Chronique musicale. Le Dilettante d’Avignon d’Halévy
CHRONIQUE MUSICALE.
Théâtre de l’Opéra-Comique.
Le Dilettante d’Avignon, opéra-comique en un acte, paroles d’Hoffman et de M. L. Halévy, musique de M. Halévy.
La scène d’un voyageur qui parvient à conquérir un bon souper et surtout un bon lit dans une auberge pleine, en opposant le flegme imperturbable d’un sourd aux plaintes que son usurpation provoque, s’est passée réellement dans l’hôtel de Saint-Omer, à Avignon. Les journaux racontèrent cette aventure ; les méprises du prétendu sourd semblèrent si comiques à Desforges, qu’il bâtit à l’instant une pièce sur ce sujet historique et nouveau. La vérité dramatique exigeait que l’action eût lieu à Avignon, dans l’hôtel Saint-Omer ; Desforges pensa avec raison que la vue des murs, témoins de la catastrophe de Danières, ferait une impression favorable sur le public trop peu romantique de cette époque.
C’est dans son palais d’Argos, et non autre part, qu’Agamemnon, le roi des rois, doit être poignardé par une épouse adultère ; c’est dans la salle à manger de Mme Legras que Danières doit décocher ses calembours. Cette vérité, que Desforges a si bien observée, ne l’est pas du tout par les acteurs qui représentent le Sourd à Paris. Pétronille s’y montre en habit suédois, le palefrenier parle normand, et Mme Lgras s’efforce de grasseyer pour imiter le langage parisien. Il est très possible qu’une jeune Suédoise, un valet normand, une dame de Paris, se trouvent réunis à Avignon pour l’exploitation d’une auberge ; mais cependant, cela ne se voit pas assez souvent pour en faire l’objet d’une imitation tellement constante qu’elle est déjà considérée comme tradition.
Le dilettante que l’on vient de colloquer en Avignon, a-t-il quelques traits de physionomie qui justifient cette élection de domicile ? Non. Il pourrait tout aussi bien être le dilettante de Cadérousse ou de Pontoise. Également passionné pour la langue et la musique italiennes. M. Maisonneuve se fait appeler Casanova, et professe une admiration exclusive pour les objets de son affection. Ce fougueux dilettante rassemble deux troupes de virtuoses, et veut faire représenter tour à tour l’opéra français et l’opéra italien. En voilà beaucoup trop pour une ville où la comédie peut à peine se soutenir six mois de l’année. Si Casanova fait des dépenses pour sa propre satisfaction, ainsi que l’annonce la qualité de dilettante qu’on lui donne, on a mal fait de choisir Avignon pour le lieu de la scène. Deux troupes de chanteurs telles que le dilettanteles désire, coûterait au moins 600 000 fr., et je ne pense pas qu’il y ait un seul Avignonnais qui dépense, par an, la sixième partie de cette somme pour ses menus plaisirs musicaux.
Casanova, néanmoins, persiste dans ses projets lyrico-dramatiques, et parmi ses nouveaux enrôlés, se trouve M. Dubreuil, virtuose français, qui n’a pu se faire admettre dans la troupe chantante qu’en changeant son nom contre celui d’Imbroglio. Dubreuil est admirateur des Italiens, et de leur musique, mais il n’estime pas moins les compositions françaises. Ce musicien conciliateur a fait un duo à trois voix, qu’il chante alternativement en français et en italien avec Mmes Casimir et Monsel. Casanova trouve l’invention charmante : bien que la différence des paroles soit imperceptible, on ne les entend pas, et tous s’accordent à dire qu’il faut aimer les deux musiques, et savoir admirer ce que l’une a de gracieux, l’autre de raisonnable. La raison est le lot que les auteurs ont départi à notre musique. Ce jugement en dernier ressort intéressait vivement le peuple nombreux des dilettanti. M. Laurent, directeur du Théâtre-Italien attendait son arrêt avec anxiété.
Il ne s’agissait pas moins que de la destinée de la musique italienne : c’en était fait de Cimarosa, de Rossini lui-même, si des gaillards tels qu’on en voit tant sur le théâtre Ventadour l’avaient livrée aux fouets de sa satire. L’arme du ridicule est dangereuse et cruelle en France comme ailleurs. Tout s’est passé en douceur, on a respecté les opinions, on n’a pas même disputé des goûts, chacun reste libre d’aimer la musique italienne, la musique française, toutes les deux, aucune, si telle est sa fantaisie. Le dilettante d’Avignon est l’homme le plus accommodant que je connaisse, et c’est fort heureux qu’il nous ait laissé dans une indécision aussi complète. Il ne dit pas d’aller au Théâtre-Italien, mais il ne défend point d’assister à ses représentations. Nous l’avons échappé belle, quel tumulte ! quel scandale ! si Fargueil et ses associés s’étaient permis d’imiter Tacchini, Santini, Mmes Sontag et Malibran, avec cette vérité d’exécution que Perlet, Lhérie, Cazot mettent dans leurs imitations. M. Laurent pouvait fermer boutique, le dilettante d’Avignon battait en ruine les trophées de Rossini, et s’appropriait à l’instant le nombreux auditoire qu’une vieille habitude amène encore à la Gazza ladra, à Matilde di Sabran. Une sage et décente modération a présidé aux jeux lyriques du théâtre Ventadour, le dilettanteFargueil a voulu ménager les chanteurs italiens et ne les a point imités. Bien plus, ce fanatico per la musica n’a pas même fait entendre une roulade, un arpège, une mise en voix, rien enfin qui put signaler sa passion prédominante. Voilà un mélomane d’une nouvelle espèce, un héros singulièrement caractérisé.
Le n’ai pas dit à mes lecteurs que Dubreuil est un amant déguisé, que par une subtile ruse il s’introduit chez Casanova, flatte ses goûts, et finit par le faire renoncer à sa prédilection en lui chantant un air français composé sur des paroles italiennes. Cet argument est sans réplique ; le Dilettante, devenu raisonnable comme a musique française qu’on lui fait adopter, accorde sa fille au trop heureux Imbroglio, sa nièce à Valentino, et ces deux virtuoses, secondés par des ténors, des basses, des soprani, que le Dilettantefanatique a fait venir, on ne sait trop pourquoi, de Bourg-en-Bresse et de Châlons, lui font entendre un finale composé sur ce distique remarquable du P. Mallebranche :
Il fait en ce beau jour, le plus beau temps du monde
Pour aller à cheval sur la terre et sur l’onde.
Si l’on a voulu critique la musique italienne et ses répétitions obligées, je dirai que ce trait satirique a perdu toute sa force depuis que nos musiciens ont adopté le goût italien. D’ailleurs, certains airs français, tels que celui d’Olkar dans les Bayadères, le trio des Artistes par occasion, et beaucoup d’autres morceaux que nous applaudissons journellement, sont établis sur une strophe qui tourne sur elle-même. Les paroles ne sont qu’un accessoire bien mince dans un air, un trio, un finale, il suffit qu’elles indiquent en général le sentiment du morceau de musique vocale. Peu importe qu’on les répète ou que d’autres leur succèdent, puisqu’on ne les entend pas. En effet, peu de spectateurs ont remarqué hier que l’une des deux cantatrices chantait en italien. Si le finale chanté sur les deux vers de Mallebranche nous est proposé comme un tour de force, je dirai qu’un chanoine de ma connaissance a composé un motet complet, avec récits, duos, trios, chœurs, sur cette sentence philosophique : Seper nos amor, occupet. Les sujets et les réponses, le jeu des imitations, coupent les mots et combinent les syllabes avec tant d’artifice que cette musique, d’abord grave et solennelle, ne peut être entendue sans rire aux éclats dès que la fugue commence ses folies.
On voit que le dilettante d’Avignon ressemble à tous les mélomanes jusqu’à ce jour mis en scène. Ils sont nombreux, et pourtant un opéra digne de figurer entre la Métromanie et la Dansomanie reste encore à faire. L’air français, chanté avec des paroles italiennes, rappelle trop Mon ami Pierrot des Voitures versées. Il paraît que cette Mélomanie nouvelle, par Hoffman, ébauchée il y a vingt-cinq ans, était une amère censure de la musique ultramontaine. Depuis lors, bien des choses et bien des opinions ont changé. Les rieurs ne sont plus du même côté ; il a fallu se ranger de leur bord ou du moins ne rien hasarder qui pût leur déplaire. On a critiqué les musiciens italiens ; mais on a dit qu’ils étaient gracieux et que l’on devait aimer ce qui a de la grâce. Cette conclusion ne répond plus à l’exorde, et M. Léon Halévy, chargé de terminer le dessin de son prédécesseur, a substitué l’encensoir à la férule dont Hoffman avait armé son dilettante.
Je ne dirai point que le livret n’est point musical, il l’est d’un bout à l’autre en ce que les morceaux de chant s’y suivent à la file. Mais c’est de la musique sans action, de la musique exécutée sans raison et au repos. Les chanteurs de l’Opéra-Comique ne sont point assez habiles pour intéresser dans une position si désavantageuse, et qui change la scène en salon de concert. Rien de si froid au théâtre qu’un acteur qui s’avance avec son cahier de musique à la main, et bat la mesure ou la marque aux autres en chantant. Quelque chose de plus froid encore c’est deux acteurs, trois, six, dix, vingt acteurs qui suivent l’exemple de celui-là. On aimerait bien mieux assister à une leçon de solfège chez M. Massimino. Dans un opéra, montrez les effets les plus bizarres de la nature, les choses les plus opposées entre elles, le ciel, l’enfer, la pluie, le beau temps, les enragés, l’échafaud, si vous voulez ; mais gardez-vous de faire connaître, de présenter à découvert, les procédés matériels et mécaniques de la musique. Cette imprudente exhibition détruit le charme, et votre héroïne, votre amoureux ne sont plus que des croque-notes.
Quelques scènes du Dilettante ont égayé l’assemblée, les plaisanteries que l’on y rencontre ne sont pas d’un goût bien exquis, elles ont pour objets des mots italiens estropiés ou des préjugés sur le langage musical, de vieilles erreurs dont on a fait justice depuis longtemps. M. Halévy qui, l’an passé, fit son entrée au Théâtre-Italien par un succès a mis en musique le livret du Dilettante. Je suis persuadé que ce seul acte l’a plus longtemps occupé que la partition de Clari. Il faut une action pour inspirer le compositeur, il faut du mouvement dans la position des personnages, une opposition de sentiments pour charpenter des morceaux de musique dont le plan et l’exécution présentent des formes nouvelles. L’introduction de l’opéra nouveau est originale et d’un joli travail, et le duo à trois voix est traité avec beaucoup de talent.
Des transports d’enthousiasme ont éclaté après le chœur Vive l’Italie, on a voulu l’entendre une seconde fois. Ce chœur est conduit avec adresse, la modulation, les détails méritent des éloges et c’est précisément ce qui n’a point été remarqué. Le motif principal, si généralement admiré, ressemble trop à un couplet de vaudeville que l’acteur Philippe chante souvent. Ponchard et Bosilard, Mesdames Casimir et Monsel représentaient les deux couples d’amoureux, Fargueil a joué le rôle du dilettante. L’exécution a paru bonne à ceux qu’une longue habitude a familiarisé avec notre opéra-comique. C’est une étude comme une autre, il faut avoir l’exercice de ce genre de déclamation mélodieuse pour l’apprécier.
Sans être une production aussi importante que Clari, le Dilettante fait honneur à M. Halévy ; le succès a été complet, et Ponchard a proclamé les noms des auteurs au milieu des applaudissements.
XXX
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Fromental HALÉVY
/Ludovic HALÉVY
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date de publication : 03/11/23