La Soirée théâtrale. Cinq-Mars
La Soirée Théâtrale
CINQ-MARS
Trois grandes solennités musicales doivent clore la saison d'hiver : Cinq-Mars à l'Opéra‑Comique, le Bravo au Lyrique, le Roi de Lahore à l'Opéra.
C'est l'œuvre de Gounod qui a ouvert la marche.
Jamais opéra ne fut répété avec plus de mystère. Il est de tradition d'inviter la presse aux répétitions générales des ouvrages lyriques. Les critiques musicaux sont plus à l'aise pour parler d’une partition après deux auditions qu'après une seule. Compositeurs et directeur ont tout avantage à les voir se familiariser avec l'ouvrage nouveau. Mais on a jugé, je ne sais pourquoi, que pour Cinq-Mars point n'était besoin d'agir avec tant de façons. La représentation devant la censure a eu lieu, le jour, quasiment à huis-clos, et les artistes de M. Carvalho passent aujourd'hui, sans transition aucune, de la salle sombre et vide des répétitions à l'éclat et au mouvement d'une magnifique première.
Car cette première-là peut compter parmi les plus belles de l'année. Les illustrations de toute sorte garnissent la salle de bas en haut. J'ai vu un académicien, M. Legouvé, aux secondes loges et un gommeux des plus connus à la troisième galerie. M. Halanzier est dans une loge. M. Pereire, que je n'ai jamais rencontré à aucune première, est dans une avant-scène avec sa famille. Je crois que tous les compositeurs de Paris ont trouvé moyen de se caser dans la salle, les grands, les moyens et les petits ; les uns, bien en vue, au balcon ; les autres, effacés, sur de malheureux strapontins.
Les éditeurs de musique aussi sont au grand complet.
On se raconte que la partition de Cinq-Mars a été achetée cent mille francs par M. Grus, un millionnaire qui est éditeur par vocation et amour de l'art.
La somme est rondelette.
Il est vrai que la popularité de Gounod à l'étranger est si grande que, dès maintenant, M. Grus a vendu son édition trente-trois mille francs en Allemagne.
La chasse à courre après les places a été d'un acharnement rare. Certains admirateurs de Gounod, après avoir acquis la certitude qu'il ne restait pas le plus modeste strapontin, ont offert des poignées d'or en échange du droit de se promener simplement dans les couloirs pour entendre, au travers des portes, quelques bouffées mélodiques.
M. Gounod a été particulièrement assailli par les quémandeurs. Il est vrai qu'il s'est tiré d'embarras avec une habileté machiavélique. Loin d'opposer un refus aux insistances de ces importuns, il se contentait de les adresser, avec un petit mot pressant, au contrôleur en chef qui ne pouvait, bien entendu, en satisfaire un seul.
*
M. Carvalho rayonne. Depuis six mois qu’il est directeur de l’Opéra-Comique, il prépare la première de ce soir. Cinq-Mars a pourtant été répété en fort peu de temps, mais quand M. Carvalho se décida à prendre la salle Favart, Gounod ne songea même pas à cet ouvrage. À peine installé dans son cabinet directorial, M. Carvalho se dit :
– II me faudrait frapper un grand coup ! J'ai eu Faust, j'ai eu Roméo, Ah ! si Gounod voulait !
Et il s'en fut voir Gounod. Et Gounod voulut.
Il voulut si bien qu'il fit sa partition en six semaines, passant des journées entières à son piano, écrivant fiévreusement, prodiguant les romances, les cavatines, les couplets, les duos, les trios, les chœurs, les airs de ballet.
Le grand succès de Paul et Virginie ne fut peut-être pas étranger à cette ardeur. C'est le propre des belles œuvres d'en faire éclore d'autres.
Un de mes amis qui vit Gounod à Londres, pendant la Commune, le trouva profondément découragé.
— L'art est mort en France, lui dit-il. Après une si grande secousse, le peuple français n'aura plus le cœur à la musique. Pour moi, ma carrière est finie. J'en chercherai une nouvelle.
Il lui a suffi de revenir à Paris, pour comprendre qu'il se trompait. Après la représentation de ce soir, il doit être certain, je suppose, qu'en France l'amour de l'art est immortel.
Comme on le pense bien, les études à grande vitesse d'une œuvre aussi importante ont imposé, au personnel du théâtre, un surcroît de travail excessif. Aussi, directeur, auteurs, artistes et employés attendaient-ils avec une légitime impatience la première représentation pour goûter enfin un repos relatif.
Un détail entre mille donnera une idée de ce labeur accablant les machinistes ont dû passer une partie de la nuit dernière pour régler d'une façon définitive la plantation des décors. Par exemple ils auront ce soir le droit de ronfler tout à leur aise.
*
M. Carvalho a fait de grands frais de costumes. Toutes les combinaisons de velours et de soie, de satin et de brocart, de broderies d'or et de fines dentelles autorisées par l’époque ont été employées.
Giraudet s'est fait la tête de l'Éminence grise du tableau de Gérôme, et c'est évidemment d'après ce même tableau qu'ont été copiés les costumes des courtisans. Je signalerai, parmi les plus jolis, le costume de grand écuyer de Cinq-Mars – costume saumon avec des garnitures de rubans bleu pâle – d’une couleur et d'un arrangement exquis ; le premier costume de de Thou en velours noir avec le manteau de velours noir doublé de soie havane, les bas havanes et la grande collerette en dentelle ; les délicieux costumes des pages en satin orange avec garnitures de grenat, crevés de satin blanc et grande écharpe de satin blanc frangée d'or ; celui de Marion Delorme au tableau de la fête : robe de satin rose à broderies d'or, tunique en brocart bleu et argent, écharpe à mi-jupe en satin jaune garnie de paillettes d’or, corsage rose avec broderies d'or et écharpe jaune. Je n'aime pas la coiffure, par exemple : c'est celle d'une femme sauvage qui aurait des diamants.
Le ballet – Un Voyage au pays du Tendre – est habillé avec beaucoup de goût et de richesse. Les nuances sont heureusement choisies, toutes pâles, tendres, en harmonie parfaite avec le paysage vaporeux qui forme le fond du décor. Un temple en or, le temple de l'Amour, s'élève au milieu de la verdure, au-dessus d'un lac transparent où voguent des nacelles à voiles roses.
Les bergers et les bergères se courtisent et s'aiment dans ce bienheureux pays du Tendre, évoquant tour à tour pour servir leurs amours les billets doux, les jolis vers et les petits cadeaux.
On disait fort justement, derrière moi, pendant ce ballet :
— C'est un marivaudage dansé !
*
Pendant les entr’actes qui sont fort longs – on se raconte des anecdotes concernant Gounod.
En voici une qui m’a paru jolie.
On se rappelle l’accueil excessivement froid que le public de l’Opéra fit à la Reine de Saba, une œuvre pleine de belles choses cependant.
En même temps Lalla-Roukh fut jouée avec grand succès à l’Opéra-Comique.
Les deux ouvrages furent montés à Bruxelles. Ils y eurent un sort tout différent. Lalla-Roukhne réussit qu’à moitié, tandis que la Reine de Saba alla aux nues.
— Cela ne m’étonne pas, s’écria l’auteur de Faust, le public de Bruxelles est le premier public du monde !
Je suis persuadé que, ce soir, il a dû en dire autant du public parisien.
*
Les débutants.
Cinq-Mars : M. Dereims.
Marie de Gonzague : Mlle Chevrier.
Mlle Chevrier est une débutante qui n'a pas d'histoire. Elle est élève de Duprez, voilà tout ce qu'on a pu me dire d'elle. Elle est brune et a de beaux yeux noirs.
M. Dereims est un grand et beau garçon, fort, bien bâti. Premier prix du Conservatoire, il débuta dans le Barbier au Théâtre-Lyrique du temps où ce malheureux théâtre moisissait dans les caves de l'Athénée. C'est comme s'il n'avait jamais débuté à Paris. Il eut de grands succès à Anvers et à Marseille. Il a épousé Mlle Jeanne Devriès, la sœur de Fidès Devriès, l'ex-étoile de l'Opéra, aujourd'hui Mme Adler. Mme Dereims est également engagée à l'Opéra-Comique et M. Carvalho, qui la fera débuter prochainement, fonde sur elle les plus grandes et les plus légitimes espérances. Avant d'étudier le chant, M. Dereims a été caporal du génie.
Le rôle de de Thou était destiné à un baryton mais la difficulté de trouver un artiste réunissant le talent de chanteur et les qualités physiques exigées par le personnage mirent, pendant quelques jours, les auteurs et la direction dans un sérieux embarras. On songea alors à M. Stéphanne qui fut prié de vouloir bien s'en charger.
L'offre était peu tentante : M. Stéphanne est engagé à l'Opéra-Comique pour jouer les premiers ténors, et le rôle de de Thou, même remanié pour lui, n'était pas de nature à le faire briller. Cependant, le jeune artiste, désireux avant tout de concourir au succès du nouvel opéra d'un maître illustre, accepta avec empressement.
Le public s'est chargé ce soir de reconnaître dignement un dénouement aussi désintéressé.
*
Tout comme dans la Fille de Mme Angot, il y a dans Cinq-Mars un chœur de conspirateurs qui est empreint du plus pur et du plus ardent royalisme.
À l'une des dernières répétitions M. Carvalho, s'apercevant que certains choristes chantaient ce morceau sans le moindre entrain, leur fit une observation.
— Vous ne chantez pas avec assez de vigueur ! lui dit-il.
— Dame, répondit l'un d'eux, c'est que ce n'est guère agréable pour de vrais républicains comme nous de chanter des choses semblables !
Je garantis ce détail.
On ajoute même que M. Carvalho aurait répondu à ses rouges pensionnaires :
— Eh bien ! figurez-vous que vous chantez la Marseillaise.
À partir de ce moment toute mollesse a cessé.
Maintenant je ne puis m'empêcher, en terminant, de signaler une coïncidence assez curieuse.
C'est que la première de Cinq-Mars a eu lieu un cinq avril.
Un Monsieur de l'orchestre.
Œuvres en lien
Cinq-Mars
Charles GOUNOD
/Paul POIRSON Louis GALLET
Permalien
date de publication : 25/09/23