Chronique musicale. Le Roi d'Ys (2e article)
CHRONIQUE MUSICALE
Le « Roi d’Ys » à l’Opéra-Comique
(Deuxième article)
La partition du Roi d’Ys a paru ; elle s’est montrée aux vitrines dans son petit sarrau de pensionnaire, un peu gênée de cette mise modeste, à côté des toilettes extravagantes de ses voisines. Replis obscurs d’une âme d’éditeur, qui pourra vous sonder jamais ? Pour M. Massenet, toute la lyre chromolithographie ; pour le doux, pour le bon et consciencieux M. Lalo, rien qu’une méchante couverture en papier vert marbré, dont la reliure scolaire ne voudrait pas pour ses livres de distribution de prix. Comment, monsieur Hartmann ! un metteur en scène de votre force ! Est-ce que, par hasard, vous n’aviez « bas gonfiance » ? Votre flair artistique aurait-il été à ce point en défaut ? Ce serait vraiment grave. Et, pendant que nous sommes entre nous, daignerez-vous m’expliquer aussi ce que vient faire, sur le titre, ce disque à fond d’or autour duquel s’étagent symétriquement, à droite et à gauche d’une croix, deux rangées de saintes et de bienheureux en prières ? Le monsieur bien informé qui a pris le Roi d’Ys pour un oratorio n’était donc pas si coupable qu’on l’a bien voulu dire. Il sera tombé sur celle première page et n’aura pas demandé son reste. Tant pis pour vous ; voilà qui vous apprendra à négliger les accessoires. Mais c’est trop s’attarder aux bagatelles de la porte. Laissons donc ce discours, et voyons la musique.
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Nous savons déjà qu’elle est charmante. Mais quel âge a-t-elle au juste ? Ici, l’auteur s’embarrasse. Comme tous mes confrères, j’avais cru et compati aux longues tribulations du Roi d’Ys, à ses vingt années de stage dans les cartons des directeurs. M. Lalo proteste ; il ne veut pas qu’il soit dit qu’il a pris au sérieux le précepte de Boileau,
Vingt ans sur le métier remettez votre ouvrage ;
il nous déclare que le sien est né d’hier, – encore que la préface (je veux dire l’ouverture), faite des principaux motifs, soit depuis une dizaine d’années au moins au répertoire des concerts Lamoureux et Colonne. C’est chose entendue. La légende du compositeur persécuté, si méchamment éconduit par Vaucorbeil et miraculeusement repêché par M. Paravey, n’était… qu’une légende. Elle lui avait amené pourtant les sympathies de tous les redresseurs de torts. Vous allez voir qu’ils vont maintenant lui chercher noise, et, du moment qu’il n’est plus le premier en date qu’ils avaient cru, décider qu’il a dû faire des emprunts à Carmen et à Parsifal, voire à Jocelyn et à la Dame de Monsoreau.
Triste lendemain de fête, quand, parmi les souvenirs délicieusement évoqués, l’odieuse analyse vient faire le compte du doit et avoir, de ce qui reste à l’auteur, de ce qui revient à ses devanciers. On ne s’en est pas privé pour l’œuvre nouvelle ; elle est sortie victorieusement de l’épreuve. Le plus habile expert en écritures y trouverait à peine deux ou trois vagues réminiscences : un lointain écho des dernières mesures de l’hymne de Pâques de la Damnation de Faust, quelques notes envolées du chœur des fiançailles de Lohengrin… et c’est tout. Des phrases d’amour où Gounod n’a rien à prétendre, des harmonies dont Wagner n’a point fait les frais, l’esprit des maîtres et non pas leur desserte, c’est bien l’une des plus charmantes surprises qu’une partition contemporaine puisse nous offrir.
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J’ai dit – ou j’ai dû dire – que les paroles sont de M. Edouard Blau, l’un des auteurs du livret du Cid, car ils s’étalent mis à trois pour ramener Pierre Corneille à la taille de M. Massenet. J’ai dit encore que le librettiste du Roi d’Ys a quelque peu civilisé la sauvage tradition américaine. C’était son droit. Quand on a ses petites entrées chez les grands tragiques, on n’a pas à se gêner avec Pitre-Chevalier, Émile Souvestre, et autres conteurs sans importance. André Theuriet, que hanta naguère la tentation de tailler un drame dans la légende du roi Gradlon (voir Jean-Marie), aurait compris, je crois, la chose tout autrement. Il n’aurait reculé ni devant les orgies nocturnes de la louve bretonne (voir Lucrèce Borgia et la Tour de Nesle), ni devant la galopade furieuse du roi poursuivi par les vagues (voir la Walkyrie et « la course à l’abîme »). Mais qu’auraient dit les mères de famille, et qu’auraient dit surtout, les éditeurs, directeurs et régisseurs de la scène ? M. Edouard Blau, qui sait son monde, s’en est tenu à un drame très simple, très honnête, presque bourgeois, où le vice est puni et la vertu couronnée au dernier acte, – dénouement qui d’ailleurs n’a rien en soi d’incompatible avec la belle et grande musique (voir Fidelio).
À ces accommodements, le plus clair de la couleur locale a disparu ; le musicien ne s’est pas autrement préoccupé de la rétablir. D’abord, comment l’eût-il fait ? Le biniou ? – Vous lui serez reconnaissant comme moi, je suppose, de nous l’avoir épargné. Les thèmes populaires du cru ? – En savez-vous d’assez caractéristiques, d’assez « bretonnants », d’assez connus surtout – condition essentielle – pour évoquer instantanément en plein Paris la Bretagne du Ve siècle ? Ceux que M. Lalo a utilisés au premier acte détonneraient plutôt par leur modernité banale. – Un paysage musical ? – À la bonne heure. On aimerait, j’en conviens, à sentir passer dans l’orchestre les grands souffles de l’Océan, mêlés aux pénétrants parfums des landes fleuries. Mais, l’impression une fois donnée, il aurait fallu la faire durer jusqu’à la fin du drame : je laisse à penser au prix de combien de complications et de redites. Voilà pourquoi – la raison dramatique imposant silence à son tempérament de symphonique – M. Lalo n’a pas voulu.
Quant à sacrifier aux conventions théâtrales ses aspirations de musicien, j’imagine qu’il s’y serait résigné moins aisément. Voyons comment il a su les concilier.
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Moins rigoureux qu’autrefois dans la démarcation classique entre l’air et le récitatif, l’opéra français persiste cependant à réserver la mélodie vocale pour les moments pathétiques, et, le reste du temps, se renferme dans la déclamation, pendant que le chant passe à l’orchestre. Chez Richard Wagner et chez ses adeptes, au contraire, chant et déclamation sont tout un ; l’intérêt musical circule librement entre les instruments et les voix : les motifs s’enchaînent, ou plutôt s’engendrent l’un l’autre ; le thème affecté à chacun des personnages le suit jusqu’à la chute du rideau ; il se développe avec les caractères, par une évolution en quelque sorte parallèle ; en quoi seulement il est vrai de dire que Wagner a fait dériver le drame musical vers la symphonie.
M. Lalo n’a pris délibérément parti pour aucune des deux écoles. Sans proscrire les airs, c’est la déclamation qu’il emploie de préférence, mais une déclamation essentiellement mélodique, à laquelle l’accompagnement d’orchestre, si riche qu’il soit, se subordonne, et qui ne se distingue de l’air proprement dit que par l’absence de périodes symétriques. Il varie ses thèmes sans scrupule ; la situation seule en suggère le choix et en détermine le retour ; de cette façon, il conserve à la mélodie sa prépondérance, avec une plus grande indépendance d’allures, et maintient la cohésion, sans monotonie. Son système – son procédé pour mieux dire – est ainsi un heureux compromis entre l’opéra, dont le Roi d’Ys a gardé le litre et le drame musical auquel il confine ; – compromis auquel l’auteur est arrivé de façon presque inconsciente, sans songer à rien qu’à traiter chaque scène dans le sentiment qu’elle comportait.
Le Roi d’Ys n’est donc pas plus une œuvre de combat qu’une œuvre de transition ; c’est purement une œuvre de bonne foi, née dans des conditions où la bonne foi pouvait suffire. N’oublions pas, en effet, que, le livret n’offrant au musicien que des caractères d’une seule pièce, présentés en plein relief, M. Lalo était libre de s’abandonner à l’inspiration, sans aucune préoccupation d’école ; la simplicité du sujet imposait, par elle-même et à elle seule, l’unité de la composition et du style. Mais, avant de chanter victoire, j’attendrai d’avoir vu cette sincérité, absolue et sans arrière-pensée, aux prises avec la psychologie complexe d’un Corneille ou d’un Shakespeare. La question se posera bientôt, je l’espère, avec l’Otello de Verdi, œuvre également conçue en dehors de tout parti pris systématique. Pour le moment, contentons-nous d’applaudir aux belles pages de l’opéra nouveau, sans en vouloir rien conclure, pour ou contre telle ou telle doctrine.
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Dès la première scène, la tragique figure de Margared se dessine, – avec son ironie hautaine, en face du sort qui, pour rançon de la paix, la livre au farouche Karnak, le cœur encore saignant d’un autre amour, – avec son dédain superbe de la vie dont, Mylio mort, elle n’a plus rien à attendre, – avec ses révoltes furieuses contre la volonté du roi son père, quand résignée à marcher à l’autel, elle apprend que celui qu’elle pleurait est vivant, – avec son désespoir et sa rage, lorsqu’elle se voit préférer sa sœur Rozenn. Dès la première scène également, le contraste s’accuse et l’action se noue. La douce Rozenn compatit, sans le connaître, au tourment secret de Margared, et Margared durement la repousse, comme si déjà elle sentait en elle sa rivale ; car Rozenn, elle aussi, pleure, sans oser dire, Mylio disparu dans un naufrage. Nous n’attendions pas, je l’avoue, de M. Lalo cette âpre concision, cette vigueur d’accent, ces modulations brusquées d’une logique implacable, et nous voilà conquis d’emblée.
Mylio, pourtant, n’est pas mort. Au moment où Rozenn, restée seule, évoque son image, il lui apparaît à l’improvise. Quel cri de folle joie ! quelle explosion d’amour éperdu ! Hélas ! non ; rien de cela : quelques timides roucoulements de colombe. Cette déception a failli me gâter la fin du premier acte ; il est d’ailleurs bien bruyant ; les timbales y font rage ; la grosse caisse, en saluant le cortège nuptial, semble préluder à l’invention de l’artillerie. Notons, pendant une accalmie, la phrase royale de Gradlon parlant à son peuple :
Nos enfants ne pourront vous aimer davantage.
Ils sauront mieux vous protéger.
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Au deuxième tableau, tout serait à citer, d’un bout à l’autre. Karnak, repoussé par Margared, a juré de laver dans le sang cet affront, et voilà de nouveau la guerre allumée. Saint Corentin, le protecteur de la ville d’Ys, a promis la victoire à sou peuple ; Mylio, débordant d’enthousiasme, l’annonce au roi dans un chant de triomphe. De brefs appels de trompettes rallient, dans le lointain, les guerriers pour l’assaut. Mais l’âme de Margared est le théâtre de plus rudes combats. Elle a vu celui qu’elle aime réclamer la main de sa sœur pour sa récompense, et, quand même, elle veut espérer encore ; elle disputera jusqu’au bout ce cœur qui la dédaigne ; si Rozenn l’emporte à la fin, l’Océan déchaîné se chargera de sa vengeance. Aux invectives superbes de cette haine, Rozenn ne sait répondre que de douces paroles. À force de tendresse, elle voudrait se faire pardonner son bonheur. Et la mélodie coule de ses lèvres ; candide et caressante, elle déroule l’idylle des jeunes amours écloses avec les fleurs du printemps. Le charme de cette page ne peut se décrire ; elle chante encore dans ma mémoire.
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Sur la lande déserte, Karnak erre désespéré. Ses soldats ont fui de toutes parts ; le ciel est le plus fort. L’enfer qu’il appelle restera-t-il donc sourd à sa voix ? Non pas ; car Margared veille, poursuivant dans l’ombre ses ténébreux desseins. Sa main débile n’a pu faire céder l’écluse qui protège la cité, mais le bras du chef vaincu saura briser l’obstacle, et le pacte est scellé. Vainement des voix d’en haut les adjurent ; vainement, de son piédestal, le saint lance l’anathème : leur âme reste fermée. Pour triompher des derniers remords de Margared, il faudra pourtant que son complice lui montre l’épouse aux bras de l’époux, Rozenn tendrement pressée sur le cœur de Mylio.
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Et voici le cortège joyeux des garçons qui vient frapper à la porte de la fiancée, gardée par ses jalouses compagnes. Cette joute galante, où les deux chœurs se renvoient le motif, éclaire d’un rapide sourire les sombres horizons du drame. Henri Reber, en ses meilleurs jours, n’a rien trouvé de plus frais. Les strophes de Rozenn à son fiancé sont faites d’un thème breton, – fort heureusement choisi, celui-là, – et auquel l’accompagnement a su garder toute sa virginale candeur. Le duo d’amour des époux débute par une phrase délicieuse, et se continue plus heureusement encore par le retour du motif de Rozenn au deuxième acte. Mais pourquoi l’unisson final, et n’y avait-il donc point d’autre cadence ?
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J’avais rêvé, pour le dernier tableau, une vaste symphonie descriptive. J’ai dit ma désillusion. La scène de l’inondation me paraît la seule partie faible de l’ouvrage, l’une des rares pages qui trahisse une certaine inexpérience de la scène lyrique, où tout doit être ménagé en vue d’une progression constante de l’effet. M. Lalo me pardonnera de finir sur cette légère critique ; la haute estime où je le tiens, le succès grandissant de son œuvre lui donnent le droit d’entendre toute la vérité. À ses vaillants interprètes, à l’intelligent directeur de l’Opéra-Comique, à l’excellent orchestre de M. Danbé, je n’aurai à adresser que des éloges.
René de Récy.
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Édouard LALO
/Édouard BLAU
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date de publication : 04/11/23