Théâtres. Opéra-Comique. Psyché
THÉÂTRES
OPÉRA-COMIQUE. – PSYCHÉ.
MM. Jules Barbier et Michel Carré ont puisé à la même source que La Fontaine le sujet de leur pièce est tiré d’Apulée. À la donnée mythologique, dont ils se sont peu écartés pour le fond, ils ont ajouté toutes les broderies accessoires que pouvait comporter l’opéra-féerie. À l’aide du musicien, du costumier, du décorateur et du machiniste, ils se sont efforcés d’agrandir un théâtre et un genre auxquels la mode réactionnaire a fait faire volte-face dans ces derniers temps, en les ramenant au galop vers le passé de la comédie à ariettes.
Substituez, en effet, le récitatif au dialogue, et Psyché rentre dans les conditions du grand opéra. Je suis tenté de m’en réjouir, et ce m’est une surprise inattendue, assurément, que d’entendre de la musique un peu développée sur une scène exclusivement vouée à la chanson et au vaudeville. À l’exception de Zampa, dont la reprise, accueillie avec transport, a relevé d’un seul coup le niveau de l’Opéra-Comique, dites-moi, je vous prie, à quelle œuvre largement conçue ce théâtre a demandé ses derniers succès ?
Je n’entends ici faire le procès ni aux prédilections du public ni à une foule de partitions, des chefs-d’œuvre en miniature dans leur genre, et qui, par l’absence de développements et l’allure chansonnière de leur inspiration, caressent davantage le goût paresseux et léger de la nation.
Je comprends, je partage même, jusqu’à un certain point, les tendresses rétrospectives du public pour les vieux opéras et les vieux compositeurs. J’admets qu’un musicien de la valeur de M. Albert Grisar fasse fortune en recommençant Grétry et Cimarosa, à l’exemple de ces ébénistes modernes qui s’enrichissent dans le trafic et la contrefaçon du vieux bois mais je voudrais que, tout en applaudissant l’Épreuve villageoise, le Tableau Parlant, Gilles et le Chien du Jardinier, nous autres, spectateurs français, nous ne missions pas pour cela des rides et des cheveux blancs à notre émotion. Parce que, chez un maître du génie de Grétry, on a vu l’art le plus élevé tenir dans un couplet, ce n’est pas une raison suffisante, sacrifiant le présent au passé, pour encourager le commerce des tabatières à musique. Si les fredons un peu nus et la sensibilité enfantine du Déserteur sont le modèle éternel que doit se proposer un compositeur au dix-neuvième siècle, ce n’était pas la peine, qu’accomplissant une série de révolutions musicales, Mozart écrivit Don Juan, Spontini le finale de la Vestale, Weber son Freyschütz, et Rossini le Barbier et Guillaume Tell.
Me voici à cent lieues de Psyché ; mais c’est chose élémentaire d’y revenir même de très loin grâce aux ailes de Mercure et au truc de Zéphire.
Le lecteur n’attend pas de moi que j’analyse à son intention la pièce de MM. Michel Carré et Jules Barbier. La fable de Psyché a la notoriété des faits historiques les plus connus. Je me souviens d’avoir vu, dans un village perdu au fond des Alpes, les scènes principales du roman d’Apulée représentées, par groupes détachés, sur de vieux rideaux de lit en indienne. Il en est de ce conte mythologique, éternel et charmant, comme de don Quichotte et de son écuyer, de Gargantua et de Pantagruel la tradition les a popularisés bien autrement que le livre. Le peuple vit, de génération en génération, avec ces créations de la poésie et du roman, et il n’a pas eu besoin pour cela de feuilleter l’Âne d’or, Cervantes ou Rabelais.
Le sujet de Psyché a été souvent traité à la scène. Au dix-septième siècle, Benserade en fit un ballet dans lequel dansa Louis XIV, âgé alors de dix-huit ans. Un peu plus tard, Molière, Pierre Corneille, Quinault et Lully, improvisèrent sous ce titre la pièce imprimée dans les œuvres de notre grand comique. À vrai dire, c’était moins une pièce qu’un spectacle, où alternaient le dialogue, le chant et la danse, et qui se rapprochait du ballet-opéra de nos jours : la Tentation et le Dieu et la Bayadère. Mais le nom de Molière et l’inspiration de Lully n’étaient ici qu’au second plan. L’ouvrage en commandite emprunta son principal attrait aux machines de Ratabon et de Vigarani. Psyché fit encore deux nouvelles apparitions à l’Opéra dans l’espace d’environ un siècle la première fois en 1678, sous les auspices de Thomas Corneille, de Fontenelle et de Lully ; la seconde fois, en 1762, avec la collaboration de Voisenon et de Mondonville.
L’Opéra-Comique, éclairé par les tentatives du passé, a eu l’esprit de demander le rajeunissement de Psyché exclusivement aux pompes du spectacle et au charme de la musique. Il est clair que, sous peine d’alanguir les scènes de l’ouvrage, le poème ne devait pas être autre chose qu’un écriteau intelligent, brièvement consulté par le spectateur. Les deux auteurs l’ont parfaitement compris, excepté pourtant dans une scène démesurément longue du troisième acte, où, croyant avoir rencontré une situation comique, – laquelle n’aboutit pas –, ils ont sans nécessité, et au risque d’impatienter le public, arrêté l’action et retardé le dénouement.
Puisque j’ai parlé de la pompe du spectacle comme un des éléments d’infaillible réussite pour l’opéra nouveau, j’en veux donner le détail avant de faire la part du compositeur et des exécutants. Il y a deux choses qui frappent tout d’abord dans la mise en scène de Psyché : ce sont la fidélité originale du costume et l’exécution historique du décor. Je ne crois pas que, sous ce double rapport, l’illusion puisse être poussée plus loin, au théâtre s’entend, car il y a là une loi d’optique et de convention dont on ne saurait s’affranchir tout à fait. Au premier acte, le paysage de l’île de Lesbos, avec le péristyle de son temple à Vénus à droite, et tout au fond sa mer et son rocher qui surplombe, est une toile remplie de transparence. Lorsque, à travers les couches de son ciel ruisselant de lumière, s’élève Psyché, enlevée doucement par Zéphyre, il semble que, derrière ce groupe mollement suspendu, l’horizon s’enfuie et l’azur s’élargisse. Pourtant, ce décor, tout magique qu’il soit, n’est pas celui que je préfère. Il y a, au dernier tableau du second acte, une toile dont l’aspect donne le frisson. Cela représente un paysage désolé, des abîmes affreux, bordés de rochers séants et perpendiculaires ; l’ombre les envahit et, au-dessus de leurs crêtes déchirées, le nuage pommelé s’amoncèle dans un ciel pâle. Cela m’a rappelé, à moi, montagnard, la route de Saint-Laurent-du-Pont à la Chartreuse, par un effet du soir.
L’ouvrage se termine par la mise en scène d’un chef-d’œuvre de l’école italienne : l’Olympe assistant aux noces de Psyché. Les dieux, revêtus d’or, de pourpre et des attributs de leurs fonctions, resplendissent, sous le gaz électrique qui les inonde, comme les rayons décomposés du spectre solaire.
M. Ambroise Thomas, le musicien de Psyché, a tour à tour cherché sa voie dans l’imitation des maitres les plus divers et des styles les plus opposés. Son premier succès date de la Double Échelle, un pastiche de l’art français au dix-huitième siècle, et sa popularité a commencé avec le Caïd, une moquerie spirituelle de l’école italienne. Un cerveau meublé de chefs-d’œuvre ; des mains promptes à traduire sur le clavier ces richesses accumulées ; une science qui pousse la ciselure de la mélodie jusqu’à la dissection et cherche le secret de la vie dans le cadavre anatomique ; une tête bien sonnante, comme celle de Rameau ; de la force et parfois de la tendresse ; le don de peindre en musique beaucoup d’acquis, peu d’imagination, moins encore d’individualité tel est Ambroise Thomas.
Ce portrait s’applique à l’homme considéré dans l’ensemble de son œuvre mais l’appréciation de Psyché en est indépendante.
Cette dernière partition accuse la main qui a écrit le second acte du Songe d’une nuit d’été. C’est par la couleur qu’elle brille, encore plus que par la distinction de la mélodie et du tour harmonique.
Ce qu’on nomme la couleur en musique, c’est l’ajustement harmonique des idées et du style d’un compositeur au sujet qu’il s’est proposé de traiter. Or, là est précisément la qualité dominante et remarquable de Psyché. Les grandes pages de la partition, les finales, les ensembles, les chœurs, les épisodes de l’orchestre affectent un style tour à tour élevé ou gracieux, énergique ou sévère, qui aident puissamment à l’illusion du spectateur, transporté par les deux poètes dans les fabuleuses régions de la Grèce mythologique. Certes, ce n’est point ainsi que les Grecs faisaient de la musique (si toutefois ce qu’ils appelaient de ce nom n’était pas une maigre déclamation et une assommante psalmodie) mais, en ce cas, tant pis pour les Grecs ! La vérité dans les œuvres d’imagination est toujours relative. Sans ce mensonge fardé de vraisemblance, où serait l’art ? N’a-t-on pas dit que, dans ses belles peintures, Corneille s’était montré plus romain que ses héros, justement parce qu’il leur avait prêté des pensées et un langage qui ne sont qu’une admirable convention du génie.
Cette homogénéité de la facture, dans la partition de M. Ambroise Thomas, est ce qui m’avait particulièrement frappé, le soir de la première représentation de l’ouvrage. J’ai voulu entendre Psyché deux fois, et après cette nouvelle épreuve, je suis fixé. Je ne sais si le public, attiré et retenu par les splendeurs du spectacle, fera équitablement la part tout entière du musicien mais quoi qu’il arrive, M. Ambroise peut donner du temps à ses juges ; il a écrit une partition élevée, consciencieuse, pleine de choses charmantes dont quelques-unes sont de très belles choses : tout cela percera en son temps. Il ne faut pas qu’il se dissimule qu’on accourra à Psyché pour la voir, mais que sûrement on y retournera pour l’entendre : son tour viendra. C’est bien le diable, si les spectateurs, après avoir chaudement salué les exécutants, n’aperçoivent pas, derrière ceux-ci, le bout du nez du compositeur !
Le musicien n’a pas écrit d’ouverture ; il a fait précéder le lever du rideau d’une courte introduction instrumentale, qui se relie au chœur des Grecs agenouillés sur les marches du temple de Vénus. Cela commence par un andante des violons avec sourdines rempli de grâce mystérieuse. L’andante est coupé çà et là par quelques notes des instruments à vent qui servent à ramener d’une façon piquante le motif des premiers violons. L’introduction chorale débute par l’invocation à Vénus. C’est une prière d’un beau caractère harmonique. Le duettino des deux sœurs de Psyché, qui vient ensuite, m’a semblé un peu écourté. L’air de Battaille Des dieux je suis le messager est déclamé avec vérité par le musicien ; mais ici je me récuse : coupe, style, mélodie, tout est ici dans cette manière française, vieillie de tour, qui m’est antipathique. Je saisis bien le dessein du compositeur. Mercure est un personnage goguenard et sceptique, et M. Ambroise Thomas a voulu que ce rôle eût un cachet reconnaissable et tranchât sur les parties passionnées ou tendres de la partition. Les couplets du second acte :
Et la reine de Cythère
Se désespère
D’avoir un si grand garçon !
couplets qu’on a fait bisser, n’en mettent pas moins mon oreille au supplice avec leur cadence surannée. Allez ! je suis bien malheureux d’avoir l’oreille tournée de préférence aux fadaises italiennes !
En revanche, j’ai été profondément remué par les couplets de Cupidon [sic : Éros]. Je suis peut-être ici à mon insu le jouet d’un mirage d’exécution ; le fait est que madame Ugalde dit ses couplets avec une passion à mettre le feu à la salle. Du reste, on ne saurait mieux représenter l’Éros des païens que ne l’a fait l’énergique cantatrice. Il semble que sa voix brûle en arrivant sur ses lèvres. Semblable aux eaux que filtrent des volcans souterrains, cette voix part du cœur, mais elle a traversé les sens avant que d’arriver à notre oreille.
Le quatuor chanté par Sainte-Foy et Prilleux, mesdames Ugalde et Lefebvre, m’a semblé d’une facture tourmentée. Le duo entre Éros et Psyché renferme dans l’allegro une phrase, un peu courte peut-être, mais d’un beau jet mélodique : Quels transports inconnus, etc. Quant au finale du premier acte, il produit un effet si imposant que je n’ose y reprendre, dans le premier ensemble, l’emploi déplacé du procédé italien avec le crescendo à la Donizetti et à la Verdi. – J’aime beaucoup la manière italienne, lorsqu’elle est à sa place.
Il y a, au second acte, deux morceaux auxquels je ne veux rien comparer dans le reste de la partition c’est, avec le chœur des Dryades, les récits de Psyché, sur une ravissante mélodie de l’orchestre, à laquelle répond un chœur invisible. On a fait bisser le premier de ces deux morceaux : c’est une perle. Le musicien avait ici une double difficulté à surmonter. Les nymphes, comme un troupeau de nonnes babillardes, s’accostent, le sourire sur les lèvres, et se racontent à l’envi la grande nouvelle, celle de l’Amour qui s’est passé ses propres flèches au travers du cœur. Leur frais caquetage se termine en éclat de rire. M. Ambroise Thomas a su trouver à la fois la note vaporeuse et gaie qui convient à ce doux chant de déesses en belle humeur. Le chœur était fort difficile à chanter, car il se maintient dans un mezza-voce vaporeux. M. Perrin a pris un parti violent ; il est allé recruter en plein Conservatoire des chefs de file qu’il a placés à la tête de son bataillon féminin.
Le second acte est traité d’un bout à l’autre avec cette suavité de tons qui offre l’image d’un tableau dont chaque épisode se fond dans la couleur de l’ensemble, et c’est par l’ensemble aussi qu’il en faut juger. On court le risque d’être injuste envers le musicien en demandant à tel ou tel morceau un éclat qu’il ne pourrait avoir qu’aux dépens de l’harmonie générale. Il faut que cette qualité que je signale chez M. Ambroise Thomas soit bien accusée, puisqu’elle a frappé un homme, comme moi exclusivement amoureux par tempérament de la mélodie saillante et en dehors, et prisant par-dessus tout l’art sensuel de Rossini. Il y a cruauté à demander à un artiste au-delà de ce que sa nature peut donner : le compositeur de Psyché brille surtout dans le détail. Tandis que vous suivez son harmonie, et que vous écoutez bruire son orchestre, il vous enlace si bien dans les arabesques de l’accompagnement et des phrases épisodiques, que l’horizon de sa musique s’accidente à mesure qu’il se rétrécit. Vous n’avez plus devant les yeux la plaine bleue du firmament, les lignes imposantes d’un paysage lointain. Votre front touche à un dôme de feuillage que la brise agite sans bruit et qu’un soleil mourant éclaire votre main se perd dans des touffes de roses ; il n’y a là ni perspective, ni grandeur : mais il y a de la lumière doucement tamisée, du bien-être et du charme.
La fête du dieu Pan et la danse des histrions traînant le tombereau de Thespis ont fourni au musicien une page mouvementée. C’est là que Mercure chante sa troisième chanson. Ce dieu devient insupportable avec ses madrigaux et ses airs à boire. Si le Caveau existe encore, je demande qu’on l’y entraîne de force, et, une fois entré, qu’on barricade la porte sur lui et sur ses landerira.
J’arrive à l’exécution de Psyché. L’ouvrage n’a que deux rôles très importants, Éros et sa maîtresse. Quant à Mercure, il n’est là que pour entrer et sortir et donner de l’occupation au costumier, je vous ai dit avec quelle âme et quelle crânerie d’exécution (c’est le mot) madame Ugalde disait les couplets qu’on lui fait bisser au premier acte. C’est le même foyer, c’est la même énergie tout le long d’un rôle extrêmement chargé de musique et couronné, au dénouement, par les imprécations d’Éros. Condamné, par son costume masculin et sa position d’homme marié, à chanter en contralto, Cupidon ne redevient soprano qu’en se cachant de Psyché, et seulement pour l’exécution de la cavatine avec chœur placée au second acte. L’andante en est charmant, et la cantatrice, qui avait un peu hésité, le premier soir, l’a exécuté avec beaucoup de charme et une grande sûreté de style, à la deuxième représentation.
Mademoiselle Lefebvre, séduisante sous son peplum rose, m’a fait comprendre l’engouement des Lesbiens pour Psyché. Il est certain que ce nez coquet, qui n’a peut-titre que le tort d’exagérer la mode Roxelane, devait sembler une piquante nouveauté et rompre fort agréablement, pour des amoureux blasés, la monotonie de la ligne du nez grec. Mais, paysanne ou déesse, mademoiselle Lefebvre est charmante. Et puis voyez comme ses bras de statue sont bien attachés ! comme ils s’enroulent avec grâce autour du cou de Cupidon ! Je veux être juste pour mademoiselle Lefebvre, envers qui je me suis montré sévère bien des fois. Elle avait fait preuve jusqu’ici de grâce et de finesse ; mais personne ne lui eût soupçonné de la sensibilité, encore moins de la passion. On se trompait et elle s’ignorait elle-même : c’est du cœur, c’est de la passion que mademoiselle Lefebvre déploie dans la scène du troisième acte, où elle conjure Éros de se faire reconnaître.
Mesdemoiselles Révilly et Boulart jouent les deux sœurs envieuses de Psyché. Mademoiselle Boulart est d’un naturel admirable. Elle a l’air de donner au diable, et sa sœur et son rôle. Mademoiselle Révilly a trouvé le moyen de faire du sien deux principautés : elle y est la reine de la Part du Diable, elle y est Reine encore des Rendez-vous bourgeois. – Sainte-Foy méritait un meilleur lot que celui de ce sot peu réjouissant d’Antinoüs. […]
B. JOUVIN.
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date de publication : 23/06/24