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Les premières. Carmen

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LES PREMIÈRES
OPÉRA-COMIQUE
Carmen, opéra-comique en quatre actes de MM. Meilhac et Halévy, musique de M Georges Bizet.

Pour raconter dans tous ses détails l’histoire tragique de Carmen ou Carmencita, l’héroïne du roman de M. Prosper Mérimée, il me faudrait la plume autorisée du grand maître Théophile Gautier. Je pourrais retracer alors comme il convient les mœurs et les coutumes de ce pays à demi-sauvage où l’intrigue commence au pied des autels et se termine à coups de stylet dans quelque rue écartée.

La Carmen de MM. Meilhac et Halévy appartient à cette race de filles sauvages qui se font un jeu des affections pures et se livrent corps et âme au premier soldat qui leur plait. C’est une Mignon pervertie. Cette Carmen, créature assez laide au moral, est une cigarera de Séville.

Arrêtée pour avoir frappé une de ses camarades à coups de navaja, elle exerce une telle influence sur le brigadier don José, que celui-ci la laisse fuir au lieu de l’incarcérer. Condamné à un mois de prison et à la perte de ses galons pour cet acte d’indiscipline, don José n’a qu’un désir en sortant de cachot : c’est de revoir Carmen. Il la retrouve dans une posada des environs de la ville, et le charme s’opérant de plus en plus, Carmen excite son nouvel amant à déserter son drapeau pour fuir avec elle dans la montagne au milieu des contrebandiers. José recule devant cet infâme marché, mais la puissance fascinatrice de Carmen est si grande, qu’il succombe bientôt et de soldat il se fait bandit. Mais la passion de Carmen pour celui qu’elle a perdu ne dure pas longtemps, elle convoite déjà de nouvelles amours avec le toréador Escamillo, qui est la coqueluche de toutes les dames de la ville. José, que sa fiancée Micaëla vient chercher jusque dans le repaire des contrebandiers, refuse de quitter sa maîtresse ; l’ancien dragon qui s’est déshonoré pour les beaux yeux d’une Marco Andalouse, veut la posséder sans partage. Le jour de la fête de Séville et devant la porte de la Plaza del Toros, José adresse à Carmen les reproches les plus vifs et les plus amers, il la supplie de l’aimer et de fuir avec lui. Devant le refus de Carmen qui brûle de rejoindre le bel Escamillo que l’on acclame déjà de toutes parts, José, fou de rage et de désespoir, poignarde sa maîtresse, et c’est devant son cadavre que vient s’agenouiller, après le combat dont il est sorti vainqueur, le toréador Escamillo.

Tel est, en substance, le scénario de Carmen. Il y aurait peut-être plusieurs objections à faire sur l’ensemble du livret ; la donnée est quelque peu brutale, elle manque d’élévation et de grandeur ; on n’éprouve aucune sympathie pour tous ces personnages qui, la plupart, sont dégradés ou avilis ; n’était la touchante image de Micaëla, on se croirait à la Tour de Nesle par une nuit d’orgie en compagnie de Marguerite de Bourgogne et de ses nombreux amants.

Arrivons à la partition. La musique de M. Bizet est distinguée dans la coupe des mélodies ; l’harmonie, d’une forme assez piquante, est pleine de couleur dans l’effet musical. L’expression du sentiment dénote un compositeur en pleine possession de lui-même, rempli de savoir, d’une finesse et d’une coquetterie sans égales. Nul ne possède comme lui l’art de ciseler une phrase et de mettre le chant tout-à-fait on dehors de l’orchestration.

C’est un artiste qui procède à la fois de Grétry et de Wagner dont il semble avoir suivi les principes. Il polit et repolit sans cesse ses dessins musicaux et s’attache à donner beaucoup de ton à l’encadrement, au préjudice de la gravure.

La coupe du motif chanté est jolie, mais l’accompagnement fait défaut. Ah ! messieurs les compositeurs de musique pédante et ennuyeuse, qui fabriquez si facilement des chansons à boire, allez entendre Carmen, et vous verrez comment on fait de la musique facile et chantante, appropriée à la situation et aux personnages, quand le ciel a doué quelqu’un de ses faveurs intimes et qu’il l’a destiné à faire de l’art et non du genre bouffe. Louons donc les Très-Haut qui vient de nous donner un compositeur d’une exquise sensibilité, doué d’une imagination heureuse et féconde et possédant un sentiment parfait des situations dramatiques dans le genre et le style tempéré de l’opéra comique.

La plus grande partie des morceaux de Carmen méritant une mention particulière, je signalerai seulement les principaux. Au premier acte, le chœur des dragons, le duettino entre José et Micaëla, la marche chantée des majos et des manôlas, la habanera ou romance de la Carmencita : l’Amour est enfant de Bohême, d’une coupe particulière et vraiment remarquable. Au second acte, le ballet de la Romani qui est le produit exquis d’un vrai musicien, les couplets de Bouhy, Toréador, l’amour t’attend d’un bel effet comme crescendo vigoureux, le trio des tireuses de cartes dans lequel le compositeur a versé la mélodie à pleins bords et l’air de Micaëla au troisième acte que je signale aux connaisseurs, mais aux connaisseurs seulement.

Le succès de la soirée a été pour Bouhy, qui a fait merveille avec sa belle voix de baryton, dont le timbre chaud et pénétrant tonne sans effort et remplit l’oreille d’une sonorité parfaite. D’un rôle à côté, il a fait une véritable création. Toute la salle l’a chaleureusement applaudi et lui a redemandé son grand air du Toréador.

Mme Galli-Marié a joué et chanté le rôle de Carmen avec un talent incontestable. Quel dommage que cette artiste qui chante avec goût et intelligence soit obligée d’employer tant d’artifices dans les effets qu’elle conçoit. L’idéal dans l’art et dans la vie, c’est la splendeur du vrai, a dit Goethe, et Goethe a cent fois raison. Tout en donnant par trop de cynisme au portrait de cette fille des montagnes, Mme Galli-Marié a chanté Carmen avec cette science de détails qui révèlent la cantatrice de race, ayant une grande expérience du théâtre et possédant parfois à l’excès ce grand art des nuances qui sait si bien assortir toutes les couleurs du tableau musical. Sa voix, d’une pureté relative, a plus de mordant que de sonorité, plus de vibration que de force. Néanmoins elle plaît parce qu’elle sait la dépenser avec beaucoup d’habileté. Je ne sais si le ciel a créé et mis au monde Mme Galli-Marié pour exprimer les transports de la volupté andalouse, mais jamais elle ne m’avait paru aussi lascive et provocante que l’autre soir. Ce n’est plus la Mignon chaste et pure de Goethe, c’est la Carmencita enivrante et passionnée de Mérimée, la courtisane après la vierge.

Mlle Chapuy possède le charme et l’émotion intime qui convient au rôle de Micaëla. Malgré le peu d’étendue de son organe, elle sait imprimer à la phrase musicale l’accent qui lui est propre. Son succès, auquel j’ai contribué de mon mieux, m’a fort réjoui.

M. Lhérie, dans le brigadier don José, n’a pas retrouvé son succès habituel. Sa voix manque parfois de force et surtout de tendresse dans quelques notes de l’octave supérieur. Il a fait preuve cependant de beaucoup d’énergie au dernier acte.

Je serais injuste si je passais sous silence Mlles Chevalier et Ducasse qui ont fort bien chanté les rôles de Mercedes et de Frasquita, les deux bohémiennes.

Potel, qui joue un comparse, s’est dessiné un costume de contrebandier d’une rigoureuse exactitude.

La mise en scène est magnifique ; je pourrais encore hausser ma louange d’un ton sans craindre d’être taxé d’exagération ; la plupart des costumes ont été exécutés d’après les croquis de plusieurs peintres célèbres ; ceux des dragons sont dus au crayon de Détaille ; quant aux décors, ils sont merveilleux de richesse et de goût. Celui de la posada notamment, est un petit chef-d’œuvre d’ornementation. Le ton chaud et puissamment coloré dans lequel on l’a encadré, les lauriers roses plantés en pleine terre derrière lesquels viennent s’ébattre, fumer et boire des soldats et des fillettes, ont je ne sais quoi de pittoresque qui attire et charme l’œil. Mais le plus remarquable est celui de la Plaza del Torros où vient défiler la quadrilla qui conduit le toréador dans l’arène. Voici d’abord les chulos avec leur montera, puis les banderilleros, les picadores précédant don Escamillo magnifiquement vêtu de rouge. L’effet est superbe et mérite des éloges sans réserves.

J’ai remarqué dans le défilé des muchados l’empressement que mettait la population à saluer de ses vivats l’ayunlamiento ou représentant de l’autorité à Séville. Les Espagnols voudraient-ils nous donner une leçon ?

CHARLES DE SENNEVILLE.

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(1838 - 1875)

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date de publication : 21/09/23