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Carmen de Bizet

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Vous vous souvenez de Carmen, de Mérimée. Vous n’avez pas oublié l’histoire de cette gitana que le romancier conduisait à travers les montagnes de l’Andalousie et dans les ventas de Grenade et de Séville, au grand scandale de quelques lecteurs effrayés de cette audace et au grand plaisir de nombreux afficionados, émerveillés de ce talent. Mérimée aimait de telles difficultés littéraires, et il ne lui déplaisait pas de raconter à son tour les faits et gestes d’une Manon Lescaut, mais d’une Manon Lescaut de la bohème. Une fois parti dans de pareilles aventures, il ne reculait plus. Il avait l’esprit brave ; il attaquait résolument le sujet, et en homme habile qu’il était, il comptait sur lui pour se tirer d’affaire. Il osait tout, mais avec prudence : Nec temere, nec timide. Mérimée aurait pu prendre au besoin cette devise ; il l’a mise bien souvent en pratique et principalement dans Carmen. Tout y est avec le réalisme de la vie des gitanas, dans les bouges de la rue du Serpent ou du Candilijo, à Séville. Cette Carmen était dessinée de main de maître. C’est le caprice changeant d’heure en heure, c’est le vice dans les carrefours, cela commence par le vol et finit par le meurtre. Mais le talent de l’auteur répond de tout, si bien que ce monde de bandits vous intéresse en fin de compte. Et puis, comme ces gens se font justice sommaire entre eux, et que tout cela se termine par la mort de Carmen et par le supplice de José Navarro, la morale est satisfaite ; j’entends la morale littéraire.

C’est à cette nouvelle que MM. Meilhac et Halévy ont demandé un sujet d’opéra comique. Je tenais à coup sûr ces deux auteurs pour gens d’infiniment d’esprit ; je savais leur habileté au théâtre ; mais j’avoue que je redoutais une pareille tentative. Cette transposition du drame me semblait impossible au volume du théâtre. L’emprunt fait au livre ne pouvait se faire qu’en compromettant singulièrement, à mon avis du moins, ou le romancier ou les auteurs. Si l’on habillait la gitana suivant les exigences de l’opéra comique, la nouvelle était perdue ; si on la conduisait telle quelle sur la scène, avec sa jupe rouge, sa mantille percée de trous et ses bas de soie aux mailles échappées en maints endroits, on mettait la pièce en péril. Dangers de tous côtés. Eh bien, non. L’adresse de MM. Meilhac et Halévy a tout sauvé. C’est bien Carmen, le roman a été conservé dans la plupart de ses incidents, dans son mouvement général, dans son esprit et dans sa passion même. Quelques parties, et cela devait être, en ont été voilées, mais avec beaucoup de tact et par un goût infini. Lorsque la nouvelle ne peut pas se montrer au public tout entière, on l’aperçoit encore ; elle se fait entendre pour qui sait écouter entre les scènes. Je le répète ce poème d’opéra comique est d’une merveilleuse habileté ; il est fin, spirituel, très bien dit, et conduit de main de maître. C’est à coup sûr un des plus charmants que nous ayons entendu à la salle Favart, depuis Le Domino noir, le chef-d’œuvre du genre. Il est bien coupé pour la musique, bien traité, changeant d’acte en acte ses décors dramatiques, d’un très grand effet dans les progressions scéniques habilement ménagées, et d’un véritable intérêt.

C’est Carmen, ou plutôt c’est le roman dès son début sur cette place de Séville, où les dragons assis devant le corps de garde regardent passer les gens de la rue et attaquent de leurs quolibets un peu soldatesques les manolas qui se rendent à leurs affaires. José Navarro, le brigadier, tresse sa chaîne de fil de laiton, pour tenir son épinglette, lorsque les filles employées à la manufacture de cigares passent devant les soldats. José ne songe guère à elles ; il pense à la Navarre, ce brave garçon qui regrette ses montagnes, lorsque la Carmen, une fleur de cassie dans le coin de la bouche, accoste le brigadier qui ne prend garde à cette gitana. La bohémienne s’offense de cette indifférence et, prenant la fleur de cassie, elle la lance d’un mouvement du pouce entre les deux yeux du soldat. La magie a commencé, puisque le brigadier s’est machinalement saisi de la fleur, et lorsqu’on l’appelle lui et quelques hommes pour mettre le holà dans la manufacture où Carmen a fait des siennes, en marquant de coups de couteau le front d’une camarade d’atelier, José sent que l’amour lui est venu pour cette malheureuse créature. C’est à lui de la conduire en prison. Il lui attache les bras avec une corde, et sur un mot d’elle, un mot dit bien bas, à l’oreille, il la fait évader. Le cas est clair. Il y a complicité et le malheureux est disgracié. C’est peu de chose, vous le voyez, que ce premier acte. Il est charmant dans sa marche scénique, dans son mouvement dramatique, dans ses détails. Il expose à merveille et le caractère de José et le personnage de Carmen. Il se meut gaiement, franchement, dans le milieu de la rue qui appartient aux soldats et au peuple. Il est plein de vivacité, d’éclat et de lumière. Je n’en sais pas de mieux mis en œuvre.

Le second n’est pas moins heureux. Il se passe dans une venta des plus suspectes à la police de Séville, où les contrebandiers donnent rendez-vous aux bohémiennes et où les nuits se passent au son des guitares, au bruit des castagnettes, aux boléros et aux danses des Romalis. José, complice de Carmen au premier acte, devient bientôt déserteur par amour pour elle. Il se bat pour la belle contre un officier de son régiment, et voilà ce garçon en train de se faire fusiller. Il n’a plus pour appui que les contrebandiers et pour refuge que la montagne. Voilà où l’a mené l’amour de la Carmen, et encore la gitana l’aime-t – elle ? Voilà beau temps que son cœur capricieux a quitté cet imbécile de Navarrais pour courir après le toréador Escamillo. Ce qui n’est pas peu fait pour exciter la jalousie de José.

Nous voici maintenant dans la sierra, à une halte de bohémiens – contrebandiers, au milieu des gorges des montagnes : à la comédie a succédé le drame. La jalousie terrible a éclaté et une lutte à coups de couteau a commencé entre José et Escamillo : le tout pour cette Carmen dont l’esprit finit par s’alarmer pourtant, car elle a lu dans ses cartes de bohémienne qu’elle mourrait de mort violente. Les cartes ont raison. Carmen est venue à Séville ; elle est là pour assister à la corrida et pour triompher dans le triomphe d’Escamillo. Mais pendant que la foule applaudit aux coups de toréador, pendant que les hommes crient viva et que les femmes brisent leurs éventails en acclamant le vainqueur, José tue Carmen et se venge de cette victoire de son amant. Plus tard la justice fera son affaire. MM. Meilhac et Halévy se sont arrêtés là, en changeant le lieu de la mort de la gitana.

La nouvelle a donc été respectée de point en point, excepté aux endroits où un respect trop scrupuleux eût été une injure pour elle. Si vous vous souvenez bien de ce petit roman, vous vous rappellerez que Mérimée lui-même s’y était mis en scène en se chargeant de rapporter une médaille de José à sa mère, une pauvre femme restée en peine et ignorante du sort de son fils. Il y avait une larme, une toute petite, une larme à la Mérimée, dans cette dernière prière du brigand José et dans ce souvenir au pays natal. MM. Meilhac et Halévy n’ont eu garde de l’oublier. Ils se sont servis de l’auteur. Seulement Mérimée a été remplacé dans le roman par une jeune Navarraise qui vient de ses montagnes pour parler de la mère abandonnée et pour pincer s’il se peut la corde du sentiment. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus heureusement imaginé dans la pièce. Passons. Il m’en coûterait d’appuyer sur cette critique, d’autant plus, je le répète, que cette pièce est des plus intéressantes et des plus heureuses.

Que je voudrais pouvoir applaudir à la partition comme je l’ai fait au poème. Pour un tel sujet, si mouvementé, si varié, si animé dans ses divers actes, il eût fallu un musicien hors ligne, un de ces tempéraments exceptionnels d’artistes qui passent de la comédie au drame, de la gaieté à la tristesse, et qui accentuent nettement leurs personnages. M. Georges Bizet, qui est un homme de talent, un musicien consciencieux et qui compte parmi les premiers de notre jeune école, n’a pas eu les souplesses de l’imagination. Il faut bien le dire : il n’a pas d’éclat. Aussi le premier acte, si spirituel, si ardent dans le poème, nous a paru des plus ternes dans la musique. Nous demandions en vain au musicien de nous rendre cette animation du corps de garde, ce bavardage des manolas, ce bruit de la rue, cette gaieté et ce tapage. Tout cela est hésitant, sans parti pris, triste même. La chanson espagnole hésite, le boléro se paralyse ; je ne sais dans quel demi-sommeil rêveur s’endort volontairement ce premier acte. Rien ne s’y accentue, ni l’indifférence de Carmen, ni son amour capricieux, ni la passion de José. Nous restons à moitié chemin de tout, de la comédie et du drame. Pourtant il faut prendre un parti. La pièce s’annonce résolument. Pourquoi la musique a-t-elle de ces timidités qui font douter l’auteur ? Je sais bien que la chanson :

Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ; Si je t’aime, prends garde à toi.

a été très applaudie ; je sais qu’on a fait fête aussi à quelques phrases du duo entre M. Lhérie et Mlle Chapuy, qu’on a bruyamment accueilli une fort jolie marche de soldats qu’accompagne un chœur d’enfants. Mais cela ne suffit pas ; l’acte n’en reste pas moins terne et froid.

Le second vaut mieux et de beaucoup. La séguedille que chante Carmen au lever du rideau est ravissante. La scène de la danse est des plus mouvementées. Les couplets du toréador Escamillo sont d’un tour un peu vulgaire, mais ils ont de l’entrain et leur chute n’est pas sans originalité et sans grâce. Il y a de bonnes parties dans le duo de Carmen et de José ; et un quintette bouffe dont je n’ai pas retenu les paroles, et qui m’a paru assez lent à son début, s’est dégagé dans un développement ingénieux et animé. Mais tout cela est encore bien timide quand on met le pied dans une posada de Séville ou de Cordoue, au milieu des majos, des contrebandiers, des gitanas et des dragons de la garnison ; il faut un peu plus d’audace. Je ne reproche pas à M. Bizet d’avoir conduit sa muse dans les ventas, mais là je lui voudrais un air moins embarrassé.

Le troisième acte s’ouvre par un chœur de bohémiens d’un très bon caractère : il a de la couleur. J’ai senti l’homme de talent et à ce début de l’acte et à ce trio de gitanas qui consultent les cartes, et surtout à un air de Mlle Chapuy, que cette artiste dit avec une grande pureté de style. Le quatrième est très court ; il se compose d’une marche de picadors servant de cadre a un cortège brillant, d’une ariette que Bouhy chante avec beaucoup de goût entre José et Carmen, dans lequel se détachent quelques chaleureuses phrases dramatiques, pendant que les chants de victoire éclatent derrière le rideau. Il y a là véritablement une belle page. Mais comme elle est lente à venir, cette inspiration du musicien ! et comme cette partition touffue manque d’ordre, de plan et de clarté !

L’Opéra-Comique a monté avec un grand luxe de costumes et de décors cet ouvrage d’un jeune maître. Il lui a donné aussi ses meilleurs artistes : Mme Galli-Marié, excellente dans le rôle de Carmen ; Lhérie, qui se tire à merveille du personnage de José ; Bouhy, parfait dans celui du toréador Escamillo ; Mlles Ducasse et Chevalier et Mlle Chapuy, qui est devenue à la fois une chanteuse et une comédienne de premier ordre.

M. Savigny [Michel-Henri Lavoix]

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(1838 - 1875)

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date de publication : 18/09/23