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Semaine théâtrale. Le grand prix de Rome en 1872

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SEMAINE THÉÂTRALE. 
LE GRAND PRIX DE ROME EN 1872.

L’Académie des Beaux-Arts est donc rentrée en possession de son droit historique de juger les concours de composition musicale, de décerner les grands prix de Rome, de couronner le vainqueur, et de faire exécuter sa cantate en séance solennelle sous la coupole du palais Mazarin ! 

Ce fut une des moins heureuses inspirations du défunt régime de substituer au jugement des académiciens, aréopage consacré qui se recrute librement par lui-même, soit un système de jury élu par le suffrage des artistes de l’école militante, soit un système de liste dressée par l’administration des Beaux-Arts, liste relativement considérable d’où sortait le jury par voie de tirage au sort. 

Les complaisances officielles, le prestige de tel succès plus ou moins populaire qui ne supposait pas toujours chez l’auteur un talent de bonne école, enfin les hasards malicieux de cette mise en loterie du jury définitif, tout cela devait amener fatalement des intrusions singulières. Quelquefois on put se demander si tel juge du prix de Rome n’eût pas été fort embarrassé lui-même de concourir. Nous voulons croire que l’infaillibilité des verdicts n’en a pas souffert. Mais pour les concurrents eux-mêmes, nous imaginons que l’effet moral est plus grand d’être jugés par les quelques musiciens qui ont atteint la plus haute dignité dans leur art, comme aussi d’être couronnés sous ce dôme académique que chacun d’eux a l’espérance secrète de contempler un jour en maître, dans son fauteuil à lui. 

L’Académie des Beaux-Arts avait vainement protesté dans le temps contre ce fameux décret du 13 novembre 1863 qui changeait toutes les conditions d’un état de choses deux fois séculaire pour la peinture, la sculpture et l’architecture, et aussi ancien pour notre monde musical que la création même de la section de musique à l’Institut. À toutes les protestations, il n’avait été répondu que par une petite note sèche déclarant qu’il ne serait « rien changé ni à l’esprit ni aux termes du décret ». 

Ce décret si fier et si sûr de lui-même n’avait, suivant nous, raison que sur un point : c’est qu’il abrégeait le temps de la résidence forcée des lauréats de la musique en Italie. Autant cette résidence est bien choisie et féconde en enseignements pour nos jeunes peintres, sculpteurs, graveurs et architectes, autant elle est ingrate pour nos musiciens, à qui elle n’offre guère comme étude que les opéras de Verdi, moins bien chantés au théâtre Argentina qu’à la salle Ventadour, et que la musique alla Palestrina, très déchue aussi comme exécution, et dont le style est d’ailleurs en dehors de notre civilisation musicale. Sur ce point seulement, il est à souhaiter qu’on retouche l’ancien code des Beaux-Arts auquel on est revenu. 

Le lauréat de 1871 est M. Salvayre, connu surtout par sa malchance aux précédents concours et qui n’aura rien perdu pour attendre, puisque le voici lauréat de l’Institut. 

Les cantates ont été exécutées à l’Institut devant les membres de toutes les sections de l’Académie des Beaux-Arts ; puis la section de musique, à laquelle, on se le rappelle, avaient été adjoints MM. Barbereau, Reyer et Semet, a émis son vote. M. Salvayre a obtenu 6 voix sur 7 pour le premier grand prix. Une voix a été donnée à M. Ehrhardt. M. Ehrhardt a obtenu ensuite 5 voix pour le second grand prix. Il y a eu deux bulletins blancs. 

Après ce vote préliminaire, il a été procédé au jugement définitif. Les membres de l’Académie des Beaux-Arts étaient au nombre de 26. Le premier grand prix a été décerné à M. Salvayre, par 21 voix. Le second grand prix a été décerné à M. Ehrhardt, par 25 voix. 

La section de musique avait décidé qu’il n’y avait pas lieu à accorder de mention honorable ; l’Académie était disposée à en donner une. Elle a voté ; mais le concurrent qui a obtenu le plus de suffrages n’en a réuni que 14, qui constituaient bien la majorité absolue, mais qui étaient insuffisantes pour infirmer la décision de la section de musique, laquelle ne pouvait être annulée que par les deux tiers des voix. 

On demandera peut-être ce que les suffrages des graveurs, peintres, sculpteurs et architectes peur ajouter d’autorité à celui de la section musicale ; il n’en ajoute pas beaucoup, il faut en convenir : il augmente seulement la solennité du jugement. Si l’on considère que la section de musique se prononce la première, que son influence morale est grande sur les autres sections, grâce à la confraternité, et qu’il faut une majorité des deux tiers pour infirmer la décision des musiciens, on comprend que le vote ultérieur du plenum de l’Académie n’est, en effet, qu’une consécration. Pour les esprits méfiants, c’est en même temps une garantie contre les inconvénients d’une confraternité trop étroite dans un tribunal trop restreint, c’est surtout une ressource de cassation possible dans le cas où le premier verdict serait suspecté de partialité en raison de la double qualité de juge et de professeur de certains de nos académiciens musiciens. En somme, il faut féliciter l’administration supérieure des Beaux-Arts de ce retour aux anciennes traditions, telles qu’elles avaient été confirmées ou développées lors de la création de l’Institut sous la première République. La seule innovation est d’adjoindre à la section musicale de l’Académie, trois musiciens choisis au dehors : pour certains ce sera comme un avancement d’hoirie. Les trois adjoints en 1872 étaient M. Ernest Reyer, M. Semet et le savant M. Barbereau. 

Cette innovation s’explique par le trop petit nombre réglementaire des membres de la section (six), nombre qui risque encore de se trouver amoindri en ces occasions, soit par l’état de santé du très vieux M. Carafa, soit par les habitudes d’absentéisme de M. Gounod. Certes, il ne songe pas à déserter son pays malheureux pour se faire Anglais, ainsi que certains nouvellistes le disent méchamment et injurieusement ; mais il semble avoir passé un bail avec l’Angleterre, au moins pour tous les printemps ; et le malheur veut que ce soit précisément l’époque des concours. 

L’artiste, comme le poëte, est « chose légère, ailée, inconstante ! ». C’est pourquoi il nous est permis de penser que l’auteur de Faust et de Roméo ne sacrifiera pas toujours aussi complètement à Londres ce pauvre Paris, où il est né, où il a gagné son prix de Rome, lui aussi, et d’où ses œuvres ont rayonné sur le monde entier. 

Mais revenons à nos moutons. La cantate de M. Salvayre avait pour interprètes trois pensionnaires de l’Opéra et non pas des moindres : Gailhard, Bosquin et Mlle Fidès Devriès. Si cette cantate n’a pas précisément brillé par l’inspiration, elle a du moins, dit-on, mérité la presque unanimité des suffrages (6 sur 7, puis 21 sur 26), au point de vue de la science pratique. M. Salvayre n’est pour ainsi dire plus un élève, c’est un musicien d’expérience. 

Le jeune M. Ehrhardt a obtenu le second grand prix, en attendant le premier qui ne peut lui échapper. Chez lui l’idée musicale est, dit-on, des plus faciles et des plus élevées ; mais son professeur n’est pas fâché de le garder un an de plus pour lui faire approfondir la science de son art. Ce second grand prix est presque un enfant : dix-huit ans ! La cantate du jeune Ehrhardt était exécutée par Duchesne, le ténor de l’Opéra-Comique, M. Dufriche et Mlle Fursch, une jolie voix et un talent aimable. 

M. Salvayre est, comme on sait, un des disciples préférés de M. Ambroise Thomas ; M. François Bazin a eu la bonne fortune d’hériter de cet élève pour son entrée en fonction comme professeur de composition. Le jeune Ehrhardt est de la classe de M. Reber : maître et disciple sont fiers l’un de l’autre. 

La cantate de M. Salvayre, sera exécutée publiquement en octobre prochain, par l’orchestre de l’Opéra et par les mêmes chanteurs, en séance solennelle à l’Institut. [...]

Gustave Bertrand

Personnes en lien

Compositeur

Léon EHRHART

(1854 - 1875)

Compositeur

Gaston SALVAYRE

(1847 - 1916)

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date de publication : 15/10/23