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Causerie dramatique. L’Œil crevé

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CAUSERIE DRAMATIQUE

[…]

Il y a bien, en ce moment, jusqu’à quatre ou cinq théâtres de Paris qui jouent des pièces empruntées au répertoire d’un théâtre voisin, Signe fâcheux de pénurie parmi les œuvres originales ! Le théâtre de la Renaissance a suivi cet exemple et remonté une pièce des Folies-Dramatiques, l’Œil crevé.

Les paroles et. la musique sont de M. Hervé ; mais il paraît que, pour la circonstance, on a chargé un auteur adroit de mettre un peu de bon sens et de suite dans un scénario absolument fou, Je crois qu’en apportant à la chose une attention aussi extrême qu’inutile on pourrait maintenant arriver à débrouiller comment il se fait que le gendarme Géromé est le fils d’un bailli et Fieur-de-Noblesse la fille du duc d’En-Face, à moins que ce ne soit le contraire. Mais ces rajustements sont peine inutile, et rendre l’Œil crevé une chose raisonnable est besogne aussi vaine que la tentative d’Arlequin pour peigner le cheval de bronze. L’œuvre reste absolument une œuvre macaronique, et elle perdrait à être tournée vers l’opéra-comique ou l’opérette plus tempérée de ces derniers temps. C’est, à proprement parler, une charge d’atelier et de coulisses, qui doit être enlevée comme dans une improvisation. Pour ma part, je n’ai qu’un goût médiocre pour la littérature macaronique. Quelquefois un trait vraiment gai vient y éclater à l’improviste, comme par exemple cette réflexion épique de Chilpéric qui, lorsqu’on annonce Molière à sa cour, dit simplement : « Déjà ! » Mais, le plus souvent, je ne trouve rien de plus monotone, rien de plus froid, rien qui sente moins la fantaisie et plus l’huile que les longues accumulations de coqs-à-l’âne dont vit la littérature macaronique. Un de nos confrères citait ce matin le récit que M. Hervé place dans la bouche du gendarme Géromé ; je le donne comme un modèle du genre. « À la bataille de Mont-en-Suif, je m’étais engagé dans le régiment des patineurs irlandais ; je force la porte d’une maison déserte ; un laboureur me demande le chemin de Versailles ; je lui fends la tête du revers de ma latte, et du même coup j’abats trois arbres qui se trouvaient derrière lui. Le lendemain, j’étais nommé inspecteur du gaz chez une riche famille péruvienne. » En vérité, pour rire de semblables bourdes, il faut avoir la rate disposée d’une façon surprenante ! Je ne sais rien de plus balourd que cette prétendue fantaisie.

Heureusement, il y a dans l’Œil crevé autre chose que les fadaises du scénario et en M. Hervé nous trouvons un autre homme que le librettiste toqué qu’il affecte d’être. La musique de l’Œil crevé a des parties originales, d’une originalité de bon aloi, et deux ou trois inspirations vraiment exquises. À vrai dire, on pousse les choses un peu loin quand on veut faire, comme quelques-uns, de la musique de M. Hervé une musique comparable – aucuns disent supérieure à celle de la plupart de nos opéras-comiques. 

L’inspiration, chez M. Hervé, tourne presque toujours trop vite à la parodie et devient inférieure par là, quelque spirituelle que la parodie puisse être. Mais cette inspiration est réelle, variée, plus peut-être que dans nombre d’opérettes d’Offenbach. Ici un chœur, là une valse, ailleurs des couplets dénotent un musicien que la mélodie hante à ses heures. On peut comparer, je crois, M. Hervé à un poète qui se consacrerait à rimer des acrostiches, calembours et mots carrés. Le poète ne disparaît pas tout à fait ; on le retrouve à un trait, à un mot, et on le regrette. Car quelle triste besogne que de poursuivre un rire épileptique, qui n’est pas comme la mousse et l’éclat de la raison 

Mais, si bizarre que l’Œil crevé nous paraisse, il y a des instants où le charme d’un joli petit art nous prend ; et puis la pièce est bien montée, ce qui est énorme pour les productions de ce genre. La Renaissance n’est pas avare de jolis minois, et si Fleur-de-Noblesse a de jolies compagnons charpentiers, Géromé commande à un escadron de gendarmes tout à fait séduisants. La mise en scène m’a paru supérieure à l’exécution proprement dite. Mlle Hading, qui joue Fleur-de-Noblesse, mériterait de s’appeler Fleur-de-Beauté, mais elle n’a plus de voix. M. Vauthier, malgré son art, est loin de la fantaisie que donnait M. Milher au gendarme Géromé. Un ténor débutant, M. Alexandre, alterne avec beaucoup de talent les couplets langoureux et les tyroliennes extravagantes, qui se suivent sans rime ni raison, selon la poétique de M. Hervé. Enfin M. Jolly cache sous un costume de queue-rouge un art très fin de comédien. Mais si la reprise de l’Œil crevé est un succès, ce qui est bien possible, ce succès sera dû à Mlle Desclauzas. Celle-ci a une vraie fantaisie, une apparence d’improvisation dans le bouffon, une sûreté dans l’impossible et un goût dans l’extravagant qui la mettent tout à fait hors de pair.

[…]

HENRY FOUQUIER. 

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(1838 - 1901)

Compositeur, Organiste, Ténor, Directeur de théâtre

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(1825 - 1892)

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date de publication : 02/11/23