Chronique musicale. Le Roi d'Ys
CHRONIQUE MUSICALE
« Le Roi d’Ys » à l’Opéra-Comique
Un musicien français, pour ses débuts de compositeur dramatique, vient de remporter un succès éclatant sur une scène française, avec une œuvre sévère, originale, vigoureuse ; — et cette scène est celle de l’Opéra-Comique, ce musicien est un maître symphonique, connu pour admirateur de Richard Wagner, partant, deux fois suspect ; il n’a pas mis dans son opéra le moindre ballet, pas même une pavane ; pas le plus petit mot pour rire, pas une roulade ; et le public s’est laissé faire sans murmurer. Quel est donc ce mystère ? Reportons-nous en arrière de cinq années, à la première représentation d’Henry VIII. Je vois encore le désarroi général devant la musique si claire et si robuste de M. Saint-Saëns : les Rossiniens, tout déconcertés d’avoir compris, croyaient flairer un piège ; les avancés, n’y comprenant plus rien, criaient à la trahison ; pour les malins, l’auteur n’était qu’un modiste qui avait caché son jeu. Je m’étais figuré que cette scène de haute comédie se renouvellerait l’autre soir, et j’avais taillé ma plume en conséquence. Peine inutile. Les champions du drame musical ont applaudi M. Lalo à tout rompre ; les farouches protagonistes de la musique amusante ont fait chorus. C’est à n’y pas croire !
M. Paravey nous aurait-il subitement convertis ? Serions-nous las, vraiment, des artifices et du maquillage à la mode ? Le marivaudage de nos fournisseurs attitrés aurait-il cessé de plaire ? Je n’ose encore l’espérer. Qui sait si notre curiosité de sceptiques n’a pas voulu s’offrir, pour une fois, le régal d’une œuvre sincère et virile, — sauf à retourner l’instant d’après à ses prédilections habituelles. Songez-y bien ; Sigurd a profité d’un semblable caprice, et Sigurd n’a pas fait école à l’Opéra. Puis, il faut dire que le nouveau venu frise la soixantaine, et qu’il a gardé vingt ans, dit-on, son ouvrage en portefeuille ; si bien qu’en lui rendant justice, ses juges d’aujourd’hui lui tiendraient simplement compte de cette détention préventive, et qu’ainsi il pourrait fort bien se faire qu’il n’y eût rien de changé : rien qu’une belle partition de plus au répertoire, et c’est là l’important.
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On conte de diverses façons la légende bretonne dont s’est inspiré — de fort loin — le librettiste de M. Lalo. Il y a la version de La Villemarqué, celle d’Émile Souvestre, celle de M. de Kerdannet, celle enfin que rapporte André Theuriet dans ses impressions de voyage à Douarnenez. Voici la plus accréditée. Pendant une nuit d’orgie, la princesse Dahut, la Messaline armoricaine, déroba au roi Gradlon, son père, les clefs d’or de l’écluse qui protégeait la ville d’Ys contre la mer. Le chevalier maudit, son amant, s’en empara à son tour et s’empressa d’en mésuser. Réveillé en sursaut, le roi s’enfuit à la hâte, emportant sa fille en croupe ; mais, derrière lui, les vagues galopaient menaçantes et le gagnaient de vitesse. Il courut ainsi toute la nuit. Au matin, arrivé près de Douarnenez, et toujours poursuivi par la marée, il entendit une voix d’en haut lui crier : « Gradlon, si tu veux vivre, secoue le péché que tu portes ! » Dahut comprit qu’elle était condamnée par le ciel ; ses bras se dénouèrent, et la pécheresse glissa dans les flots qui s’arrêtèrent après l’avoir engloutie.
Dans l’opéra, la donnée a perdu son sauvage parfum de terroir. Dahut a nom Margared ; promise au vainqueur comme rançon de la paix, dédaignée, pour sa sœur Rozenn, par Mylio qu’elle aime, elle livre à l’ennemi, dans un accès de rage, le secret fatal ; puis, succombant au remords, elle se jette du haut d’un rocher pour apaiser le flot qui monte avec la colère céleste.
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La partition de M. Lalo, bien que parfaitement claire et accessible d’un bout à l’autre, n’est point une œuvre sur laquelle on puisse glisser légèrement, même quand on n’a qu’à louer presque sans restrictions. Or, jusqu’à la dernière minute, l’éditeur l’a si bien tenue à l’abri des regards profanes qu’à grand’peine j’ai pu y jeter un furtif coup d’œil. J’ajourne donc à un prochain article l’étude de la musique et du drame ; mais il m’en coûterait trop de remettre à huitaine tout le bien que j’en voudrais dire ; et je demande la permission de résumer en quelques lignes rapides une première impression d’ensemble.
La musique du Roi d’Ys m’apparaît à première vue comme l’œuvre d’un musicien hors ligne, d’un véritable artiste, et d’un esprit d’élite, sinon d’un dramaturge consommé. Les pages superbes et les pages exquises y abondent ; un souffle puissant l’anime ; les figures des deux femmes sont magistralement dessinées. Si j’ai plus tard quelques réserves à faire, je crois bien qu’elles porteront seulement sur l’agencement des scènes dont la gradation n’est pas toujours ménagée, et sur le tableau final de l’inondation, qui ne rappelle que pour la faire regretter, la seconde partie du Déluge.
Mélodiste d’un sentiment profond, avec un tour très personnel et — Camille Saint-Saëns excepté — sans rival aujourd’hui, dans le maniement de l’orchestre, M. Lalo, pour réussir au théâtre, n’a eu qu’à mettre ces dons précieux au service de la vérité dramatique avec l’absolu désintéressement qui fait le fond de sa nature : cette sincérité vaut mieux que tous les systèmes. Par l’à-propos et la décision de sa modulation, hautement significative, — mieux que par le retour d’un thème caractéristique, — il introduit ses personnages et accuse les contrastes ; son instrumentation, étonnante d’éclat et de richesse, n’usurpe jamais l’intérêt ; sa phrase mélodique, sobre, courte, pleine, précise, d’allure un peu hautaine, — sans sécheresse toutefois ni raideur, — convient merveilleusement à la scène ; ce qu’on y sent parfois d’effort n’est que la poussée généreuse de l’inspiration qui cherche à se faire jour ; — pas l’ombre de remplissage ni de vaine rhétorique ; — exactement moulée sur la parole, elle prend, de cet étroit enlacement, une foule d’inflexions heureuses et neuves. La musique parle, le vers chante ; ou plutôt comme le demande le poète,
La note est comme une aile au pied du vers posée.
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J’évoquais, il n’y a qu’un moment, le souvenir d’Henry VIII et de Sigurd. Il me semble que le Roi d’Ys peut prendre rang entre ces deux belles œuvres. Inférieur à toutes les deux en énergie et en relief, il l’emporte sur la première, peut-être, par l’unité du style, sur la seconde, incontestablement, par la facture. De toute manière, cette partition marquera, je pense, une date dans l’histoire de l’école française, et le nouveau directeur de l’Opéra-Comique qui nous l’a fait connaître a glorieusement conquis ses lettres de grande naturalisation parisienne.
René de Récy
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Édouard LALO
/Édouard BLAU
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date de publication : 04/11/23