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Carmen de Bizet

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La scène est livrée de plus en plus aux courtisanes ; c’est dans cette classe qu’on se plaît à recruter les héroïnes de nos drames, de nos comédies et jusqu’à celles de nos opéras-comiques. Mais comme, une fois qu’on s’est engagé dans l’égout social, on est forcé de descendre encore, c’est toujours plus bas que l’on choisit ses modèles. La créature de la veille paraît déjà trop fade, c’est-à-dire pas assez abjecte pour qu’on puisse la présenter aux spectacles et les intéresser à son existence. On se croit en devoir de renchérir sur ses devanciers. Marion Delorme, Manon Lescaut, Marguerite Gautier, Marco, Olympe, que sais-je ! jusqu’à Auguste Manette, toutes celles qui marquent les étapes dans cette triste voie sont distancées. L’une alléguait que l’amour lui avait refait une virginité, l’autre prétextait sa jeunesse inexpérimentée ; celle-ci expiait ses folies par un grand sacrifice, celle-là rejetait ses fautes sur la société ; toutes, qui plus, qui moins, plaidaient les passions atténuantes ; elles invoquaient une amour tardive, comme excuse ou correctif à leur passé ; – si bien qu’on a fini par se dire que ce n’étaient pas là de vraies courtisanes ; qu’en bien regardant on découvrirait une perle – fausse – dans ce fumier ; que c’étaient des pseudo- courtisanes ; qu’elles ne traînaient pas assez de boue derrière elles et qu’il fallait trouver mieux.

On l’a cherché, ce mieux, et on l’a trouvé. C’est la fille la plus révoltante acception du mot ; une fille folle de son corps, se livrant au premier soldat venu, par caprice, par bravade, au hasard, à l’aveuglette ; le quittant, après l’avoir perdu, déshonoré, bafoué, pour courir après un plus beau garçon, qu’elle quittera à son tour si on la laisse faire, et, entre temps, se chargeant d’endormir sous ses caresses vénales la vigilance des douaniers pour favoriser les exploits des contrebandiers ; une bohémienne, une sauvage, moitié égyptane ou gitane, moitié andalouse ; sensuelle, goguenarde, effrontée ; ne croyant ni à Dieu ni à diable, ne suivant d’autre loi que celle du plaisir, comme la maudite du cercle de Dante « che libito fé licito » ; répondant par un refrain de chanson aux supplications de son amant prêt à déserter pour elle ; par un bruit de castagnettes aux cris de désespoir du pauvre ensorcelé qui s’avise d’être jaloux de ce monstre ; en un mot, la véritable prostituée de la bourbe et du carrefour.

On l’a trouvée dans un livre, livre finement écrit, comme on trouve un phénomène dans le musée pathologique d’un savant ; on l’a trouvée à côté de cette fière Colomba, de cette Némésis austère aux longues haines et aux patientes vengeances, et, naturellement, on a préféré la fille éhontée à la rigide vengeresse. Dans un livre, dis-je, car celui qui rencontra la victime de ses mortels caprices et qui apprit de ses lèvres, dans la chapelle même d’où elle devait passer à l’échafaud, l’histoire de cette misérable n’eût jamais songé à étaler sur la scène le cynisme de ses débordements, pas plus qu’on n’y montre les membres et les viscères où le scalpel de l’anatomiste vient chercher les ravages de la gangrène.

Telle est la Carmen de Mérimée, qu’on a choisie non pas pour en tirer un sombre mélodrame, mais pour en faire un personnage d’opéra comique, pour lui ouvrir cette même salle Favart où l’on nous avait habitués à rencontrer Haydée, Angèle, Zerline, Marie, Isabelle, Anna, Athénaïs de Solange, Berthe de Simiane, Jeannette, Dinorah, Mignon, la dernière venue, celle-ci, dans le gynécée musical ; toutes ces gracieuses et poétiques figures, en un mot, qui venaient à tour de rôle nous sourire et nous charmer.

C’est la force des choses ! C’est en glissant sur une pente rapide que nous en sommes arrivés là. Nous avons tout fait pour abaisser le niveau de l’art ; nous avons interverti les genres et les rôles, en mettant au premier rang ce qui devait rester aux derniers, et conséquemment en forçant ce qui était en haut à céder la place à ce qui venait d’en bas. Nous avons donné les costumes et les décors à la chansonnette des estaminets – et quelle chansonnette ! – et elle a pris de faux airs d’opéra comique ; nous avons encouragé l’opérette à sortir de son cadre, à railler tout à la fois ce qui était risible et ce qui était respectable, à se moquer de tout et de tous ; puis quand nous avons compris qu’on ne pouvait plus lutter contre elle, le désordre s’est mis dans les rangs, l’Opéra-Comique a empiété sur le domaine de l’Opéra et sur celui des théâtres de mélodrame ; l’Odéon est allé prendre aux théâtres de genre les scènes de la bohème ; la Comédie-Française a demandé au Gymnase « ses pêches à quinze sous » ; l’Académie de musique a emprunté au Théâtre-Lyrique ; et dans tout ce bouleversement, dans toute cette confusion, c’est l’art qui a eu le dessous.

Mais bien fol est celui qui viendrait parler d’art quand on parle affaires ! Les œuvres théâtrales, on ne les apprécie plus : on les évalue, on les cote, on les chiffre. Le succès est supputé ; la pièce qui fait plus de recette est la meilleure. Qu’on s’avise d’apporter à la direction d’un de ces théâtres une œuvre honnête, saine, virile, de bon goût et de bonne compagnie ; neuf fois sur dix, sinon quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, la direction objectera que la pièce n’a pas assez de montant, que le public, désormais blasé, veut quelque chose de plus pimenté, de plus croustillant... Eh ! messieurs, vous avez fait le public à votre image et ressemblance, ce qui n’est pas très flatteur pour lui !

Que prouve-t-il, au surplus, le chiffre des recettes pour les œuvres malsaines ? Est-ce qu’un livre qu’on ne laisserait pas traîner sur un meuble lorsqu’on a une sœur ou une fille, ne se vend pas à quarante mille exemplaires ? Est-ce que la pécheresse en vogue, parfois même moins jolie que l’honnête fille qui pâlit à la lampe, courbée sur son ouvrage, n’étale pas insolemment dans une loge d’avant-scène des diamants à éclipser le luxe d’une patricienne ?... Mais revenons à Carmen, puisqu’il faut que j’y revienne.

Deux écrivains de beaucoup de talent et d’infiniment d’esprit, deux auteurs dramatiques qui n’en sont plus à compter leur succès, ont pris la nouvelle de Mérimée et l’ont coupée en opéra comique ; je dis « comique » pour me conformer à l’affiche, car il n’y a rien de plaisant dans ces amours d’un militaire qui finit par devenir un assassin, après avoir été mauvais soldat, mauvais fils, — et d’une ouvrière de la manufacture des tabacs qui débute par balafrer la figure d’une de ses compagnes. Le couteau l’annonce, le couteau la supprime ; le déserteur, devenu contrebandier, nargué par cette horrible femme, finit par lui plonger jusqu’au manche sa navaja dans la gorge ; le sang se mêle à la boue, et la toile tombe pour nous empêcher d’entrevoir la potence qui attend le meurtrier.

À côté de cette ignoble créature, les auteurs ont placé, antithèse vivante, la douce et tendre Micaëla, une sorte de Marguerite de ce Faust de bas étage, mais qui n’est pas de force à lutter contre le Mephisto femelle, et qui ne fait qu’apparaître, reparaître et disparaître : le temps de roucouler un petit duo d’amour et de soupirer une romance plaintive. Elle n’aurait que faire, du reste, au milieu de ces filles et de ces chenapans, celles-là aidant ceux-ci à voler le fisc.

D’intrigue, il n’y en a pas et ne pouvait y en avoir, les deux écrivains ayant trop le respect de l’œuvre si artistement ciselée par l’auteur de Colomba, et n’ayant pas osé lui prendre son personnage de Carmen pour servir d’enseigne à une fable de leur fantaisie. On ne saurait les blâmer ; mais il y avait quelque chose de mieux encore à faire : c’était de ne pas choisir Carmen pour héroïne de leur opéra comique. Ils ne sont certes pas à court de sujets, leurs succès antérieurs le prouvent assez, et leur imagination n’est pas tarie, leurs succès à venir le prouveront encore mieux.

Je ne serai pas embarrassé pour parler de l’œuvre du musicien. M. Bizet a écrit Les Pêcheurs de perles, – alors il n’avait pas encore le dédain de la mélodie, – La Jolie Fille de Perth et Djamileh. Il a composé aussi les chœurs, intermezzi et pages symphoniques de L’Arlésienne, qu’on applaudit encore dans les concerts. Djamileh marquait le divorce définitif entre le musicien et la mélodie. Aussi l’œuvre fut-elle écoutée avec fatigue à la salle Favart et disparut bientôt de l’affiche.

Après cet échec on se demandait si le jeune compositeur reviendrait à sa première manière quand il écrivait encore pour le public, ou persisterait à s’engager dans la nouvelle voie avec cinq ou six de ses confrères et n’écrirait plus que pour les membres de son petit cénacle, « les vingt-quatre personnes qui seules sont à même de le comprendre ? » Libre à lui de ne s’adresser qu’à ces vingt-quatre-là ; mais en ce cas pourquoi écrire pour un théâtre dont l’entrée n’est pas interdite à ceux qui comprennent les maîtres de toutes les époques, depuis Mozart jusqu’à Ambroise Thomas et Victor Massé, en passant par Boïeldieu, Hérold, Auber et Halévy.

Dans sa partition de Carmen, M. Bizet n’a pas été, dût-il être blessé de cette remarque, aussi dédaigneux de la mélodie qu’il l’avait été dans Djamileh. Bon gré, mal gré, il a, par intervalles, laissé quelques idées mélodiques se glisser dans l’ouvrage, et le public, qui les a saisies au vol, a profité de ces rares éclaircies pour applaudir. Parfois même, comme dans la chanson du Toréador – disons dans l’air, si le mot chanson peut lui paraître irrévérencieux – le compositeur n’a pas pris la peine d’inventer sa phrase mélodique : il s’est souvenu, et l’auditoire, sans se demander par quel prodige cette phrase se logeait si facilement dans son oreille n’a pas cherché à se rappeler où il l’avait entendue. Vieille ou nouvelle connaissance, il lui a fait bon accueil, de même qu’il l’a fait à la romance de Micaëla, chantée d’une façon fort remarquable par Mlle Chapuy, au chœur des gamins du 1er acte, aux airs de danse et aux préludes des 2e et 3e actes.

Généralement toute la partie symphonique est bien traitée. Généralement, dis-je, car je ne puis et je ne veux pas me servir de ce vieux cliché qu’on emploie toutes les fois qu’on doit apprécier une partition d’où la mélodie est presque complètement absente : « C’est l’œuvre d’un harmoniste. »

Entendons-nous. M. Bizet connaît bien l’art d’orchestration ; il trouve la sonorité sans recourir au bruit ; mais de là à nous extasier devant son travail instrumental tout entier, indistinctement, il y a de la marge. Certes, il excelle à faire la part des cordes, des bois et des cuivres, à en agencer les voix souvent avec succès, à faire avec l’orchestre le dessin dont d’autres laissent la tâche au chant, aux voix humaines ; mais cela n’empêche pas que parfois, à force de trop travailler l’orchestration, il n’y engendre que confusion et fouillis. Il est des moments où l’œuvre de cet harmoniste, puisque harmoniste il y a, ferait songer à la parvenue qui ne se contenterait pas d’assortir la couleur de ses pierreries au ton de sa toilette, qui ne se bornerait pas à mettre des turquoises avec une robe bleue, mais qui tirerait de ses riches écrins émeraudes, rubis, topazes, etc., en croyant que plus on la voit riche, plus elle sera belle.

Quant à ce qu’on est convenu d’appeler la couleur locale, je ne chercherai pas querelle au compositeur. Il lui eût été facile de prendre une des mille mélodies espagnoles qui sont sur toutes les lèvres et sur toutes les guitares et de l’intercaler, en se l’assimilant plus ou moins, dans la partition. Il ne l’a fait qu’une fois ; il a eu raison ; mais il eût pu donner à l’œuvre ce ton chaud dont le soleil d’Espagne brunit les monuments (comme il a fait dans la habañera chantée par Mme Galli-Marié) et qu’on cherche en vain dans l’ensemble de la partition.

Bref, la musique de Carmen est-elle de nature à survivre à la série, quelle qu’elle soit, de représentations qu’on va lui accorder ? Carmen est-elle de ces œuvres qu’on reprend de temps en temps et qui restent au répertoire, ou bien, dès qu’elle quittera l’affiche, sera-ce pour ne plus y reparaître ? Toute la question est là, et je ne crois pas qu’elle sera résolue à l’avantage de la nouvelle partition. Eh bien, à ceux qui s’obstinent à bannir la mélodie soit de parti-pris, soit par impuissance – car la mélodie ne s’acquiert pas par l’étude – à ceux-là je demande, non pas si leurs œuvres naissent viables, je ne vais pas si loin, mais si elles auront longue vie. Le fait répondra. Si l’on m’objecte le chiffre des recettes, je renverrai ceux qui répondent argent quand je parle art, aux réflexions que je faisais plus haut : je répéterai que ces chiffres ne prouvent rien au point de vue de l’art.

Deux mots pour l’exécution : Mme Galli-Marié avait à personnifier l’étrange Carmen de Mérimée, la sœur, physiquement parlant, de la Carmen de Théophile Gautier, brune comme elle, et dont on peut dire :

Un trait de bistre
Cerne son œil de gitana ;
Ses cheveux sont d’un noir sinistre,
Sa peau, le diable la tanna.
Les femmes disent qu’elle est laide,
Et tous les hommes en sont fous, etc.

C’était une rude et antipathique besogne. Faire du réalisme, c’était renchérir sur l’odieux du personnage ; en atténuer l’horreur, c’était rester en deçà du rôle. Mme Galli-Marié a fait ce qui incombait à l’artiste : elle a été « le diable », comme dit Mérimée, et s’est accompagnée de ces rires moqueurs, comme dit Gautier, en parlant de la bouche de l’autre Carmen,

Piment rouge, fleur écarlate,
Qui prend sa pourpre au sang des cœurs.

M. Lhérie, malgré tout son bon vouloir est écrasé sous le rôle si ingrat du Des Grieux navarrais ; – Mlle Chapuy, je l’ai dit, a supérieurement chanté sa romance. Elle n’a que cette page dans la partition ; le duo ne compte pas. – M. Bouhy a fait bisser le chant du Toréador, grâce à sa belle voix et à la façon large dont il accentue cette réminiscence. C’est à peu près tout ce que je puis dire de l’interprétation, les autres rôles n’étant qu’épisodiques ou effacés.

En revanche, la mise en scène, décors, costumes, tout est soigné et splendide. Rarement ouvrage sur lequel on avait fondé les plus belles espérances a été monté avec tant de luxe. À ce sujet, je ne puis que faire des éloges à la direction. C’est déjà assez que de lui corner [sic] à l’oreille qu’elle devrait donner des ouvrages nouveaux. Elle s’est adressée à deux auteurs les plus favorablement connus, pour le poème ; à un compositeur qui est depuis dix ans sur la brèche, pour la musique ; elle a dégagé autant que possible sa responsabilité.

P.S. Je suis forcé d’ajourner à dimanche les concerts et les auditions. On n’a pas toutes les semaines – malheureusement ! – des œuvres nouvelles à analyser.

M. de Thémines [Achille de Lauzières]

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date de publication : 22/09/23