L’Œil crevé d’Hervé
THÉÂTRE DE LA RENAISSANCE : reprise de l’Œil crevé, opérette en trois actes de MM. Hector Crémieux et Hervé, musique de M. Hervé.
Vous vous rappelez qu’il y a une douzaine d’années, les amateurs d’opérette firent grand état de l’Œil crevé, et par taquinerie peut-être, voulurent qu’il tînt en balance tout le répertoire d’Offenbach, alors au fort de sa vogue.
Dans ces temps déjà reculés, on n’avait pas encore inventé de jouer une pièce tous les jours pendant deux ans, et deux fois par jour le dimanche. Mais cent ou cent-cinquante représentations constituaient un succès qui suffisait aux auteurs les plus ambitieux. Le directeur s’en contentait aussi, car c’était pour lui la fortune, ni plus ni moins que s’il eût acheté une valeur de Bourse au moment de son discrédit, pour la revendre, le jour où elle était à la mode.
L’Œil crevé a joui, en son temps de ce triomphe, qui passerait aujourd’hui pour une demi-défaite. Enfin, il était assez marqué dans l’histoire de l’opérette, pour mériter d’être repris au théâtre de la Renaissance avec un outillage neuf de costumes et de décors.
Les costumes, puisque le mot sort de mon encrier, sont de notre collaborateur Draner, très expert dans cet art délicat d’habiller des personnages de comédie, selon le caractère de leur rôle, sans rien abandonner pourtant de ses droits de fantaisiste, sans méconnaître davantage les lois de l’élégance. Au surplus, figurez-vous ses dessins du Monde illustré relevés des plus joyeuses couleurs d’une palette d’aquarelliste.
Et maintenant, pour mettre un peu d’ordre dans ces notes, continuons par où nous aurions dû commencer.
La pièce est absolument en démence. Et si je m’en plains, c’est que je crois, hélas ! que ces sortes de bouffonneries excessives sont nécessaires à titre de médicaments pour combattre la mélancolie qui nous accable.
Nous sommes tristes, voilà la vérité. Ou bien c’est que nous rions en dedans. Toujours est-il que nous paraissons aussi sombres que nos habits, lesquels affectent des couleurs inconnues de l’humanité pendant tous les siècles qui ont précédé le nôtre.
Et, si on y regardait de près, quels rapports ne découvrirait-on pas entre les choses qui semblent le plus étrangères les unes aux autres ? Pour faire la contre-partie de ce que je vous disais au paragraphe précédent, permettez-moi d’attirer votre attention sur ceci : qu’au temps où l’on s’habillait si gaiement de rose et de bleu tendre, les théâtres de la Foire (correspondant à nos petites scènes lyriques) ne représentaient que des farces médiocrement comiques. Ils n’avaient pas besoin de forcer la note pour remuer des spectateurs naturellement enjoués et qui avaient le rire explosif.
L’Œil crevé est donc assaisonné de toutes les saugrenuités et calembredaines qui peuvent émoustiller un public dans la torpeur ; cependant, pour toutes les raisons que j’ai essayé de déduire, il n’aurait pas d’action sur les personnes qui apporteraient avec elles leur provision de bonne humeur.
Je suis bien heureux, par exemple, d’avoir affaire à une reprise, et non à une première représentation, ce qui me dispense de raconter en détail les péripéties d’une intrigue dans laquelle j’aurais couru le risque de me perdre.
Du reste, l’affiche a la loyauté de nous prévenir qu’il s’agit d’une « folie musicale. » Folie est bien le mot ; encore faudrait-il le faire porter plutôt sur la partie littéraire de l’œuvre (si littérature il y a) que sur la partie musicale. Les noms des personnages sont aussi un aveu de la maladie mentale qui les tient. Une demoiselle s’appelle Éclosine ; une autre Dindonnette. Le jeune premier est M. Alexandrivore. Un fantoche qui ne fait guère que traverser le théâtre, changé en préau de Charenton, ou de Sainte-Anne, étale avec orgueil son titre de duc d’En-Face !
Puis voici le gendarme Géromé, dont la stupidité donnerait, par comparaison, les apparences de l’esprit au Pandore de M. Nadaud. Je vois ce que c’est : Géromé, dans sa jeunesse, a été le petit pantin de dix centimètres qui jouait chez Guignol ; et Polichinelle lui a asséné de si bons coups de bâton sur la tête, que le cerveau lui en est resté fêlé.
Les mots les plus imprévus du dialogue se trouvent dans le rôle du Bailli. Ce magistrat, plein d’aberration, est en train de peindre une persienne. Il s’arrête, épuisé, et fait cette réflexion : « Mon Dieu ! que Raphaël devait s’ennuyer ! » C’est encore lui qui émet cet aphorisme paradoxal (au fond duquel, hélas ! on découvrirait peut-être un grain de vérité) : « Il y a des heures dans la vie d’un homme où, pour sauver sa dignité, il est obligé de descendre aux actions les plus basses ! »
Si j’ai des lecteurs extra muros Lutetiae, je les prie d’excuser ces petite débauches de l’esprit parisien. Elles n’empêchent d’ailleurs pas le succès actuel, et en pleine recrudescence de Guillaume Tell et des Huguenots, à l’Opéra ; du Pré aux Clercs et des Diamants de la couronne, à l’Opéra-Comique. Les personnes qui parlent mal, tout en disant de bonnes choses, affirment avec raison « qu’à Paris il y a du monde pour partout » !
La partition de l’Œil crevé est bien supérieure à la pièce ; elle est même excellente en plusieurs endroits. Cela tient à une chose bien simple, à ce que son auteur est musicien, titre que tant de gens s’arrogent aujourd’hui, sous les plus vains prétextes. Lui, outre ses dons naturels, possède un fond d’instruction qu’il a acquis à la maîtrise de Saint-Roch. Il a même, pendant quelque temps, été l’organiste de cette église. C’est là devant son triple clavier que le démon du théâtre est venu le tenter.
En 1848, il donnait à l’Opéra-National, dirigé par Adolphe Adam, un intermède intitulé : Don Quichotte ; il en était à la fois le parolier, le compositeur et le principal acteur. Depuis ce modeste début, on l’a rencontré sur presque toutes les petites scènes parisiennes, se montrant tantôt sous l’une, tantôt sous l’autre de ces trois faces artistiques. Mais les succès bruyants d’Offenbach ont beaucoup nui à sa renommée.
Il faut croire pourtant qu’il n’avait pas gardé rancune à ce coupeur d’herbe sous le pied, car il y a quatre ans, il jouait à la Gaîté le rôle de Jupiter dans Orphée aux Enfers. C’est la dernière fois qu’on l’air vu sur les planches.
L’Œil crevé contient cette chanson de la « Polonaise et l’hirondelle », que vous savez certainement par cœur, et qui est une trouvaille mélodique d’une rare valeur. Je ne crois pas qu’on puisse mieux faire dans le genre facile et populaire. Et puis, au milieu de vingt autres morceaux, je rappelle à votre souvenir le grand morceau d’ensemble qui est une parodie spirituelle des finals italiens ; le chœur, si franc et si sonore, des tireurs d’arc ; le duo sentimental qui termine le premier acte ; l’irrésistible final du second acte, et surtout ces heureux couplets du tourneur de bâtons de chaise, lesquels débutent comme une romance, et finissent en tyrolienne, d’une façon si imprévue.
Voici, en somme, de la musique petite, sans être mesquine, et qu’on peut s’administrer les soirs où l’on ne se sent pas les nerfs assez résistants pour subir le choc violent des Huguenots.
ALBERT DE LASALLE.
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date de publication : 15/09/23