairette) a conquis décidément, dans la soirée de vendredi, une des premières places parmi les chanteuses de genre ; elle dit bien, sa physionomie est vive, et elle nuance avec finesse. Mme Desclauzas (Mlle Lange) est aussi un des soutiens de l’ouvrage. Elle fait de son personnage une vraie création ; dans le troisième acte surtout, elle a enlevé tous les suffrages. Elle chante avec goût et dit juste. Mlle Toudouze n’a que la légende à chanter, mais elle l’a dite avec une crânerie qui lui a valu les honneurs du bis. Je ne parle pas des rôles d’hommes ; Dupin (Pomponnet), pris d’un violent accès de rhume, avait peine à se faire entendre et cependant il a bien détaillé la romance du second acte. Mendasti laisse à désirer dans le rôle d’Ange Pitou. Haymé est très-bien dans celui de Trénitz, l’incoyable conspirateur, et Legrain a su faire un type bien amusant de l’agent de police Louchard.

Nous ne pouvons finir ce compte-rendu sans féliciter la direction du soin avec lequel elle a monté l’ouvrage. Les costumes, dessinés par Grévin, sont d’une exactitude scrupuleuse, et ce n’est pas un des moindres mérites de la pièce d’avoir donné aux décorateurs un cadre dans lequel ils puissent produire d’aussi charmants effets sans la moindre excentricité de costume et en restant fidèles à la tradition de l’histoire. L’orchestre aussi mérite tous nos éloges, il a de l’ensemble, de la couleur, de l’entrain. Les premiers violons surtout sont excellents et M. Thibaut conduit avec talent sa petite phalange d’artistes.

H. Lavoix fils.

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Journaliste

Henri LAVOIX

(1846 - 1897)

Compositeur

Charles LECOCQ

(1832 - 1918)

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CLAIRVILLE Victor KONING Paul SIRAUDIN

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date de publication : 21/10/23