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Carmen de Bizet

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Nous avons du nouveau cette semaine : Carmen, opéra comique en quatre actes, tiré de la nouvelle de Prosper Mérimée, par MM. Meilhac et Ludovic Halévy, mis en musique par M. Georges Bizet, a été joué mardi dernier à la salle Favart.

Valga me dios ! les amis de la franche gaieté espagnole ont dû être contents. Voilà des Andalouses au sein bruni comme il ne s’en trouve, j’aime à le croire, que dans les tapis francs de Séville et de Grenade la Jolie. Peste soit de ces femelles vomies de l’enfer, et quel singulier opéra comique que ce dévergondage castillan ! C’est un délire de castagnettes, d’œillades à la congrève, de tortillements provocateurs, de coups de couteau galamment distribués par les deux sexes, de cigarettes rôties par ces dames, de hurlements amoureux, de danses de Saint-Guy graveleuses plus encore que voluptueuses, de cris de colère, d’accès de jalousie, de supplications passionnées, de menaces de mort, d’emportements de tous genres, et, sans aucune exagération, cette Carmen qu’on trouverait risquée à l’Élysée-Montmartre ou à Valentino, le jour de la mi-carême, est littéralement et absolument enragée. Il faudrait, pour le bon ordre social et la sécurité des impressionnables dragons et toréadors qui entourent cette demoiselle, la bâillonner et mettre un terme à ses coups de hanches effrénés, en l’enfermant dans une camisole de force après l’avoir rafraîchie d’un pot à eau versé sur sa tête.

L’état pathologique de cette malheureuse, vouée, sans trêve ni merci, comme le notaire des Mystères de Paris, aux ardeurs de la chair, est un cas fort rare heureusement, plus fait pour inspirer la sollicitude des médecins que pour intéresser d’honnêtes spectateurs venus à l’Opéra-Comique en compagnie de leurs femmes et de leurs filles.

Au premier acte, elle donne un coup de couteau à une de ses amies et on la mène au poste. On l’interroge ; elle dédaigne de répondre, et chante, pour narguer l’autorité, un gai refrain avec accompagnement obligé de castagnettes. Un dragon lui lie les bras derrière le corps et ordonne à un autre dragon de la conduire en prison. Carmen, qui ne s’effraye de rien et compte sur ses charmes irrésistibles, promet son amour au dragon, s’il veut lui délier les mains et favoriser son évasion. Cet homme de cheval, au naturel sensible, se sent immédiatement pris d’une folle passion pour la nymphe des ruisseaux, qu’il croit sorcière. D’un coup de sa navaja, il coupe les cordes, et les mains de cette femme de feu sont rendues à la liberté, c’est-à-dire au jeu des castagnettes et du couteau, pour lesquels la nature les créa. La terrible Espagnole bondit comme un chat-tigre, se tord comme un serpent, et se sauve en narguant la force armée et la foule accourue pour la voir jeter en prison. C’est le complaisant gardien de Carmen qui prendra la place de celle-ci sur la paille humide des cachots. Mais qu’importent la prison et la dégradation militaire, quand on a la perspective d’être aimé de cette bouillante Andalouse, ne fût-ce que quelques jours! En effet, Carmen déclare elle-même que l’inconstance est sa loi ; elle change d’adorateurs comme de souliers de satin, et cette phosphorescente créature aime à être bien chaussée.

Au second acte, c’est une partie de cachucha exécutée par cette virago et des bohémiennes, ses dignes compagnes. Ces dames s’agitent furieusement au son des castagnettes, pour procurer, dans un cabaret espagnol d’un caractère douteux, quelques douces distractions à leurs amants : des hommes chic, comme bien on pense. Bien sûr, Mmes Galli-Marié, Ducasse et Chevalier, qui n’en ont pas l’habitude, vont se donner un tour de reins. Gare le lumbago ! Un torero se présente, il offre à Carmen de lui donner son cœur. « Tu tombes mal, lui dit la belle ; je suis amoureuse. — C’est bon, reprend le philosophique picador, j’attendrai... » Il n’attend pas longtemps. Carmen, en effet, est pour l’instant éperdument éprise du dragon à qui elle doit la liberté. Celui-ci sort de prison, et il arrive au cabaret, ponctuel comme une lettre de change, pour recevoir de la généreuse Castillane le prix de ses déhonorants services. Carmen le couvre de baisers incendiaires, fait venir du vin et des gâteaux, jette à la porte le maître du cabaret dès qu’il a apporté les consommations, et se livre à des démonstrations de chatte trop familière, notamment en s’asseyant sur la table à manger. Le dragon est au comble du bonheur ; mais la retraite sonne, et il veut rejoindre ses compagnons d’armes. Carmen s’en indigne, le traite de lâche, et menace de le remplacer à l’instant même dans son affection, s’il ne consent à déserter et à se faire contrebandier avec elle. Le dragon hésite, mais la folle Andalouse manie si bien les castagnettes, son torse est si gracieux dans les mouvements ondulatoires qu’elle sait lui imprimer, et son œil est si rayonnant de combustibles promesses, que ce caballero cède, éperdu. C’est le triomphe de la castagnette sur l’honneur militaire.

Au troisième acte, Carmen, qui est bohémienne, se tire les cartes, en compagnie des autres filles que nous avons vues danser la cachucha au cabaret. À l’une de ces demoiselles, les cartes prédisent un bel amoureux ; à une autre, un vieil amoureux, dont elle héritera de toute la fortune. Carmen voit la mort dans un terrible neuf de pique, qui ne lui laisse aucun espoir de conjurer son sort. Le dragon déserteur s’est fait contrebandier, pour ne pas quitter son ardente tigresse. Mais son amour n’est plus partagé, et le tour du toréador est venu. L’ex-dragon se désespère et veut se déchirer la poitrine ; Carmen n’y voit pas d’inconvénient, et dit à ce malheureux fou de ne plus rien espérer d’elle, qu’il a fait son temps. Le toréador arrive juste à point pour recevoir les provocations de l’amant délaissé. Nous assistons à un duel au couteau du plus pénible effet. Au moment où l’un des combattants va être vidé par le formidable couteau catalan de son adversaire, on sépare les duellistes, et le toréador reçoit, avec ou sans castagnettes (je ne sais plus bien), les volcaniques promesses de cette incomparable héroïne.

Au quatrième acte, un décor représente le cirque où le toréador, par ses exploits, va se rendre digne des tendresses omnibus de cette mitrailleuse d’amour. L’ex-dragon apparaît ; il prie, il supplie Carmen de revenir à lui et se traîne honteusement à ses pieds. L’Espagnole, qui n’a de constance que pour ses vices, hurle qu’elle adore le toréador et qu’elle n’a plus pour lui que de l’indifférence. Alors cet Othello de haute pègre, plonge son couteau dans la poitrine de la capricieuse bohémienne et se livre à la justice. Le toréador, qui n’a pas de chance, en est pour ses taureaux éventrés et ses espérances déçues. La toile tombe sur ce triste dénouement. Un rôle épisodique, imité d’Alice de

Robert le diable, est le seul rôle honnête et sympathique au milieu de cet enfer de corruptions ridicules et sans le moindre intérêt. Il est fort joliment joué et chanté par Mlle Chapuy.

Un semblable poème était peu fait pour inspirer un musicien.

On ne pouvait guère le traiter en opéra bouffe, encore moins en opéra sérieux. C’est du sensualisme, et j’imagine que si Rossini par exemple – qu’on a si souvent accusé d’écrire pour les sens – avait été forcé à 25 ans de composer une partition sur le libretto de Carmen, il se serait tiré de cette tâche difficile par une prodigalité de mélodies spontanées, entraînantes, bien rythmées, jeunes, colorées, d’un tour nouveau, enfin comme il savait les faire. On n’accusera pas

M. Bizet d’une semblable prodigalité de motifs, et, sous ce rapport, il s’éloigne considérablement du grand maître italien. Ce n’est pourtant pas avec d’ingénieux détails d’orchestre, des dissonances risquées, des finesses instrumentales, qu’on peut exprimer musicalement les fureurs utérines de Mlle Carmen et les aspirations des ribaudes qui lui font cortège. La mélodie, la mélodie indépendante, celle qui, selon Grétry, accélère ou diminue, suivant son caractère, la circulation du sang, pouvait seule convenir aux personnages si brutalement réalistes de MM. Meilhac et Halévy.

Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait pas dans la partition de M. Bizet ce qu’on appelle des thèmes ; malheureusement, le plus souvent, ils manquent de nouveauté, et, ce qui m’a étonné de la part du poétique quoique malheureux auteur de Djamileh, ils manquent de distinction. Il n’y a ni plan ni unité de style dans cet opéra dont le plus grand défaut est de n’être ni scénique ni dramatique. M. Bizet, qui n’a plus rien à apprendre de ce qui s’enseigne, a malheureusement beaucoup encore à deviner de ce qui ne s’enseigne pas. Son cœur, un peu blasé par l’école de la dissonance et de la recherche, a besoin de se refaire une virginité musicale. Il pense trop, il ne sent pas assez, et ses inspirations, même les plus heureuses, manquent de sincérité, de naïveté, ce parfum délicieux de toute production artistique qui vaut souvent plus que toute la science du monde.

M. Bizet n’a pas encore trouvé sa voie. Il atteindra le but, nous l’espérons, mais il lui faut désapprendre bien des choses pour devenir un compositeur dramatique. Nourri des succulences enharmoniques des chercheurs de la musique de l’avenir, il s’est échauffé l’âme à ce régime qui tue le cœur. Pour se rendre à lui-même, à sa nature dévoyée, il lui faut se mettre au vert de la musique simple, expressive, naïve, sincère. Qu’on ne s’y trompe pas : l’homme de génie que le monde musical attend écrira simplement, ce qui ne veut pas dire qu’il écrira pauvrement.

Je professe, en homme du métier que je suis, une grande admiration pour le talent parachevé de M. Bizet : voilà précisément pourquoi je ne puis lui dissimuler mon appréciation sur la manière regrettable dont il emploie ce talent.

L’exécution de Carmen aurait, de la part de Mme Galli-Marié, grand besoin d’être amendée. Cette artiste distinguée aurait pu corriger ce que le rôle de la bohémienne, sans cœur, ni foi, ni loi, présentait de choquant et d’antipathique à la scène ; elle a, au contraire, exagéré les vices de Carmen par un réalisme qui serait à peine supportable à l’opérette dans un petit théâtre. À l’Opéra-Comique, théâtre subventionné, théâtre honnête, s’il en fut, Mlle Carmen devrait modérer ses passions. Le ténor Lhérie se tire habilement d’un rôle presque aussi antipathique que celui de Carmen, et l’on applaudit la belle voix de Bouhy qu’on voudrait voir plus dégagé sous les habits de toréador.

La mise en scène est soignée, les décors sont bien faits. Je regrette seulement que M. Du Locle ait suivi les errements des théâtres à femmes en nous offrant une vingtaine de jeunes filles habillées en picadors. Pourquoi aussi cette troupe de gavroches ? Ils chantent faux, les gamins. Cet âge est sans pitié. Les chœurs nous ont paru en progrès, et l’orchestre – plein de détails intéressants pour un musicien – a fait vaillamment son devoir sous la conduite de M. Deloffre. Nous retournerons voir Carmen, et s’il y a lieu, nous reviendrons sur cette partition.

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date de publication : 18/09/23