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La musique à Paris. Le Roi d'Ys

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LA MUSIQUE A PARIS
Opéra-Comique. – Le Roi d’Ys, opéra en trois actes et cinq tableaux, paroles de M. E. Blau, musique de Lalo.

C’est au bout de vingt années que M. Reyer a pu faire jouer Sigurd ; c’est après quinze années d’attente que M. Lalo a trouvé une scène lyrique pour faire représenter le Roi d’Ys. Les deux œuvres ayant obtenu à des degrés divers un succès incontestable et paraissant devoir être classées, l’une et l’autre, parmi celles qui honorent l’art français, il y a là une coïncidence qui va faire renaître certaines critiques contre l’organisation de nos théâtres subventionnés. Mais, peut-être M. Lalo regrette-t-il moins depuis hier l’injustice et l’aveuglement dont il a été l’objet. Représenté il y a dix ans à l’Opéra, que serait-il advenu du Roi d’Ys ? M. Lalo depuis cette époque lui a fait subir bien des retouches ; on le donne en entier au public, au moment où ce compositeur, grâce aux concerts, a une grande réputation et est considéré par tous comme un musicien de premier mérite. En un mot, pendant ce laps de temps, il a créé une clientèle nombreuse, ardente qui l’a acclamé hier et a largement compensé ses contrariétés et déceptions passées. Je vois aussi dans cet événement une leçon pour les jeunes compositeurs qui maintenant sauront qu’un opéra ne perd rien à attendre, et que la réussite, le triomphe sont d’autant plus assurés que l’œuvre a été revue, remaniée corrigée et souvent refaite. Il n’est pas donné à tous les compositeurs d’être Meyerbeer ou Rossini et d’écrire une partition [toutes les] semaines. Si quelques-uns [avaient été] pénétrés dans ces derniers temps de cette vérité, nous n’aurions pas assisté à autant de désastres lyriques. 

M. Lalo a d’ailleurs eu une autre bonne fortune que n’ont pas connue tous ses confrères : M. Edouard Blau a mis à sa disposition un livret bien coupé, ménageant au compositeur des effets très scéniques en les graduant ; il est aussi d’une simplicité et d’une limpidité remarquables. Emprunté à une vieille légende bretonne, il n’est pas fait de récits compliqués et obscurs, comme les Niebelungen ; il reste dans le domaine accessible de l’imagination et du sentiment. 

Cette légende du Roi d’Ys figure parmi celles qui ont inspiré le plus de commentaires, et provoqué le plus de travaux et d’études. À l’origine, dans les vieilles annales, elle est comme la seconde édition de l’histoire de Sodome et Gomorrhe, revue et corrigée, comme le souvenir d’une de ces grandes catastrophes à la suite desquelles toute une ville, un royaume aurait disparu sous les flots. Punition terrible, infligée par la Providence en raison des crimes de la princesse Dahut, fille du roi Grallon et sorte de Marguerite de Bourgogne, qui précipitait ses amants dans le gouffre. Malgré les avertissements de saint Corentin, le roi Grallon avait laissé impunis les déportements de sa fille qui, un jour, s’empara de la clef suspendue au cou de son père et au moyen de laquelle elle ouvrit une écluse qui protégeait la capitale contre les flots courroucés. Grallon, portant sa fille en croupe, voulut fuir, mais l’eau atteignait au sommet des rochers les plus élevés. Les fugitifs allaient être submergés, lorsque saint Corentin cria au roi de se débarrasser du démon qu’il portait derrière lui. Dahut, saisie d’épouvante, tomba dans l’abîme et aussitôt la vague s’apaisa. Le roi revint sain et sauf à Quimper et régna sur son peuple. De temps à autre, pendant les grandes tempêtes, quand la mer déferle, on entend encore, dit-on dans le pays, les voix des amants de Dahut jadis précipités dans l’Océan. 

M. Edouard Blau a modifié sensiblement la légende bretonne et multiplié les personnages du récit fabuleux. La princesse Dahut a pris le nom de Margared, et elle n’est plus la Messaline de la légende bretonne. Mais elle aime un chevalier du nom de Mylio qui après de longs voyages revient sur la terre armorique pour se fiancer précisément à la sœur de Margared. Celle-ci ne peut dominer sa passion, et elle refuse d’épouser un ancien ennemi de son père, Karnac dont l’alliance assure la paix entre deux peuples jusque-là rivaux. La rupture de ce projet d’union ravive les anciennes luttes, et c’est Mylio qui défait les troupes de Karnac. Pour prix de sa victoire Mylio va épouser la douce Rozenn, la sœur de Margared, et c’est alors que la fille du roi d’Ys, inspirée par Karnac et malgré les avis de Saint Corentin qui leur apparaît, ouvre les fameuses écluses. Les eaux font irruption au moment où Rozenn et Mylio viennent d’être unis, mais à la suite des péripéties semblables à la légende, Margared prise de remords se dévoue et se précipite dans la mer qui rentre dans son lit. 

Ce résumé rapide suffira pour indiquer l’action excessivement simple du livret sur lequel M. Lalo a composé une remarquable partition dont l’ouverture, jouée fréquemment au concert Lamoureux, est déjà connue de tous ceux qui suivent le courant musical. L’éloge n’est plus à faire de ce morceau qui se recommande par des qualités principales que l’on retrouve dans tout le reste de l’ouvrage. M. Lalo, comme tous les musiciens en pleine possession de leur art, développe très nettement ses idées ; au milieu des mouvements de l’orchestre, la phrase principale se détache toujours nettement ; même lorsqu’il abuse des cuivres et de la grosse caisse, il ne se produit aucune confusion : tous les instruments obéissent au même rhytme. Évidemment le Roi d’Ys a été écrit avec des préoccupations wagnériennes, et malheureusement c’est là ce qui gâte le plus ce bel ouvrage. M. Lalo, subissant les lois de la nouvelle école, a trop sacrifié, en plus d’une partie, le chant à l’orchestration. C’est ainsi que la voix des artistes, même des femmes, dans des morceaux tendres, est couverte par les cuivres ; pour s’élever au-dessus de cette gamme ascendante d’orchestration, elle est obligée de faire des efforts auxquels le gosier le plus solide, la poitrine la meilleure ne peuvent résister longtemps. Ce n’est pas à dire que M. Lalo ait répudié la mélodie de parti pris, il l’a cherchée avec ardeur, en artiste, et certainement c’est lorsqu’il l’a trouvée que sa partition a produit le plus grand effet, tout au moins causé le plus de charme. 

Au premier acte, à part le chœur que chante au lever du rideau les populations ravies devant la paix assurée par le mariage de Margared et de Karnac, qui est d’une gracieuse tournure, il faut arriver jusqu’au premier duo de Rozenn et de Mylio pour avoir une échappée mélodieuse. Il est vrai que la rupture des fiançailles de Margared est très crânement enlevée et se termine par un superbe défi que le musicien a accompagné d’une musique très scénique. 

Au second acte, le quatuor auquel prennent part le roi, Mylio, Rozenn et Margared qui entend son père promettre, s’il revient victorieux, la main de sa sœur à celui qu’elle aime, est une des plus belles choses qu’on ait entendues et je suis convaincu qu’il sera à la longue l’une des parties les plus admirées de ce bel opéra. M. Lalo est un compositeur qui a vraiment l’instinct du drame lyrique, et je doute qu’il soit possible de composer une scène plus émouvante que celle de l’apparition. Ce n’est plus de Ia musique de concert, mais bien de la musique d’opéra, comme la concevaient Meyerbeer, tous les grands maîtres. Il m’est impossible, on le devine, d’analyser un à un tous les morceaux de cette œuvre puissante, car j’ai hâte d’arriver au troisième acte qui a eu selon moi le plus franc succès. Il est d’abord comme une oasis au milieu de ce drame sombre. Rien de plus gracieux, de plus charmant que cette scène des fiançailles, la voix de Mylio et de Rozenn se mêlent ensemble comme leurs âmes s’uniront tout à l’heure. C’est délicieux ! Et pour accroître le charme de poésie qui enveloppe l’auditoire, M. Lalo a utilisé le refrain d’une chanson populaire, la Mariée bretonne qui a été comme un ravissement. Il est malheureusement de trop courte durée, et l’on revient au drame, on arrive au sombre dénouement, à la mort de Karnac et de Margared. 

L’interprétation du Roi d’Ys est supérieure et permet de rendre justice à M. Carvalho qui avait su réunir des artistes aussi remarquables. Talazac a chanté le rôle de Mylio avec un goût exquis, se gardant bien d’en dénaturer le caractère par des exagérations et des notes violentes ; une sérénade qu’il dit au troisième acte a été bissée et tous ses autres morceaux ont été vivement applaudis. Mlle Deschamps a donné la véritable mesure de son grand talent dans le personnage écrasant de Margared. Sa voix de mezzo-soprano est superbe, le geste est dramatique, rien ne manque à cette artiste. Et l’on ose dire qu’il n’y a plus de chanteuse d’opéra ! Mlle Simonet, dont la voix n’est pas faite pour le drame lyrique, qui est une chanteuse d’opéra-comique, et qu’il serait dangereux de soumettre à de fréquentes épreuves de cette nature, est simplement adorable. On lui a fait fête aussi. 

Cobalet, dans le rôle du roi d’Ys, Bouvet dans celui de Karnac, Fournets dans cette courte apparition de saint Corentin, ont fait valoir leur beau talent. En un mot, tout le monde a été à la hauteur de sa tâche, et c’est avec justice qu’après avoir fait au compositeur l’ovation qui lui était due, les interprètes ont été acclamés par trois fois. 

M. Paravey, le nouveau directeur de l’Opéra-Comique, ne doit pas regretter certainement d’avoir joué l’opéra de M. Lalo, mais il serait fâcheux que ce succès l’encourageât à abandonner le genre de l’opéra-comique. Il ne reçoit pas une subvention de deux cent mille francs pour jouer des drames lyriques, et il n’est pas chargé de réparer les fautes de l’Académie nationale de musique. Quoi qu’on en puisse dire, il y a une nombreuse clientèle pour l’opéra-comique ; il y a aussi des compositeurs pour ce genre si français, si populaire, et je crains qu’il n’en soit des opéras-comiques comme des opéras, que MM. les directeurs n’en laissent sommeiller quelques-uns dans les cartons. Si j’avais l’honneur d’être ministre des beaux-arts une minute, je déclasserais le Roi d’Ys et, après dédommagement, j’obligerais l’Académie nationale de musique à le monter sans délai, en même temps que je prierais M. Paravey – s’il ne veut pas que sa subvention devienne sans objet, de se renfermer dans son cahier des charges et de monter des opéras-comiques, rien que des opéras-comiques. Lorsqu’il a cédé Roméo et Juliette, c’était ce qu’on lui supposait l’intention de faire. 

Le Maréchal.

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Compositeur

Édouard LALO

(1823 - 1892)

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Édouard LALO

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Édouard BLAU

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date de publication : 01/11/23