La vie de Paris. Le Roi d'Ys
LA VIE DE PARIS
Le Roi d’Ys, joué hier à l’Opéra-Comique, a obtenu un des plus grands succès de « première » que j’aie connus. On peut se demander si cette œuvre, qui a moins les allures d’un opéra-comique que celles d’un drame lyrique très sévère et tournant même à l’oratorio, trouvera auprès du public la vogue que semble lui prédire l’enthousiasme du premier soir. Mais, ce soir-là, on était tout à fait parti. Le mérite de l’œuvre et le talent des chanteurs et des musiciens de l’orchestre entrent, certes, pour beaucoup dans ce succès. Il se peut que la personne du compositeur et la légende de sa vie y soient aussi pour quelque chose. Et ce serait justice.
Il y a bien trente ans, pour le moins, que je vis M. Lalo pour la première fois. Un de mes camarades de collège, aujourd’hui maire de Lille, me conduisit chez lui, qui, après avoir été l’élève le plus distingué du Conservatoire de Lille, était venu chercher fortune à Paris. J’assistai à un certain nombre de soirées musicales, où se trouvaient de remarquables exécutants : le pianiste, Lubeck, MM. Dancla, Chevillard, etc., etc. Élevé en province, dans un milieu tranquille de bourgeoisie, je ne connaissais rien à la musique.
Une jeune fille chantant « avec sentiment » les romances de Loïsa Puget, la Bouquetière ou le Voile blanc ; un amateur faisant trembler les vitres en disant Moine et bandit, c’est à peu près tout ce que je savais de l’art de Mozart et de Beethoven. L’audition des chefs-d’œuvre de la musique de chambre fut pour moi une révélation foudroyante et charmante : je la dus à ce groupe d’artistes distingués, vraiment passionnés de leur art, s’y adonnant de la façon la plus noblement désintéressée, dont M. Lalo faisait partie.
Quoiqu’il fût, à cette époque, encore fort jeune, M. Lalo était déjà considéré comme un maître. On comptait absolument sur lui. On parlait couramment des opéras qu’il allait faire jouer. C’était Savonarole, c’était Fiesque ; c’était, plus tard, le Roi d’Ys. Pendant trente ans, on en parla ! Un jour, cependant, le Roi d’Ys fut près de voir la rampe, à l’Opéra : M. Lalo dut le croire. Il avait fait voir sa partition à M. Vaucorbeil, inspecteur des théâtres, et qui lui-même était compositeur, auteur d’un Mahomet dont il a été fort question. M. Vaucorbeil fut ravi, et, en sa qualité de musicien non joué, s’exclama et s’irrita contre les directeurs qui fermaient leur porte aux jeunes. Or, M. Vaucorbeil devint maître de l’Opéra, et, – puisqu’il ne pouvait y faire jouer Mahomet, – M. Lalo dut croire qu’il allait y donner, sans plus tarder, ce Roi d’Ys qu’il avait admiré. Mais si le roi de France doit oublier les injures du duc d’Orléans, il paraît qu’un directeur de l’Opéra peut oublier les promesses d’un inspecteur. Le Roi d’Ys ne fut pas reçu, et, comme fiche de consolation, on commanda un ballet à M. Lalo. C’est assez l’habitude, d’ailleurs, quand un musicien a écrit une tragédie, de transiger avec lui pour une polka ou une valse. C’est ainsi que M. Lalo dut écrire Namouna. Il paraît qu’on ne lui laissa même pas le sujet de ses valses et de ses polkas, et qu’il dut accepter cette Namouna où M. Vaucorbeil, dit-on, avait mis la main. Ce fut un désastre. Jamais ballet ne fut plus obscur, plus mal coupé, plus ennuyeux que Namouna si ce n’est le ballet des Deux Pigeons, qui a atteint la perfection du mauvais. M. Lalo se débattit comme il put contre le sujet qu’on lui avait donné et ne réussit pas toujours à le faire meilleur. Nous fûmes assez peu nombreux, dans le public et en dehors des hommes du métier, à apprécier certaines pages symphoniques vraiment excellentes.
D’ailleurs, après avoir fait attendre le musicien pendant, vingt ans, il paraît qu’on lui avait donné vingt jours pour écrire son œuvre. D’autres difficultés encore étaient venues se mettre en travers : c’étaient les prétentions du maître de ballet, les mauvaises humeurs de l’orchestre. Si bien que, assure-t-on, Namouna mit M. Lalo en un tel état de fatigue et d’irritation, qu’il fut frappé d’une attaque d’apoplexie, heureusement légère et partielle, avant même la première représentation.
L’aventure n’était pas pour encourager les directeurs. Et, pour que M. Lalo pût débuter enfin, il a fallu un hasard heureux, un directeur de province ayant voulu, jadis, monter son œuvre et cherchant, pour prendre pied à Paris, à faire quelque chose de nouveau. Or, le débutant a soixante ans passés ; il est de santé usée, et, quel que soit le succès qu’il a obtenu, ce succès pourrait bien être unique. Pourtant, quoi qu’on pense du Roi d’Ys, et même si on estime qu’il y a, dans l’immense applaudissement d’hier, quelque chose qui s’adresse à la vie honorable et peu heureuse du musicien méconnu, il est certain qu’un homme qui a écrit une telle partition pouvait et devait prendre une place très distinguée dans les rangs des compositeurs contemporains. Ne pas être joué est non seulement décourageant pour les musiciens, mais encore funeste pour les progrès qu’ils ont à accomplir sur eux-mêmes. La scène est l’expérience suprême, celle dont l’artiste a surtout besoin.
Remarquez, d’ailleurs, que l’histoire de M. Lalo est celle de presque tous les compositeurs. Il a promené son Roi d’Ys comme M. Diaz son Benvenuto, comme bien d’autres promènent mélancoliquement leurs partitions. À cela, les directeurs répondent, je le sais : « Vous êtes encore de jolis garçons avec vos opéras à nous faire jouer ! Ne savez-vous pas qu’un opéra nous coûte une somme énorme ? La mettriez-vous sur un coup de dé ? » Et ils vous citent, non sans raison, des débuts malheureux de musiciens savants et estimés, mais qui ont échoué devant le public. On tourne donc dans un cercle vicieux. Les musiciens veulent être joués, et ils ont raison ; les directeurs ne veulent pas s’exposer à être ruinés, et ils n’ont pas tort. Peut-être n’y a-t-il de solution que dans la création d’un théâtre où le public se contenterait d’une mise en scène plus modeste que celle dont nous avons coutume. Dans certains pays, en Allemagne et en Italie, les musiciens font jouer leurs pièces dans des théâtres qui montent trois ou quatre opéras avec l’argent que coûte, ici, un seul acte. Je veux bien qu’on garde, à l’Opéra, les splendeurs de la mise en scène. On pourrait trouver ailleurs la musique sans tant d’accessoires, et l’entreprise réussirait – si nous aimons la musique autant que nous voulons bien le dire, ce qui fait question pour moi.
Henry Fouquier.
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date de publication : 02/11/23