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Semaine théâtrale. La Princesse jaune

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SEMAINE THÉÂTRALE
OPÉRA-COMIQUE. – La Princesse Jaune, opéra comique en un acte, poëme de M. Louis Gallet, musique de M. Camille Saint-Saëns, – Reprise de Bonsoir, voisin ! opéra comique en un acte de MM. Brunswick et A. de Beauplan, musique de M. Ferdinand Poise.

Ceux d’entre nous qui avaient voulu réentendre le petit opéra comique de M. Georges Bizet avant la première représentation de celui de M. Camille Saint-Saëns, ont pu remarquer, qu’en passant de l’un à l’autre, on retrouvait une atmosphère de musique plus humainement respirable. On revenait au sentiment des tonalités, des rhythmes distincts, et les formes dramatiques et lyriques reprenaient quelque précision...

Ce n’est pas qu’on ne sente chez M. Georges Bizet une nature de musicien plus curieuse, plus abondante, plus riche ; mais pourquoi tous ces dons de la nature et de l’étude tournent-ils en non-valeur, par l’effet d’hérésies systématiques ou d’ambitions qui ne savent pas se [sic] qu’elles veulent ? C’est une belle chose, et très-légitime, de chercher du nouveau, il en faut incessamment dans l’art ; quand l’art ne se renouvelle pas il déchoit, et j’admets que nous soyons à un moment où le drame lyrique éprouve le besoin de se rénover dans les formes. Je m’empresse d’ajouter que ce n’est pas une raison pour nos hommes de génie... à venir, de mépriser les œuvres-modèles d’autres générations ; de ce qu’elles cessent de faire école, il ne s’ensuit pas que ces œuvres aient perdu les qualités qui les ont faites viables. Elles n’ont plus l’honneur d’être imitées, copiées, mais elles subsistent par elles-mêmes, se font admirer telles quelles. Il ne faut donc pas trop se presser de dire du Pré aux Clercs : « C’est de la musiquette », et de la Dame blanche : « Ce n’est qu’un vaudeville un peu renforcé. » Ces opéras « démodés » feront comme les Nozze di FigaroJoseph, ajoutons même Richard Coeur de Lion, Fra Diavolo : ils enterreront des centaines de soi-disant chefs-d’œuvre avortés en qui l’intention ne saurait être réputée pour le fait.

Le drame et la comédie lyrique ont peut-être besoin, disions-nous, de renouveler leurs formes, soit ! mais ne sachant que faire, il arrive que les novateurs cherchent à côté des conditions éternelles et nécessaires de l’art dramatique : on fait des scénarios très-poétiques ou très-fantaisistes où l’on n’oublie qu’une petite chose : l’action ; – on fait de la musique d’un travail curieux et quelquefois profond, qui néglige simplement de s’inspirer du mouvement scénique. Il n’est pas jusqu’à la langue harmonique, jusqu’à la syntaxe musicale qui ne soient brouillées, dérangées à plaisir pour l’amour du nouveau : on craint de faire de la musique qui ressemble à quelque chose de connu, et l’on y réussit, car on en fait qui par moment ne ressemble plus à rien.

S’il est un musicien à qui l’on n’a jamais dénié l’originalité, qui a fait révolution dans son école nationale, c’est assurément Weber : eh bien ! il est plus tonal et plus carrément rhythmé que ses aînés classiques, Mozart et Beethoven. D’où doit venir l’originalité ? D’une allure nouvelle de tempérament, d’un degré particulier de chaleur de l’âme, du coloris naturel de l’imagination... mais quand on brouille systématiquement les conditions normales du genre qu’on aborde et de la langue artistique qu’on emploie, alors on ne fait pas du nouveau : on défait l’œuvre de la civilisation musicale.

Ce que j’en dis n’est pas seulement pour l’auteur de la partition de Djamileh, mais pour bon nombre de nos jeunes musiciens que l’ambition, très-légitime en soi, d’essayer des voies nouvelles a d’abord dévoyés à droite ou à gauche, — surtout dans le sens des théories wagnériennes, — et qui tardent à reprendre la notion des vraies lois de la musique théâtrale et le sens du génie national français.

Cela est d’autant plus désolant qu’on en pourrait citer cinq ou six en qui le tempérament est évident et qui seraient capables de passer maîtres. On ne peut leur reprocher au moins l’insouciance et la paresse banale : ils cherchent tous, et avec tant d’ardeur que plusieurs finiront par se trouver.

Nous espérions que l’auteur des Pêcheurs de perles y arriverait définitivement plus vite. Quant à M. Camille Saint-Saëns, qui jouit depuis assez longtemps d’une sérieuse considération dans la musique instrumentale, c’est un débutant au théâtre. – Je ne suis pas de ceux qui trouvent la première expérience manquée ; seulement elle ne me paraît pas décisive comme l’aurait été, par exemple, la représentation du Timbre d’argent. Ce n’est ici qu’une partitionnette de soixante-dix pages, une sorte de saynète avec transposition subite aux antipodes, aller et retour en un clin d’œil.

Le librettino de M. Louis Gallet nous introduit d’abord en Hollande, dans le cabinet d’un jeune savant épris de littérature japonaise ; une cousine, avec laquelle il a été élevé, gémit de le voir amoureux déclaré d’une chimère du Japon, d’une héroïne de paravent ! Quelques grains d’opium aidant, il est pris d’une hallucination qui le transporte en idée à Yeddo, et cette hallucination nous est rendue sensible par un changement à vue. Quand la cousine Léna rentre en scène, l’imagination de Kornélis la revêt des costumes exotiques de la princesse jaune : telle aussi nos yeux la voient ; il n’y a que Mlle Ducasse qui n’ait pas l’air de se douter qu’elle ait changé de toilette. Puis quand la vision se dissipe, Kornélis reconnaît que la princesse Ming, peinte sur le mur, est une assez plate personne depuis qu’il ne lui prête plus le regard et la vivacité gracieuse de sa cousine. Le voilà bien revenu du Japon : il plantera ses tulipes en bon mari de Harlem.

Il n’y a d’action que ce qu’on vient d’en lire, et c’est presque assez pour un acte : les vers harmonieux et bien cadencés de M. Gallet sont par surcroît.

Nous l’avons déjà dit, on ne saurait reprocher à M. Camille Saint-Saëns d’avoir fait du wagnérisme dans cette partition : la septième diminuée y est même rare, on remarquerait plutôt une affectation de naïveté précieuse, de carrure bizarre ; acceptons cela comme du japonais authentique... et citons une agréable mélopée : Vision dont mon âme éprise... et cette autre, qui a du souffle et de l’originalité, Sur l’eau claire et sans ride. Le duo pathétique avec la princesse imaginaire n’est pas heureux, mais la scène finale est bien découpée, et de l’inspiration la plus aimable. La partie symphonique est finement travaillée comme on devait s’y attendre.

Le ténor Lhéric devient bon chanteur ; il s’écoute trop, mais il se fait écouter aussi, et c’est souvent avec plaisir ; Mlle Ducasse a brillamment fait sa partie. Mlle Reine, qui paraissait dans Bonsoir, voisin ! doit être aussi complimentée : ce qu’elle entreprend est par moment au-dessus de ses forces, mais elle a sa petite virtuosité à elle. Le baryton Thierry n’a plus la sveltesse d’un jeune premier, même comique, mais il est gai, et c’est ici le principal.

Quelle étrange antithèse que de rapprocher dans un même programme deux œuvres telles que Bonsoir, voisin ! et Djamileh ! je ne demanderai pas à M. Bizet ce qu’il pense de la musique de M. Poise... elle est de l’école légère et guillerette dont Adolphe Adam fut le patron. Ce n’est pas assez ambitieux, mais c’est viable enfin ! Quant au livret, il est très-joli dans son genre ; l’héroïne n’a pas l’honneur d’être une princesse de porcelaine ou une odalisque, c’est tout bonnement une grisette parisienne du temps de la Dubarry, mais cette grisette est encore la bienvenue devant la rampe. Son historiette est ingénieuse et très-mouvementée, or il ne faut pas oublier l’action à la scène, et tout n’est pas dit quand les rimes sont riches.

J’entendais à la sortie parler de pont-neufs à propos de la musique; en tout cas, la pièce se porte comme un pont-neuf, et occupe gaillardement la scène de l’Opéra-Comique, après avoir voyagé du boulevard du Temple au Châtelet, et du Châtelet à la rue Scribe.

Gustave Bertrand

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Compositeur, Organiste, Pianiste, Journaliste

Camille SAINT-SAËNS

(1835 - 1921)

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date de publication : 16/10/23