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Les premières représentations. Jean de Nivelle

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Les Premières Représentations
JEAN DE NIVELLE

L’Opéra-Comique a donné hier soir la première représentation de Jean de Nivelle qui forme, avec la première de Daniel Rochat à la Comédie-Française, et la reprise d’Aïda à l’Opéra, les trois plus importantes solennités théâtrales de l’année. 

Ce n’est pas sans peine que l’opéra de MM. Edmond Gondinet, Philippe Gille et Léo Delibes a vu le feu de la rampe, suivant l’expression consacrée. Jamais pièce nouvelle ne rencontra plus d’entraves que Jean de Nivelle ; jamais première ne fut plus souvent reculée ; jamais grippes et rhumes ne s’abattirent plus impitoyablement sur une troupe de chanteurs que sur celle de l’Opéra-Comique depuis que l’opéra de M. Léo Delibes y est en répétition.

Tout le monde a payé son tribut : la charmante Bilbaut-Vauchelet, comme la belle Engally ; le séduisant Talazac, comme le superbe Taskin ; quand la grippe n’a plus trouvé de victimes dans la troupe, elle s’est attaquée à la direction, et M. Carvalho lui-même a dû garder le lit.

Impossible de vous dépeindre là consternation d’abord, la rage ensuite qui s’emparait des trois auteurs lors de ces retards successifs ; ils voyaient l’hiver s’avancer, les semaines succéder aux semaines, les mois aux mois, et ils commençaient à perdre l’espoir de passer cette année.

Il est depuis si longtemps sur le chantier, ce Jean de Nivelle, qui, dans le principe, avait été conçu comme drame par M. Gondinet et proposé comme tel à M. Ritt, lorsque celui-ci dirigeait la Porte-Saint-Martin ! Le fécond et sympathique auteur changea ensuite d’avis et ce fut le 26 décembre 1876, jour de Noël, qu’il lut son scénario et ses principales scènes à M. Du Locle, prédécesseur de M. Carvalho.

Le livret resta longtemps entre les mains de M. Léo Delibes, qui est le plus méticuleux et le plus consciencieux des musiciens et ne livre une œuvre que quand il en est absolument satisfait ; ainsi, il n’a pas employé moins d’une année à l’orchestration de Jean de Nivelle.

On voit que M. Gondinet, aidé de M. Gille et M. Léo Delibes ont mis leur plus sérieux effort pour avoir dans leur jeu tous les atouts pour la grosse partie qu’ils engageaient ; et on comprend combien devaient les tourmenter tous les accrocs qui se sont produits dans ces derniers temps.

M. Gondinet, surtout, était des plus perplexes, et il avait une peur atroce que la première ne fût donnée définitivement un jour néfaste. Ah ! c’est que l’aimable et spirituel auteur a été, plus que quiconque, éprouvé à cet égard.

Ainsi le jour où il donne le Comte Jacques, au Gymnase, éclate la grève des cochers qui met tout Paris sens dessus dessous. La première du Plus heureux des Trois, au Palais-Royal, coïncide avec l’enterrement de Victor Noir, et Dieu sait si, ce jour-là, on était disposé à rire ! Le Roi l’a dit, dont la musique était également de Léo Delibes, est représentée à l’Opéra-Comique, le vingt-quatre mai, et on se rappelle ce qu’était Paris ce soir-là.

Aussi, depuis quelques jours, M. Gondinet n’ouvrait-il les journaux qu’en tremblant ; on nous affirme même, mais nous donnons le fait sous toutes réserves, qu’il a cherché à être mis en rapport avec les chefs nihilistes pour les prier de retarder l’exécution de quelque nouvel attentat, au cas où ils en auraient projeté un pour le huit mars.

La direction de l’Opéra-Comique a mis tout en œuvre pour reconstituer aussi exactement que possible l’époque où se passe Jean de Nivelle, c’est-à-dire la seconde moitié du XVe siècle. En ce qui concerne les costumes, et surtout certains attirails de guerre, elle s’est heurtée à de très grandes difficultés qu’elle a surmontées cependant, grâce au talent et au zèle du dessinateur de costumes de l’Opéra-Comique, M. Thomas, qui n’est pas à son coup d essai, et qui a contribué pour une large part au succès général de l’œuvre.

M. Thomas a dû se livrer à un travail de bénédictin pour rétablir les costumes de l’époque, il a dû fouiller la bibliothèque, fureter cent volumes tels que l’Histoire du mobilier, de Viollet-le-Duc. On peut dire qu’il a admirablement réussi. Nous signalerons surtout les trois costumes de M. Taskin : le premier est fait d’une cape de velours gaufré et d’un corset de velours rouge brodé d’or ; le second se compose d’une journade de soie rouge et d’un vêtement de dessous en soie gaufrée ; quant au troisième, le costume de guerre, c’est une brigantine de velours jaunâtre rivé d’or sur une chemise de mailles.

M. Talazac, qui, au premier acte, est en berger, porte, au second, un costume de seigneur en soie raisin de Corinthe broché d’or avec manteau de même couleur ; au troisième acte, il est couvert d’une brigantine de cuir par dessus un vêtement violet en velours.

Les costumes de Mlle Bilbaut-Vauchelet sont fort simples au premier et au troisième acte ; qu’elle est charmante au deuxième acte dans son costume de soie rose thé bordé d’hermine et sous son petit hennin ! Le costume de Mlle Engally est des plus simples : il est en drap marron recouvert d’un capulet noir et groseille.

N’oublions pas les magnifiques costumes de MM. Grivot, Gourdon et ceux des pages.

Citons encore les trois costumes de Mlle Mirane, le premier en soie unie gris-bleu ; le second, un surcot broché blanc et or avec hermine ; le troisième, en drap couleur mastic avec une cuirasse en fer poli. Cette jeune artiste est une débutante qui se préparait à la carrière italienne et que M. Heugel, l’éditeur, a présentée à M. Carvalho. Les auteurs ne se souciaient guère, tout d’abord, de confier un rôle aussi important que celui de Diane à une débutante, ils n’avaient pas confiance ; mais Mlle Mirane montra aux premières répétitions tant d’intelligence et une si ferme volonté qu’ils se laissèrent fléchir.

On doit bien supposer que les décors n’ont pas été négligés ; le premier, un site de la Côte d’Or, où l’on vendange le capiteux raisin de Bourgogne, est de MM. Lavastre ainé et Carpezat, ainsi que le second qui nous montre une salle du palais des ducs de Bourgogne lequel venait à peine d’être terminé à cette époque ; quant au troisième, qui nous conduit au champ de bataille de Monthéry ; il est de M. Lavastre jeune ; l’effet en est magnifique.

Il est d’usage, lors de ces grandes premières, de donner les noms de toutes les personnes de marque qui y assistent. Ma foi ! nous y renonçons ; il y avait tant de sénateurs, de députés, d’artistes, de jolies femmes que cela nous entraînerait trop loin. Contentons-nous de dire que M. Jules Ferry était dans une loge d’avant-scène, faisant face à celle où se trouvait M. de Cissey, l’ex-ministre de la guerre. Nous avons vu également M. Tirard, ministre du Commerce.

Au milieu du second acte, une certaine émotion s’est emparée de tous les spectateurs. Au moment où Mlle Bilbaut-Vauchelet commençait son grand air, et tout le temps qu’a duré celui-ci, une légère fumée, d’une odeur assez forte, s’est échappée de l’avant scène, filtrant à travers la rampe. Il y avait très certainement un commencement d’incendie dans le dessous, et quelques chiffons et papiers auront sans doute brûlé.

Le public n’a, du reste, manifesté que fort peu d’émotion et deux personnes seulement, effrayées bien à tort, ont quitté le balcon.

La soirée s’est terminée fort tard, vers une heure du matin, et, au baisser du rideau, une véritable ovation a salué les noms de MM. Gondinet, Gille et Léo Delibes. 

PHILBERT BRÉBAN. 

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Philbert BRÉBAN

(1842 - 19..)

Compositeur, Organiste

Léo DELIBES

(1836 - 1891)

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date de publication : 05/02/24