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Semaine théâtrale. Le Mage

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SEMAINE THÉÂTRALE
LE MAGE

Un musicien d’esprit – il y en a – me contait un jour qu'il venait de visiter l'atelier d'un peintre symboliste, qui doit avoir du talent puisqu'il est de l'Institut, mais qui, en tous les cas, se plait fort à composer des tableaux hiéroglyphiques dont il n'est pas toujours très facile de saisir le sens : « Mon Dieu, me disait mon musicien, non sans malice, tout d'abord on ne comprend pas grand'chose à toutes ces peintures, mais l'auteur vous les explique avec beaucoup de bonne grâce. »

Peut-être se trouverait-on dans un même embarras en face du poème du Mage, si M. Jean Richepin n'avait pris la précaution de faire distribuer aux spectateurs des notes explicatives qui sont d'une grande utilité pour démêler tous les fils d'une intrigue assez compliquée.

Nous pouvons donc vous dire que le guerrier Zoroastre, que M. Richepin appelle Zarastra pour les besoins de l'euphonie musicale, vient, au lever du rideau, de remporter une grande victoire sur les Touraniens, les ennemis séculaires de l'Iran. Voici son camp, le butin et tous les prisonniers qu'il a faits. Il va rentrer en triomphateur à Bakhdi, capitale de la Bactriane, où l'attend le roi pour le féliciter. Les prisonniers chantent, en attendant le jour, des chants langoureux de leur pays :

Par les monts, par les vaux,
Pour trouver des cieux nouveaux.
Au roulis des chevaux
La tribu passe.
Où va-t-elle en rêvant ?
Où s'en va la poudre au vent.
Mais toujours de l'avant,
Et vers l'espace !

Réveil du camp et arrivée de Varedha, prêtresse de la Djahi (Déesse de la volupté) qui vient tout simplement déclarer à Zarastra qu'elle est follement éprise de lui et déploie toutes ses séductions pour conquérir ce conquérant. Varedha est belle assurément, mais Zarastra est possédé d'un autre amour et repousse avec indignation les propositions libertines de Varedha. Celle qu'il aime, c'est Anahita, la reine des Touraniens, sa captive. Il se prosterne à ses genoux et lui jure fidélité éternelle. Mais Amrou, grand prêtre des Dévas,

Dieux de la ruse et des ombres, 

Amrou, père de Varedha, ne veut pas que sa fille soit malheureuse ; il saura ramener vers elle l'amant qui la dédaigne.

Arrêtons-nous sur ce premier tableau, qui a été particulièrement favorable au musicien. Nous ne le trouverons plus par la suite en aussi heureuse veine. C'est qu'ici, M. Massenet se trouve bien dans la sphère naturelle à son talent. Il excelle à donner aux mélodies ce tour mièvre et gracieusement maladif qui convient aux amoureuses langueurs ; et cette fois encore, il n'a pas manqué de trouver dans son sac, pour peindre la passion naissante d'Anahita et de son vainqueur, de ces phrases d'un charme enveloppant qui ont fait le meilleur de sa réputation. Il a donc écrit là un duo qui ne déparera certes d'aucune façon la collection de ceux que nous lui devons déjà dans la même manière délicate et tendre. II a naturellement prêté à Varedha, la servante des voluptés, des accents plus tourmentés et plus troublants; ce n'est plus l'amour pur et chaste d'Anahita. La nuance a été très bien saisie et rendue par le musicien. Le chant des prisonniers touraniens a beaucoup de couleur dans sa tristesse et l'invocation d'Ararou aux dieux Dévas ne manque pas d'ampleur. Voilà donc un premier tableau complet, qui posait bien l'œuvre dès le début et nous donnait l'espoir d'une véritable série d'enchantements. Quelques solides qualités qu'on puisse reconnaître au reste de la partition, il faut cependant reconnaître que cet espoir a été légèrement déçu.

Le tableau qui suit n'est pas d'une grande utilité pour la marche de l'action. Il nous montre Varedha descendant dans les souterrains du temple de Djahi, pour ne plus entendre les cris de victoire et les fanfares qui annoncent l'entrée de Zarastra vainqueur dans la ville de Bakhdi :

Ah! comme ils déchirent mon cœur ces cris de fête!
Ils semblent railler ma défaite.

Descendons plus bas,Encore plus bas dans les ténèbres !

Varedha veut mourir, quand Ararou survient, et lui annonce que sa vengeance est prochaine. Scènes de pure déclamation. Nous savons qu'il en faut dans la contexture du drame lyrique moderne tel qu'on le comprend aujourd'hui, et M. Massenet n'y est certes pas plus maladroit qu'un autre. Mais pour nous, ces scènes déclamatoires, où certains affectent de se complaire, ne sont pas de l'essence même de la musique, et ce n'est pas là qu'on peut découvrir ni la valeur réelle ni la véritable inspiration d'un maître. C'est donc avec un certain soulagement que, le décor changeant à vue, nous sortons de ces souterrains et de ces ténèbres pour nous retrouver en pleine lumière sur la place de Bakhdi, où trône le roi dans l'attente du général victorieux. Assurément, vous vous attendez à un défilé; vous l'avez en effet. Ce sont d'abord des hérauts et des trompettes, puis « les chefs des terribles guerriers » qu'on vient de subjuguer, « les vierges prisonnières », les richesses de toutes sortes arrachées à l'ennemi, enfin tout ce qui peut contribuer à la composition d'une marche guerrière de belle dimension. La dimension y est en effet; mais combien pauvre est l'inspiration ! Il y a une marche qui ressemble beaucoup à celle-ci dans Aïda, et Verdi a trouvé pour la caractériser un chant de trompettes qui n'est pas d'une distinction rare, – ce n'eût pas été le cas – mais qui est bien typique et d'une sonorité populaire qui reste dans les oreilles. Que retient-on du défilé bruyant et terne à la fois de M. Massenet? N'importe ! Zarastra arrive à son tour. Il ne paraît aucunement incommodé de cette mauvaise musique et, s'inclinant devant la majesté de M. Martapoura (c'est le roi !), il lui fait don de tout le butin pris à l'ennemi :

Tous ces trésors, je te les donne ;
Mais j'ai gardé ceci !

Ceci, c'est Anahila elle-même :

Parais, astre de mon ciel !
Abeille d'or dont l'amour est le miel!
Soulève l'ombre de ces voiles
Cachant ton front gracieux.
Que je montre à tous les yeux
Ton visage d'aurore et tes regards d'étoiles.

À ce madrigal, Anahila répond par un autre madrigal, et nous avons là deux aimables pages d'album, auxquelles le roi, qui ne veut pas demeurer en reste, s'empresse d'en ajouter une troisième. Il explique en termes galants qu'il aurait bien gardé Anahita pour lui-même, mais qu'il ne veut pas en priver son vainqueur, et il va procéder à leur union quand le terrible Amrou, survenant tout à coup, déclare que ce n'est pas possible, que Zarastra est l'amant de sa fille Varedha et qu'il lui a promis le mariage. Varedha opine du bonnet, bien qu'elle l'ait jeté depuis longtemps par-dessus les moulins (y en avait-il à cette époque?). Bien plus, il y a là une petite bande de prêtres païens qui n'ont jamais reculé devant un faux serment et qui affirment qu'Amrou a dit la vérité. Que peuvent-ils en savoir? L'affaire ne s'en gâte pas moins pour Zarastra. Le roi, qui paraît décidément avoir de roses desseins sur Anahita, déclare que Zarastra doit épouser Varedha. Alors Zarastra maudit tout le monde, et déclare que, puisqu'il eu est ainsi, il renonce à la gloire, à ses pompes, à la musique de M. Massenet, et qu'il va se retirer « dans la solitude ».

Ces scènes successives ne sont pas sans provoquer le déchaînement d'un finale construit dans toutes les règles de l'art et qui fait un tapage infernal. Quand les idées viennent à lui manquer, M. Massenet aime à faire du bruit pour s'étourdir et pour étourdir les autres. Or, il y a beaucoup de bruit tout le long de la partition du Mage; c'est un mauvais signe.

Reprenons le fil de notre narration.

Zarastra s'est, en effet, retiré sur la montagne sainte, où il occupe ses loisirs à chanter des chansons napolitaines (déjà !) en même temps qu'à fonder une religion nouvelle basée sur des lois de vérité. Il cause avec les éclairs et rapporte de ces conversations fulgurantes des préceptes certains qu'il inculque à ses nombreux disciples :

Heureux celui dont la vie
Pour le bien aura lutté toujours !

C'est le début d'une sorte de prière qui n'est pas sans grandeur, et restera comme l'un des bons passages de la partition. Le mage n'est pas toutefois sans avoir souvent en son esprit des retours trop humains vers le passé. Il n'a pas oublié les grâces d'Anahita, encore qu'il essaie de les refouler de son souvenir. La perfide Varedha, toujours attachée à sa proie, vient le retrouver jusque dans son désert pour les lui rappeler. C'est un long discours qu'elle lui tient, où elle lui explique que le trône de l'Iran est à lui, s'il le veut avec elle pour reine, qu'Amrou lui a créé des partisans prêts à renverser le roi, qu'Anahita l'a oublié et qu'elle va en épouser un autre. Tout ce verbiage est très long, je vous l'ai dit, mais il est traversé par une phrase charmante. C'est lorsque Zarastra, au comble de la fureur, lève la main sur Varedha et va pour la frapper :

Sous les coups tu peux briser
Tout mon corps qui t'aime.
Dans mon cœur veux-tu puiser
Tout mon sang qui t'aime?
Ce sera comme un baiser
Pour ma chair qui t'aime.

C'est un des moments où le musicien a été le mieux inspiré.

Varedha n'en est pas moins repoussée avec horreur.

Cinquième tableau. – Voici l'heure du ballet. On l'attendait avec une certaine impatience. C'est là où d'habitude M. Massenet, qui est un symphoniste habile, sème les fleurs avec profusion ; cette fois son bouquet a paru quelque peu fané. Certes il y a là toujours des effets de timbres curieux, des accouplements d'instruments ingénieux; à certain moment même l'antique bouquin éclate en sons rauques, comme dans les fêtes du dieu Pan. Il ne s'agit pourtant ici que de célébrer les fêtes de la déesse Djahi, qui s'accommoderait mieux de plus de mollesse et d'idées voluptueuses. Le ballet n'a pas fait sensation. Après les danses, on va procéder à la célébration du mariage d'Anahita avec le roi. Malgré les plaintes et les protestations d'Anahita, le roi l'exige, et Amrou va bénir leur union, quand les Touraniens révoltés envahissent le temple, brûlent et massacrent. Anahita délivrée pousse elle-même le cri de guerre. Dans tout ce tableau, nous retrouvons les sérieuses qualités de facture qui dominent dans la partition ; mais les idées neuves et originales n'y foisonnent pas plus que dans les actes précédents. À signaler pourtant la cantilène rêveuse soupirée par Anahita et qui est d'un charme étrange :

Vers le steppe aux fleurs d'or
Laisse-moi prendre l'essor ;
Laisse-moi voir encore
Mon beau ciel pâle.
Où la neige en neigeant
Sous la lune à l'œil changeant,
Fait germer dans l'argent
Des fleurs d'opale.

Nous voici arrivés au terme du voyage. Le théâtre représente le temple de la Djahi en ruines et encombré de cadavres. Zarastra y vient pleurer sur les malheurs de la patrie. Anahita triomphante ne tarde pas à l'y rejoindre. Duo d'amour interrompu par Varedha toute sanglante, qui se relève d'entre les cadavres pour les maudire une dernière fois et invoquer la déesse Djahi, qu'elle charge de sa vengeance. Ô prodige! l'incendie qu'on croyait éteint se rallume et entoure les deux amants ! C'en serait fait d'eux si Zarastra, à son tour, n'invoquait le dieu de vérité dont il est le mage. Les flammes s'écartent et laissent passer les amoureux, tandis que Varedha expire dans un cri de rage.

L'air de Zarastra sur les ruines du temple n'est pas ce qu'il devrait être; le duo d'amour est gracieux, mais il n'a pas non plus la grandeur qui conviendrait à la situation. La sorte d'incantation du feu proférée par Varedha est au contraire un morceau de caractère, et nous trouvons là des procédés d'orchestration excessivement curieux. Ce serait certainement la plus belle page de la partition, si malheureusement Richard Wagner, avant Massenet, n'avait écrit lui-même pour la Valkyrie une incantation de même sorte qui me remet en mémoire un autre trait du musicien d'esprit dont j'ai parlé au commencement de cet article. C'était à l'époque d'Esclarmonde :

« On est vraiment bien dur pour ce pauvre Massenet, me disait-il. – On va jusqu'à prétendre qu'il n'atteindra jamais à la cheville de Wagner. Allons, allons, il y arrive, il y arriive. » M. Massenet y est encore arrivé cette fois.

Voilà la nouvelle partition de l'auteur de Marie-Magdeleine. À tout prendre nous la préférons, encore au Cid, qui fut une pure fontaine d'eau claire, ou à Esclarmonde, qui fut une œuvre de fausseté. Le Mage, lui, est un opéra scientifique, où aucune règle de la pesanteur n'a certes été négligée. Nous l'aimerions mieux rempli d'inspiration et d'idées neuves, mais il faut du moins constater ici un grand souci de la forme, une facture remarquable et une tenue de style peu ordinaire. M. Massenet incline chaque jour davantage vers le drame qu'on préconise aujourd'hui, celui où la déclamation joue le plus grand rôle et qui s'écarte de plus en plus de la musique proprement dite. C'est dommage; à ce jeu, les imaginations se dessèchent et perdent en fraîcheur et en invention ce qu'elles gagnent peut-être du côté de ce qu'on appelle la vérité dramatique. La note d'art disparait, et nous devenons la proie d'une légion de Vadius et de Trissotins qui remplacent les musiciens que nous avions autrefois. Ils sont peut-être beaucoup plus «forts», comme ou dit, mais aussi combien plus ennuyeux !

Du poncif redondant, voilà la caractéristique du Mage. Nous préférions beaucoup, à ce système voulu de lourdeur et de prétention, la poétique séduisante de Manon ou d’Hérodiade. M. Massenet est évidemment à une époque de trouble, qui ne lui permet plus de voir clairement la voie où il s'était engagé si heureusement à son début. Comme pour son héros Zarastra, une période de recueillement s'impose à lui. Il fera bien de se retirer sur la montagne sainte et d'y méditer sur les dangers d'une production trop hâtive. Il nous reviendra alors plus fort et retrempé pour des luttes nouvelles. Nous sommes en droit de beaucoup attendre de M. Massenet, le compositeur le plus merveilleusement doué peut-être de notre époque ; nous avons donc le devoir de lui épargner des paroles sucrées qui l’égareraient encore davantage.

Il nous reste à dire quelques mots de l'interprétation. M. Vergnet, dans le rôle du mage, s'est montré très remarquable. Voix généreuse et talent de chanteur des plus distingués. Il est très curieux qu'après avoir déjà possédé cet artiste anciennement à l'Opéra, on ait cru ensuite pouvoir s'y passer si longtemps de ses services. Les ténors de son mérite ne courent pas les théâtres. Mme Lureau-Escalaïs, qui personnifiait le personnage gracieux d'Anahita, a eu les honneurs de la soirée. Elle a été parfaite de tous points. Elle a chanté avec un art exquis et une grande finesse. On l'a beaucoup fêtée et cela a été vraiment un plaisir pour tous de voir enfin une aussi excellente artiste appréciée à sa juste valeur. Mme Fierens possède de grandes qualités dramatiques et un tempérament ardent qui la pousse un peu à l'exubérance. Il y a abus dans les gestes et, à force d'être poussée, la voix devient parfois chevrotante. Mais il y a tant de jeunesse et d'entrain dans l'ensemble du talent de Mme Fierens, qu'on passe volontiers sur ces quelques défauts. Il serait préférable toutefois qu'ils n'existassent pas. M. Delmas fait flèche de sa belle voix. C'est à peu près tout ce qu'il peut faire dans le personnage assez ingrat d'Amrou. Si le ballet avait pu être sauvé, la grâce de la toute charmante Mlle Mauri y aurait suffi.

Quelques beaux décors à l'actif de MM. Ritt et Gailhard.

H. MORENO.

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Journaliste, Éditeur

Henri HEUGEL

(1844 - 1916)

Compositeur, Pianiste

Jules MASSENET

(1842 - 1912)

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Jean RICHEPIN

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date de publication : 16/10/23