Hulda de C. Franck

ENCORE UN DE PLUS

Encore et toujours la même chose, et ça durera probablement autant que le monde ! Aujourd’hui, lorsque le nom de Berlioz est inscrit sur l’affiche de nos grands concerts, il fait recette. Inutile de revenir sur l’inépuisable succès de la Damnation de Faust ! Cela regarde d’ailleurs notre collaborateur A. Goullet. Je m’en tiens, pour mon compte, à cette chose extraordinaire qui fait que les gens de talent et même plus n’ont pas toujours des chances pour réussir. La faute en est à leur originalité même. Ne chaussant les souliers de personne, ils ont une autre manière de marcher, et c’est précisément cette manière qui déroute. La littérature et la musique sont à peu près sœurs sous ce rapport-là. On se défie de gens qui arrivent avec des méthodes nouvelles et qui, par conséquent, se trouvent immédiatement en lutte avec les formules reçues.

Depuis quelques années, pour protester contre cela, des jeunes gens se sont mis à passer les bornes, et leur admiration s’adresse à nombre de choses incompréhensibles. C’est évidemment une exagération, mais aussi, en quelque sorte, une réaction. À force de se rappeler les misères et les humiliations subies par des hommes auxquelles on reconnaît aujourd’hui au moins du talent, l’esprit de la jeunesse se retourne vers tous les conspués. C’est généreux, assurément, mais quelque peu troublant. N’empêche que des événements artistiques tout contemporains viennent donner raison quelquefois à des empressements que l’on prendrait volontiers pour déplorables. Il est certain, néanmoins, que les précurseurs ne sont généralement pas heureux ; et si, en politique, les plus hardis ou les plus fous parviennent aussitôt à faire des prosélytes, il n’en est pas de même dans le domaine de l’art où, très souvent, la gloire commence à germer sur une tombe.

Il en fut ainsi pour Berlioz ; il en est de même pour César Franck. Et je me demande de quelle trempe sont faits de tels hommes pour supporter, pendant toute une vie, les désillusions et les déboires, sans fléchir et sans faire à la mode exigeante la plus petite des concessions, sans rien sacrifier à leur idéal. Il n’y a pas longtemps que César Franck est mort, et, comme Berlioz, il n’assista point à son triomphe. Et n’est-il pas singulier de toujours voir se reproduire ce singulier phénomène qui consiste à faire l’aumône de quelque gloire à un homme, quand il n’est plus là à l’heure de la réparation ? C’est ainsi que nous arrive du Midi, de Monte-Carlo, la nouvelle du grand succès d’un opéra de César Franck, Hulda, dont le livret est emprunté à une légende scandinave assez confuse du poète Bjornson.

Je n’apprécie pas, je constate simplement ceci que l’œuvre était terminée du vivant de César Franck, et qu’il ne s’est pas trouvé une scène lyrique parisienne pour la monter, pour oser en assumer la primeur. La cause de ces difficultés ? Je l’ignore ; mais l’enseignement des années devrait bien faire disparaître, à jamais, de pareilles anomalies. Il y a quelque chose de pénible à se dire que des hommes au-dessus des autres, et qu’une réaction posthume venge peut-être avec trop d’enthousiasme, — un enthousiasme en tout cas généreux, — ont subi, pendant toute leur vie, l’écrasement de l’indifférence, et l’étouffement cruel de la banalité plus heureuse. Travailler sans la moindre relâche, avec une imperturbable foi dans son art, et mourir sans avoir connu le succès, c’est tout ce qu’il y a de pire au monde. Nombre d’artistes ont connu ces angoisses-là, sans rien perdre de leur dignité, sans rien sacrifier de leur idéal. Presque toujours la postérité s’en empare et les remet à leur vraie place. On nous permettra de trouver que c’est un peu tard, et que des statues sur une place publique ou des fleurs sur une tombe ne sont que des manifestations de l’égoïsme humain déplorant les erreurs d’hier sans s’inquiéter des injustices d’aujourd’hui.

Jean de Nivelle.