Ariane de Massenet
OPÉRA. – Ariane, opéra en cinq actes, de M. CATULLE MENDÈS, musique de M. MASSENET.
Le mythe grec d’Ariane abandonnée et malheureuse est un de ceux qui ont le plus tenté les librettistes et les musiciens. La souffrance, la passion si noble, la résignation si touchante de cette grande Abandonnée, inspirèrent plus de quarante opéras.
Mais ce n’est pas seulement la littérature lyrique et la musique qui ont versé des larmes rythmées sur les infortunes imméritées d’Ariane ; c’est la peinture (voyez la fameuse fresque d’Herculanum, ou bien le tableau du Titien, à Madrid, ou encore la statue d’Ariane au Vatican), c’est aussi la gravure qui se sont apitoyées sur le sort de la fille de Minos et de Pasiphaé.
Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que Massenet, qui est avant tout le musicien de la femme, à ce que Catulle Mendès, qui est le poète des rimes tendres et élégiaques, voulussent à leur tour renouer la chaîne interrompue, je devrais dire le fil, des œuvres consacrées à célébrer la pauvre victime mythologique de l’Amour. Il y a là un sujet très intéressant, très « musicable ». Voltaire, qui était bon juge, disait de la mise à la scène des aventures d’Ariane : « Une femme qui a tout fait pour Thésée, qui l’a tiré du plus grand péril, qui s’est sacrifiée pour lui, qui se croit aimée, qui mérite de l’être, qui se voit trompée par sa sœur et abandonnée par son amant, est un des plus heureux sujets de l’antiquité. »
Je n’oserai pas soutenir que dans les aventures malheureuses d’Ariane il n’y ait pour nous, aujourd’hui, quelque chose d’artificiel et que les plaintes de la pauvre délaissée, malgré leur sincérité, ne soient un peu éloignées de notre humanité plus terre à terre. C’est peut-être notre faute à nous, qui ne voyons là que des Grecs, beaucoup plus qu’au poète et au compositeur, qui, l’un et l’autre, ont mis tout leur cœur pour faire revivre cette figure « pitoyable » comme on disait jadis, symbole de la femme faible et dupe de son bon cœur.
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L’affabulation que Catulle Mendès a donnée à Massenet suit de près la tradition classique. Mais le librettiste ne pouvait pas se borner à faire des vers nouveaux sur un sujet antique ; il l’a embelli d’un épisode qui est une vraie trouvaille de poète, l’acte de l’Enfer et la scène des roses.
Au surplus, je vais résumer brièvement le poème.
Thésée, à qui Ariane a révélé le secret pour pénétrer dans le Labyrinthe, est victorieux du Minotaure. Il est reconnaissant à Ariane, il l’aime et l’emmènera à Athènes, pour qu’elle règne avec lui. Phèdre, la sœur d’Ariane, est jalouse de n’avoir pu arriver au cœur de Thésée.
Au deuxième acte, les deux amants voguent vers Athènes ; dans la galère qui les emporte, à travers les flots argentés de la mer Ionienne, Phèdre maudit de plus en plus son sort sans amour. Une tempête s’élève, et c’est dans l’île de Naxos qu’aborde le pilote.
Thésée, malgré les sages avis de son ami Pirithoüs, s’abandonne à l’amour. Mais ce n’est plus à Ariane, c’est à une autre que s’adressent ses hommages. Ariane, qui a demandé à sa sœur d’intercéder pour elle auprès de Thésée, surprend les baisers qu’il donne à celle-ci. Elle tombe inanimée. Phèdre s’enfuit et va implorer la statue d’Adonis ; la statue s’écroule sur Phèdre, qui meurt. Ariane invoque Cypris, et la déesse des Amours fera accompagner aux enfers Ariane par les trois Grâces pour fléchir la déesse Perséphone.
Le quatrième acte nous conduit dans le sombre royaume des morts, où trône Perséphone qui regrette la vie et le séjour de la terre. Ariane demande à la terrible déesse de lui rendre sa sœur Phèdre ; et pour la fléchir elle lui a apporté une gerbe de roses, souvenir de la terre. À cette vision, sous les effluves embaumées de ces gerbes, Perséphone redevient humaine et accorde à Ariane la vie de Phèdre.
Au cinquième acte, nous sommes sur le rivage de Naxos. Thésée hésite entre le dévouement d’Ariane et l’amour plus ardent de Phèdre ; c’est Phèdre qui triomphe. Et Thésée quitte le rivage avec elle, tandis qu’Ariane se laisse aller à sa douleur. Tout à coup, de la mer s’élève un chant harmonieux ; ce sont les sirènes. Attirée par elles, Ariane s’enfonce dans les flots.
Je voudrais dire de ce livret tout le bien qu’il mérite ; le vers de Catulle Mendès appelle la musique, il est fait pour l’harmonieux enlacement de la phrase sonore. Il a dans Ariane la grâce dolente de ces petits chagrins poudrederizés qu’évoquent les poésies plaintives de la fin du dix-septième et du dix-huitième siècle. C’est ainsi que dans les belles strophes : « Ah ! le cruel ! Ah ! la cruelle ! » dites par Ariane au troisième acte, ce refrain revient comme le répons angoissé d’un rituel éploré d’amour. Et cela est d’un alanguissement très doux, très archaïque et très caressant.
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La musique d’Ariane est celle que l’on pouvait attendre de l’auteur de Manon et de Werther. Elle a de la légèreté dans l’amour et la douleur ; elle sait garder je ne sais quoi de joli quand elle pleure ; elle est élégante même quand elle grandit sa voix pour magnifier l’amour ardent de Phèdre ou pour clamer les désespoirs d’Ariane. Elle se complaît dans les larmes, elle s’entend pleurer avec volupté. Et l’auditeur est charmé.
Massenet a non seulement soigné son orchestration, car c’est là où éclate son incomparable maîtrise. Il a su donner à chaque personnage du drame son langage musical à part. Fermez les yeux pendant l’audition d’Ariane, et vous saurez parfaitement distinguer qui s’exprime, d’Ariane l’exquise abandonnée, de Phèdre la dominatrice, de Thésée le fatal indécis, ou de Pirithoüs l’ami pondéré. Et de même que chacun des héros a son dessin orchestral ou mélodique bien spécial, de même la musique suit avec une singulière précision les péripéties de l’action.
J’avoue avoir une préférence marquée pour le troisième acte, qui est le point culminant du drame comme de la partition ; la jolie cantilène d’Eunoé ; la scène exquise où Ariane, confiante, charge Phèdre de lui ramener Thésée : « Tu lui parleras, n’est-ce pas ? » avec son discret accompagnement de cordes et de bois ; la complainte d’Ariane, d’une douceur si pénétrante : « Ah ! le cruel ! Ah ! la cruelle ! », qui a été bissée ainsi que le joli lamento orchestral qui précède l’invocation à Cypris ; cet acte, en un mot, est d’une venue tout à fait réussie.
Comme s’il ne suffisait pas à M. Massenet d’être Massenet, il montre dans le final du troisième acte qu’il connaît Gluck ; et il nous en fait souvenir à nouveau dans le ballet des Enfers, au quatrième acte. Ce ballet me semble, au surplus, la partie la moins heureuse d’Ariane.
Je préfère citer le gracieux arioso d’Ariane, au premier acte, une façon de leitmotiv très « massenétique » qui chante la beauté de Thésée : « La fine grâce de sa force » ; la scène des roses au quatrième acte, avec l’air de Perséphone.
Mais Ariane est un tout qui ne se peut déchiqueter. Il y a dans cette partition de jolis coins disséminés un peu partout, mais évidemment moins épars au troisième acte qui, je le répète, suffira à lui seul pour assurer le succès de l’ouvrage.
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La mise en scène d’Ariane me laisse un peu embarrassé. Il y a un gros effort, il serait injuste de le méconnaître ; mais cet effort aurait dû porter non sur la somptuosité, mais s’appuyer sur une esthétique plus avancée. J’aime mieux dire que je considère la mise en scène d’Ariane comme un pastiche des mises en scène du dix-huitième siècle. Et à ce titre, la « machine », pour employer le terme d’alors, qui représente la galère emmenant Ariane et Thésée, me semblera très réussie. J’oublierai que le vent souffle dans les voiles et les gonfle dans un autre sens que celui où il souffle ; j’oublierai que les rameurs cessent de ramer quand le ténor chante, et que le bateau immobile pendant la tempête, comme les rameurs du reste, se met en mouvement dès qu’apparaît l’île de Naxos. J’oublierai aussi que dans cette galère Ariane et Thésée, éclairés de rouge, ont l’air d’être dans une chambre noire pour développer des plaques photographiques. J’oublierai enfin que l’apparition de Cypris, au troisième acte, rappelle les expositions de couturières dans un Palais de la Mode ; et que les costumes rouges, verts, jaunes, du ballet du quatrième acte n’ont rien de très infernal. Mais je préfère considérer tous ces tableaux comme une série de gravures de Coypel, qui auraient été rehaussées par des enluminures pas assez discrètes.
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Quant à l’interprétation, elle présente une artiste hors de pair, Mlle Lucienne Bréval. Je ne crois pas que les auteurs puissent rêver une tragédienne plus expressive, une chanteuse plus émouvante ; Mlle Bréval est une Ariane qui pleure de toute sa voix, de tout son corps ; jamais la douleur ne prit pour s’exhaler une interprète plus noblement lyrique, plus câlinement résignée.
Mlle Grandjean n’est ni une déesse ni une héroïne, mais elle chante Phèdre avec une voix très solide et très pure ; elle est une artiste très consciencieuse ; elle s’est fait applaudir au troisième acte.
Le ténor Muratore montre une belle voix et de la prestance dans Thésée ; peut-être pourrait-on lui demander plus de noblesse dans les attitudes. Delmas chante excellemment Pirithoüs ; c’est un rôle effacé ; il en faut savoir gré au grand artiste qui ne dédaigne pas de le remplir, et au directeur qui le lui confie.
La voix angoissée de Mlle Arbell dans Perséphone, la sécurité du chant de Mlle Demougeot dans Cypris, ont été remarquées.
Le ballet n’a que peu à faire dans Ariane ; Mlles Zambelli et Sandrini ont à peine l’occasion d’y montrer leur eurythmique souplesse.
Il est enfin de toute justice de féliciter M. Paul Vidal et son orchestre, qui ont fait chatoyer, avec un sens très artistique, la variété des colorations de la nouvelle œuvre de Massenet.
Louis Schneider.
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date de publication : 18/09/23