Les Théâtres / La Soirée. Ariane
Les Théâtres
Académie nationale de musique : première représentation d’Ariane, opéra en cinq actes, poème de M. Catulle Mendès, musique de M. J. Massenet.
Pour combattre le Minotaure, pour délivrer enfin Athènes d’un sanglant et abominable tribut, Thésée est venu en Crète.
Ariane a vu Thésée ; devant le héros « plus beau qu’un Dieu », son cœur a fléchi. Elle sait quels périls menacent celui qu’elle chérit désormais ; et pour assurer sa victoire, elle lui donne le fil qui doit le guider dans le Labyrinthe, « plein d’inextricable nuit ».
Advienne l’issue heureuse du combat, et Ariane, pour suivre le vainqueur glorieux, abandonnera sans remords le palais de Minos et la Crète.
En vain Phèdre, sa sœur, essaye-t-elle de la détourner de ce projet sacrilège ; en vain lui reproche-t-elle sa trahison envers son père et les dieux : « J’aime ! j’aime ! j’aime ! » répond Ariane.
Mais voici que s’élèvent de longs cris de joie et qu’à la suite des adolescents délivrés des affres de l’effroyable sacrifice, apparaît Thésée, son épée fumant encore du sang du Minotaure.
À son tour, Phèdre a vu le héros. Et lorsque celui-ci, enlaçant Ariane, l’entraîne vers le rivage, Phèdre, inconsciente sans doute du destin qui la domine, suit leurs pas et monte avec eux sur le vaisseau qui va les emporter.
Le second acte nous montre la galère triomphale voguant vers Athènes. Sous une tente de pourpre, Ariane et Thésée chantent leur amour heureux, tandis que Phèdre, seule à la proue, songe douloureusement.
Cependant, presque soudainement, un vent violent s’élève, déchaîne l’orage et répand l’épouvante ; le navire désemparé a perdu sa route ; et, lorsque après la tempête, le ciel s’est enfin rasséréné, c’est Naxos qui apparaît, c’est sur les rives de l’île dorée que la galère atterrit.
Au troisième acte, la scène représente la lisière d’une forêt sombre et, dans une prodigieuse frondaison d’arbustes fleuris, le seuil du palais où repose Ariane. Au loin, retentissent les trompes d’airain des chasseresses que, depuis avant l’aurore, Phèdre a entraînées dans les bois.
Pourquoi ces sons lointains semblent-ils agiter d’une si singulière émotion le roi Thésée, seul, maintenant, devant le palais ? C’est qu’il est, hélas ! déjà las de l’amour doux et plaintif d’Ariane ; c’est que de nouveaux désirs l’attirent vers Phèdre, vers « la vierge sauvage » qui, sans vouloir se l’avouer à elle-même, et de peur de succomber peut-être, fuit la coupable ardeur de Thésée.
D’ailleurs, l’épouse a compris qu’elle n’était plus aimée. Dans son immense détresse, elle implore le secours de sa sœur ; mais presque au moment même où celle-ci vient de consentir, non sans trouble, à intercéder pour elle, Ariane surprend les aveux passionnés de Phèdre et de Thésée et tombe inanimée.
Phèdre, éplorée et maudissant les dieux, s’est enfuie jusque sur la colline où s’érige la statue d’Adonis. Là, elle saisit une pierre et, d’un geste furieux, frappe l’image de marbre qui, lourdement, s’abat sur elle et la tue.
Cependant, Ariane est revenue à elle. Elle regarde le ciel, la terre, les fleurs et ne peut comprendre que rien ne soit changé « lorsque Thésée est infidèle et lorsque Phèdre l’a trahie ». Tandis qu’elle mêle, dans un douloureux monologue, des mots de haine à des mots de pardon, un funèbre cortège, plein de gémissements, ramène le corps mutilé de la sœur coupable.
Ariane n’avait pas demandé aux dieux une expiation si cruelle ; elle invoque Cypris, la supplie d’être clémente, de ranimer « sa victime expirée ». Et Cypris, cédant à ses larmes, permet enfin qu’Ariane descende aux profondeurs de l’Hadès, guidée par les Grâces dont « la faiblesse divine vaincra les Enfers ».
Le décor du quatrième acte représente un paysage désolé, qu’éclairent d’une lueur blafarde les eaux glacées du Tartare.
Grave, Perséphone, « dans la gaine étroite de son trône et de son devoir », songe aux jours heureux où, sur la terre, elle vivait librement dans la lumière et parmi les fleurs. À ses pieds se tiennent, groupées, les compagnes qui la suivirent aux sombres bords, tandis qu’autour d’elle, de tous côtés et jusqu’à l’infini de l’horizon, des ombres gémissantes exhalent un éternel désespoir.
Tout à coup une aurore semble se lever sur le morne rivage : c’est le chemin lumineux que trace le passage des Grâces et où marche Ariane jusqu’au trône de la déesse. Là, ses tendres supplications n’obtiennent d’abord qu’un inexorable refus. Mais ses bras sont chargés de roses, — (ô délicieuse invention de poète !) — et bientôt leur parfum fait naître au cœur de la déesse une humaine pitié. Maintenant Phèdre vit et, penchée sur sa sœur, elle quitte les Enfers.
La mort de Phèdre et la disparition d’Ariane semblent avoir frappé de démence le roi Thésée. Vainement ses compagnons essayent-ils de l’entraîner vers de nouvelles et héroïques entreprises. « Je ne me sens pas assez pur pour te venger, Athènes chère aux âmes ! » répond-il, et de nouveau il clame les noms de Phèdre et d’Ariane.
Mais voici que les deux filles de Minos réapparaissent à la clarté du jour. « Ta Phèdre, la voilà ! » Et Ariane, dans son immense dévouement, va rendre Phèdre aux baisers de Thésée.
Touché jusqu’au plus profond de l’âme, le héros jure alors qu’il n’aime et n’aimera désormais que la sublime Ariane ; rêve généreux, mais rêve d’un instant, car bientôt, sur la galère qui emporta naguère Thésée et Ariane, nous voyons, voguant vers Athènes, Phèdre et Thésée.
L’antique fable est trop connue pour qu’à travers une analyse même si brève, on ne puisse apercevoir toute la part d’imagination que contient le poème d’Ariane : incidents tragiques, inventions délicates, situations émouvantes, parfois périlleuses à force d’être audacieuses, mais que M. Catulle Mendès a pris soin de placer sous la loi du Destin avec quoi on ne discute pas. De quelque façon, d’ailleurs, que ce poème soit apprécié, il reste certain qu’il aura inspiré à Massenet une œuvre grande, noble et puissante.
Massenet n’a pas abandonné dans Ariane — et il faut l’en féliciter — les qualités si séduisantes qui distinguent d’entre toutes sa musique, ni le charme délicieux qu’il a prodigué dans ses partitions. Cependant, on peut dire qu’ici, et quels que soient les sentiments exprimés, le dessin mélodique, les harmonies, les rythmes et même les sonorités orchestrales revêtent un caractère d’élévation et de fermeté tout à fait particulier ; et s’il fallait convenir que cette haute allure, cette dignité d’accent ne se maintiennent pas constamment, c’est à certaines subtilités du poème qu’il faudrait en attribuer la cause.
Cette belle et vigoureuse tenue musicale se manifeste, dès le premier acte, dans le récit de Pirithoüs, le rude compagnon d’armes de Thésée, — et ne fléchit plus malgré la douceur de l’invocation à Cypris, malgré la tendre véhémence du dialogue d’Ariane, et de Phèdre ; de même, dans la description du combat contre le Minotaure et dans le finale d’une si éclatante allégresse, les lignes et les rythmes ne cessent pas d’accuser une fermeté et une franchise absolues.
J’ai déjà dit que l’action dramatique restait suspendue pendant toute la durée du second acte ; la musique se répand d’autant plus librement et peut traduire, sans que rien l’interrompe — hormis la tempête, — le charme de la nuit et le bercement des flots.
Mais c’est le troisième acte qui contient la meilleure part d’inspiration et d’intérêt. Le conflit passionné s’y resserre et s’y dénoue tragiquement ; pour exprimer les ardeurs de Thésée, le trouble de Phèdre et la douleur d’Ariane, Massenet a trouvé des accents sincères, vibrants, enflammés et véritablement émouvants. Mais parmi ces déchaînements de sentiments intenses, parmi ces cris d’amour, de délire et de fièvre, je voudrais signaler les strophes d’un contour si pur et d’une expression si touchante : « Ariane aux cheveux de brume et d’or... » Après cette courte et délicieuse page, après l’ardente et dramatique péroraison du duo de Phèdre et de Thésée, après le saisissant chœur funéraire, si l’acte pouvait finir, il finirait sur un éclatant triomphe.
Dans l’acte de l’Enfer, l’uniformité du rythme et la gravité de la musique créent, dès le début, une atmosphère lourde, pesante de tout le poids de l’éternité ; alternant avec les voix des âmes, Perséphone chante sur ce rythme implacable des stances d’une tristesse poignante.
Mais pourquoi faut-il qu’un ballet, si court qu’il soit, vienne altérer la solennelle mélancolie de ce tableau ? Le poétique cortège des Grâces suivies d’Ariane n’établissait-il pas un suffisant contraste ?
À l’exception de l’épisode des roses, la fin de cet acte reste en parfaite conformité de style avec l’acte tout entier, si impressionnant.
Au cinquième acte, l’analogie des situations, le renouvellement des mêmes conflits de sentiments, à peu près tels qu’ils se sont déjà présentés au troisième acte, pouvaient rendre malaisée la tâche du musicien. Massenet a su vaincre la difficulté sans abuser d’un moyen facile : le rappel de thèmes précédemment entendus. Il lui a plu cependant de caractériser le départ des amants par une phrase musicale depuis longtemps connue, puisqu’elle appartient à sa célèbre ouverture de Phèdre ; si bien qu’il a créé, sans s’en douter, un lien charmant entre ses succès anciens et sa gloire présente.
L’interprétation d’Ariane réunit les noms les plus illustres de notre Académie nationale : Mlle Lucienne Bréval, toujours, belle, émouvante, inspirée ; Mlle Louise Grandjean, une Phèdre altière et ardente ; M. Delmas, un Pirithoüs parfait qui juge avec raison et prouve qu’il n’est pas d’humbles rôles pour de grands artistes. À côté d’eux, M. Muratore, un jeune ténor « à la fois tendre et héroïque, le vrai Thésée charmeur et valeureux », ainsi que l’a dit Massenet lui-même, a pris du premier coup une brillante place. Je citerai encore Mlle Mendès qui chante si bien les jolies strophes : « Ariane, pourquoi pleurez-vous ? », Mlle Arbel, dans le rôle de Perséphone, et Mlle Demougeot, dans celui de Cypris.
Les décors sont beaux et la mise en scène témoigne d’un effort considérable. Elle comporte même un bateau, un vrai bateau qui va sur l’eau ; mais quel dommage qu’il n’ait pas, comme dans la chanson, « des jambes » ! Son immobilité, surtout durant la tempête qui l’assaille, est par trop invraisemblable.
Oublions le petit navire, oublions la grotte-boudoir de Cypris, mais n’oublions pas l’orchestre, que dirige un excellent musicien, M. Paul Vidal.
Gabriel Fauré.
LA SOIRÉE
ARIANE, À L’OPÉRA.
Tout concourait à faire de cette répétition générale une répétition générale carillonnée. Une collaboration d’un de nos plus grands musiciens avec un de nos plus illustres poètes, il y avait d’abord là de quoi tenter tous ceux qui aiment les beaux vers et la belle musique, les uns portant l’autre.
Et puis, c’était le premier grand gala théâtral de la saison, c’était la première occasion d’étaler les nouveautés fashionables sensationnelles, c’était la première escarmouche entre les grands couturiers !
Et puis, c’était une grosse bataille engagée par M. Gailhard arrivé à la fin de son privilège... Qu’allait-on dire ? Qu’allaient-ils penser les ministres compétents ? Quelle influence allait avoir sur les destinées futures de l’Opéra cette mémorable manifestation ? Quels sentiments, quels espoirs, quelles décisions, allait-on lire sur les visages administratifs ? Quelle attitude allaient avoir « les Beaux-Arts » ?
Aussi à huit heures moins le quart — vous entendez bien : huit heures moins le quart ! — la salle était-elle à peu près comble.
Les mêmes femmes qui ont tant de mal à arriver à neuf heures et demie dans un autre théâtre étaient là en grand tralala, toutes épaules dehors, à l’heure où elles se mettent d’ordinaire à table... quand elles sont en avance ! Il est évident que dimanche dernier on a, dans un certain monde, très peu dîné. On avait d’ailleurs pris ses précautions dans les innombrables thés, lunchs et five o’clock, où ce fut, vers six heures, une débandade générale :
— Vous m’excusez de m’en aller si vite, chère amie, mais je vais à Ariane...
— Je vous excuse d’autant plus que je n’osais pas vous mettre à la porte... car j’y vais aussi !
— Alors, à tout à l’heure...
— À tout de suite...
Et c’est effrayant ce que, à défaut de sandwiches, on grignota de bonbons et de fruits glacés ce soir-là dans les salons des loges !
Le Tout-Paris mondain était là et aussi le Tout-Paris officiel. Contrairement à l’usage qui veut que le Président de la République assiste dans les théâtres subventionnés à la première représentation, M. Fallières était venu à la répétition générale, avec Mme et Mlle Fallières.
Eh ! Eh ! cela n’a l’air de rien, et c’est pourtant une indication ! C’est un indice de la démocratisation des mœurs officielles. Le protocole en a dans l’aile. Vous verrez que le prochain Président de la République ira à la répétition des couturiers !
Il y avait aussi M. Briand, très entouré, ai-je besoin de le dire ? et ai-je besoin de le dire ? M. Dujardin-Beaumetz, nullement isolé...
Il y avait des ambassadeurs, des abonnés, des financiers, des artistes ; il y avait énormément de musiciens ; il y avait quelques candidats au fauteuil directorial, flairant le vent ; il y avait des critiques, tous « influents » ; il y avait un tas de gens célèbres ou importants, — sans compter les soiristes.
Il y avait aussi un peu partout M. Adrien Bernheim, faisant part à qui voulait l’entendre de la charmante décision qu’a prise Mlle Louise Grandjean d’envoyer son obole aux Trente Ans de théâtre chaque fois qu’elle crée un rôle nouveau.
Mais de la mise en scène de la salle passons à celle de la pièce. Cinq décors encadrent l’œuvre magistrale de MM. Massenet et Catulle Mendès.
Le premier représente la porte du Labyrinthe où le Minotaure met tous les ans à mort un certain nombre de jeunes gens et de jeunes filles d’Athènes. Il est peint par le maître Jambon qui a su donner à la porte en question ce que je ne sais quoi de terriblement mystérieux qui convient aux portes derrière lesquelles il se passe quelque chose de pas ordinaire. Au fond, on aperçoit le palais du roi Minos et une ville lointaine. À droite, derrière des rochers, on distingue le mât d’une galère à l’ancre. Tout cela est d’un pittoresque saisissant.
Lorsque sortent de l’antre du Minotaure les jeunes Athéniens rescapés, j’ai tout d’abord été déçu de ne pas voir le monstre à tête de taureau, et puis, en y réfléchissant, j’ai compris ce qu’aurait eu de peu lyrique le spectacle d’une corrida avec Thésée pour toréador.
Le second décor offre un gros effort de machinerie théâtrale. Il représente la pleine mer sur laquelle vogue la galère de Thésée. Une galère tout entière, s’il vous plaît, avec une proue, une poupe, une voile, des rameurs et une cabine de luxe magnifique où les amoureux mythologiques ignorent le déchaînement des éléments.
Car la tempête sévit, effroyable ! M. Jambon, avec sa maîtrise habituelle, a réalisé là un cyclone si parfait que M. Gailhard, le lendemain, de la première répétition de ce cyclone, a retrouvé son baromètre en miettes, l’aiguille brisée sur le mot « tempête » !
Des difficiles ont reproché au bateau de ne pas bouger sur la mer en furie. Il faut bien admettre, pourtant, que le théâtre vit de conventions. On ne voit guère l’admirable Mlle Bréval aux attitudes hiératiques, aux gestes si savamment étudiés, aux drapements si artistiquement raisonnés, obligée de chanter et de conserver le calme esthétique au milieu des balancements désordonnés d’un chariot de montagnes russes !
Le troisième décor, signé Amable, est un enchantement de roses géantes et de lauriers en fleurs. Ah ! qu’il doit faire bon vivre dans cette Naxos... quand on n’est pas sujet aux migraines !
Le quatrième décor représente tout simplement une vue panoramique des Enfers. Moi, je me figurais l’Enfer plus infernal que cela, mais comme j’ai vu chez M. Amable des centaines d’études peintes d’après nature et qui lui servent à composer ses décors, je suis bien forcé de croire que c’est ainsi qu’il a vu l’Enfer. Il y a de grands fleuves verts, un ciel large, des falaises curieuses... En somme, c’est un assez joli pays et je n’enverrai plus au diable les gens qui m’ennuient.
J’aime moins les spectres peints en trompe-l’œil sur le fond... mais peut-être le décorateur a-t-il voulu prouver que s’il est passé maître dans les effets de lumière, il n’est pas moins adroit dans les ombres !...
Le dernier décor est un décor plus sommaire, mais suffisant : le bon décor d’épilogue. On y voit des petits bateaux qui vont sur l’eau parce que les machinistes ont des jambes, et c’est lui qui recueille les bravos de la salle transportée, envoyant aux interprètes et à deux maîtres incontestés de l’art français le tribut de son admiration.
Un Monsieur de l’Orchestre.
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Jules MASSENET
/Catulle MENDÈS
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date de publication : 24/09/23