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Un opéra posthume de César Franck

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Un opéra posthume de César Franck
Théâtre de Monte-Carlo : Première représentation de Hulda, opéra en quatre actes et un épilogue, poème de M Ch. Grandmougin ; musique de César Franck.
(Dépêche de notre envoyé spécial)

Monte-Carlo, minuit.

Ce pourrait bien être un chef-d’œuvre cet opéra de César Franck, — du père Franck comme on dit, — dont personne ne voulut du vivant de l’auteur ! Triste ! Et qu’on n’aille pas croire à de l’exagération, qu’on ne me taxe point d’avoir, méridional d’occasion, en passant par Marseille, subi la contagion des formules excessives. Non, le soleil a beau darder, les fleurs s’épanouir et le printemps être en avance, je n’en garde pas moins la vision nette des choses, et sais parfaitement distinguer entre une partition maîtresse et un livret insignifiant.

Le livret ? Parlons-en, d’abord.

Il est tiré — je n’oserais dire par les cheveux, mais je le pense — d’un drame de Bjœrnstjerne Bjoernson ; c’est même sa seule façon d’être scandinave, attendu, que les personnages qu’il met en scène ont des affinités plutôt lointaines avec les habitants des fjords. S’ils s’appelaient, ces personnages, Durand, Dubois, Élisa et Marguerite, on les concevrait volontiers s’agitant bourgeoisement dans la vie courante de la rue Rambuteau ; c’est assez dire avec quel soin jaloux, pour les peindre, l’auteur s’est servi d’une palette où il n’avait mis que du gris.

Mais avec le joli recul que donne une époque imprécise, et en baptisant de noms, encore plus étranges qu’étrangers, des êtres de platitude certaine, on obtient (grâce à Hulda, Swanhilde, Eiolf et Gudleik) ce qu’on est convenu d’appeler une « couleur ». Au musicien de faire le reste, et, s’il a seulement du génie, cela pourra aller très bien !…

Nous sommes en Norvège, vers le onzième siècle. Le parolier, — appelons-le poète tout de même, — en profite aussitôt pour nous conter l’histoire, non inédite, de Vasco de Gama entra Selika et Inès, de Rhadamès entre Aïda et Amnéris, de Léopold entre Rachel et Eudoxie, ou, pour généraliser tout de bon, de l’Homme entre deux Femmes.

Tous ces personnages viennent d’où l’on voudra, « de Chaillot, d’Auteuil ou de Pontoise » ; — ils ont même l’air de revenir de cette dernière ville ; — nous ne les connaissons pas, nous ne les connaîtrons jamais ; nous savons seulement qu’ils sont vivants parce que nous les voyons se mouvoir. Ils ne pensent pas, donc ils sont...

Ne nous cassons pas la tête à pénétrer leurs énigmes, à démêler leurs mobiles. La divine musique est la qui les couvre de son aile protectrice et les revêt d’auréole. Et cela est suffisant.

Sachez donc l’essentiel, mais l’essentiel seulement :

Hulda, jeune personne norvégienne, vivait tranquille, avec son père et sa mère, lorsqu’elle fut enlevée violemment par les fils Aslak, dont l’aîné, Gudleik, la voulait prendre pour femme.

Forcée de subir le joug de son ravisseur, Hulda allait consentir à être l’épousée malgré elle, lorsqu’elle distingua un certain Eiolf (?), M. Quipasseparlà, aurait dit Offenbach. Supposons-le chevalier, cet Eiolf, puisque, aussi bien dans un tournoi, il tua net Gudleik, et acquit ainsi des droits imprescriptibles à la reconnaissance d’Hulda.

Déclaration d’amour d’Hulda à Eiolf, dont « la flamme répond à sa flamme ». Joie d’Hulda, mais joie de courte durée ; car Eiolf, qui au préalable aimait Swanhilde, autre jeune fille, revient à elle ; « Et l’on revient toujours... » Ce que voyant, Hulda furieuse se ligue avec les frères Aslak et leur inspire l’idée d’assassiner Eiolf. On tue Eiolf. Hulda est vengée. Mais comme il n’y avait pas encore assez de cadavres dans la pièce, Hulda s’aperçoit avec rapidité que la vie lui est devenue insupportable et, du haut d’un rocher, elle se précipite dans les flots : Telle l’antique Sapho, moins sa « lyre immortelle ». Et l’auteur a ainsi ses trois cadavres essentiels, presque un par acte, sans compter les cadavres de moindre importance dont on nous parle dès le début du drame, afin de nous en faire supporter d’autres au dénouement. Ils vont bien en Norvège !

Et voici, ô merveille du génie créateur, que cet amas d’insenséisme se transforme tout à coup, et devient œuvre d’art d’une rare espèce, jusqu’à confondre d’admiration le railleur que je suis, qui s’incline, et très bas, devant ces pages supérieures d’un musicien transcendant.

Meyerbeer l’a dit : « Il n’y a que les grandes choses qui puissent être « blaguées », les petites étant la blague même. »

Et c’est pourquoi je n’ai pas craint d’exercer une verve, de qualité évidemment douteuse, à propos d’Hulda, que je tiens, en dépit du livret qui la prétexte, pour une manifestation artistique de la plus fière signification.

Franck a mis dans ces pages musicales toute l’esthétique indicatrice, tout l’enseignement formel dont se devront désormais inspirer nos jeunes compositeurs français, s’ils veulent rester français. Connaissant le mouvement wagnérien mieux que quiconque, il a voulu s’en abstraire afin de mieux prouver que le genre « opéra », loin d’être fini comme on se plaît à le dire, demeure toujours l’apanage de qui saura l’exploiter, en le renouvelant.

Et Hulda nous donne la contexture d’un opéra, mais avec un style autre, avec une manière personnelle, toute de belle sincérité, de substantielle et abondante nourriture harmonique, de vérité poussée en couleur, de pathétique robuste, d’enflammée passion, de virulence expressive, qui soulèvent et enthousiasment jusqu’à provoquer chez l’auditeur, même le moins averti, le plus indiscutable de tous les effets connus : ce qu’on appelle en langage de théâtre l’emballement.

Je défie bien, entre autres, qu’on résiste au duo d’amour d’Hulda et d’Eiolf, non plus qu’à celui d’Eiolf et de Swanhilde ! Ici l’impression est telle qu’elle équivaut à la prise de possession tout entière du public subjugué. Cela n’a qu’un nom : le génie.

Et c’est réellement merveille de voir un compositeur tel que Franck, voué, semblait-il jusqu’ici, aux contemplations, lesquelles se peuvent attarder, devenir, après sa mort, tout d’un coup et d’emblée, non pas un homme de théâtre, mais l’homme de théâtre même, avec toute la vitalité, tout le pittoresque du genre, avec toutes les précieuses ressources que s’évertuent en vain à conquérir — en copiant Wagner, les pauvres ! – la plupart de nos modernes architectes musicaux, qui s’imaginent bâtir une œuvre lyrique en s’abstenant soigneusement du lyrisme indispensable à sa construction !

C’est une vraiment belle œuvre, que cette Hulda, et elle donnera à réfléchir à plus d’un que je sais.

Gomment ne l’a-t-on pas « fait sortir » plus tôt ? C’est ici que j’attends la réponse de nos directeurs, les connaisseurs que l’on sait. Il fallait du flair. Or le flair c’est la qualité par excellence de Gunzbourg, le directeur actuel de Monte-Carlo. Il n’est pas grand clerc en musique, ce Gunzbourg, mais il cherche ; et c’est parce qu’il cherche qu’il trouve. Il s’est fait jouer cette partition, dont personne ne voulait, et, après auditions multipliées, convaincu, il en a convaincu d’autres, à commencer par l’éditeur Choudens. C’est ainsi qu’Hulda l’errante a définitivement trouvé un domicile, et pour sa plus grande gloire.

À cette œuvre de foi, ce croyant a donné une interprétation digne d’elle, avec Mme Deschamps, dont l’admirable voix ne se prêta jamais mieux qu’en cette circonstance à traduire, en même temps, les côtés tendres et farouches de la vindicative Hulda ; avec Saléza, décidément le plus distingué de nos ténors, qui donne à Eiolf toutes les tendresses et les ardeurs de son organe assoupli de chanteur amoureux et enveloppant ; avec Lhérie, l’inoubliable créateur du don José de Carmen, qui sait prouver en Gudleik qu’il n’est pas de petits rôles pour un vrai artiste ; avec Mme d’Alba, poétique et gracieusement juvénile en Swanhilde ; avec M. Joël Fabre, Mmes Mounier et Risler, interprètes dévoués d’une cause qu’ils savaient bonne à défendre ; avec, surtout et par-dessus tout, Jehin, le chef d’orchestre accompli, qui réalise en crâne vaillance ce tour de force de nous fournir une exécution finie, artistique, parfaite, telle enfin que nous en souhaiterions toujours de semblables à Paris.

Rien n’est négligé, pas même le ballet, fort important d’ailleurs, qui réunit les noms de Zucchi et de Bella, c’est-à-dire des deux célébrités de la danse italienne.

Et c’est une belle soirée, un grand succès, dont je témoigne en toute franchise et avec un plaisir reconnaissant.

Léon Kerst.

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date de publication : 01/11/23