Les Danaïdes de Salieri
La première représentation des Danaïdes a attiré, comme on devait s’y attendre, une affluence prodigieuse ; mais une grande partie des Spectateurs y ont apporté des préventions & des dispositions si différentes, qu’il serait très-difficile de démêler le véritable sentiment du Public sur l’Ouvrage, dans l’effet qu’a produit cette première représentation.
Ceux qui s’attendaient à voir un spectacle effrayant, ont été étonnés d’y trouver plus de fêtes que de terreurs ; ceux qui espéraient y trouver des grandes impressions de la Tragédie, n’y ont pas éprouvé un intérêt assez touchant & assez varié ; ceux qui s’occupaient à démêler dans la musique ce qui pouvait appartenir à M. Gluck ou à son Élève, ont reconnu aisément dans l’esprit général de la compostions, cette manière grande, forte, rapide & vraie qui caractérise la système du créateur de la musique Dramatique ; mais ils ont cru apercevoir en même temps dans les détails, surtout dans le récitatif & dans la tournure du chant, un style particulier, mais annonce un talent supérieur & de la plus grand espérance pour notre Théâtre. Enfin ceux des Spectateurs qui, sans prévention & sans système, s’abandonnent franchement aux impressions naturelles des objets, ont été vivement frappés de la nouveauté, de la richesse, de la variété inattendue que leur a offertes ce Spectacle.
Au milieu de cette contrariété de sentiments, nous ne nous permettrons pas encore d’exposer le nôtre, nous avons besoin d’ailleurs d’observer l’effet de plusieurs représentations de cet opéra pur être en état d’avoir une opinion sur les beautés & les défauts de la musique, nous nous contenterons dans cet article de faire quelques observations sur le plan & la conduire du Poëme.
Les Poëtes qui, jusqu’ici, ont mi sur le Théâtre le même sujet, ont fait Hypermnestre & non les Danaïdes ; c’est-à-dire, qu’ils ont fondé l’action & l’intérêt de leur Drame sur la situation terrible d’Hypermnestre, condamnée par son père à égorger son amant. C’est ainsi que l’ont conçu Métastase, Lafont, Riouperoux & M. Lemierre, dont la Tragédie, bien supérieure à celle des trois autres, est une de celles qu’on joue le plus souvent au Théâtre Français.
Mais le sujet d’une belle Tragédie n’est pas toujours propre à faire un bel Opéra. L’Auteur des danaïdes a conçu un plan plus vaste & plus hardi, & l’a exécuté avec un art & des ressources qui prouvent une grande connaissance du Théâtre Lyrique ; mais nous croyons en même temps qu’il s’est trompé sur l’effet principal de son Ouvrage. En faisant porter l’intérêt de sa Tragédie sur la situation d’Hypermnestre & de Lyncée [sic], il a voulu suspendre & animer encore cet intérêt par les oppositions de fêtes, de gaîté, de volupté même, qu’il a répandues dans la Scène ; mais il nous semble que l’intérêt est faible, parce qu’il manque de mouvement & de variété, & qu’il est encore refroidi par les tableaux & les danses trop prolongées qui détournent trop longtemps l’attention de l’action principale.
L’exposition forme un tableau noble & imposant ; & la Scène d’amour entre Hypermnestre & Lincée prépare bien l’intérêt. Le second Acte présente un tableau heureusement contrasté avec le premier ; & la Scène de Danaüs avec sa fille, qui le termine, place les Spectateurs dans le moment le plus intéressant de l’action ; mais dès ce moment, la situation d’Hypermnestre est tellement décidée qu’elle ne peut plus changer jusqu’au dénouement ; les Scènes qu’elle a ensuite avec son père & son amant ne peuvent présenter que le même trouble, la même perplexité, les mêmes sentiments ; & il serait difficile au Poëte de lui faire dire des choses que la situation seule n’exprimât avec plus d’énergie, & que l’esprit du Spectateur sensible n’eût prévenues. C’est là, à ce que nous croyons, le plus grand défaut du plan. Dans le troisième Acte, Hypermnestre & Lyncée sont oubliés au milieu des danses qui absorbent l’attention des Spectateurs. La manière dont le banquet est exécuté ne prépare pas d’ailleurs assez naturellement la Scène d’Hypermnestre entre Danaüs & Lyncée.
Au quatrième Acte, la Scène de Danaüs & de sa fille ne peut pas être d’un grand effet, parce que tout ce qu’ils ont à se dire est trop prévu, & n’offre qu’une répétition des mêmes idées & des mêmes sentiments. La Scène d’Hypermnestre & Lincée est d’un grand intérêt, bien conçue & bien dialoguée par le Poëte ; exécutée avec chaleur & avec énergie par le Musicien ; elle se terminerait avec un grand effet si le signal au meurtre & les cris des maris égorgés étaient rendus avec plus d’intérêt & de vérité. L’arrivée des Danaïdes, qui viennent chanter & danser, leurs poignards ensanglantés à la main, paraît trop brusque, & ne produit pas, à beaucoup près, l’effet qu’on en pouvait attendre ; mais ce n’était pas la première intention du Poëte. Il les faisait venir au cinquième Acte, vêtues en Bacchantes, avec des poignards, des tyrses & des tambours de basque, transportées de fureur & d’ivresse, chantant une hymne à Bacchus, & célébrant une espèce de fête à l’honneur de ce Dieu. C’était, à ce qu’il nous semble, une idée hardie & très poétique, mais qui avait besoin pou la musique & la pantomime d’une exécution pleine de mouvement, de verve & de chaleur. En transportant ce tableau au quatrième Acte, on lui a fait perdre la plus grande partie de sa vraisemblance & de son effet ; mais on a cru sans doute que cet Acte, trop sévère & trop nud [sic], avait besoin d’être relevé par du spectacle, & l’on n’a pas vu que cette transposition rendait absurde la Scène du cinquième Acte, où Danaüs demande à Hypermnestre si elle a tué Lincée.
La situation d’Hypermnestre au commencement du cinquième Acte, est naturelle & bien exprimée ; mais le dénouement nous paraît la partie la plus défectueuse de l’Ouvrage, & il nous semble que c’est l’opinion générale du Public. On ne peut s’empêcher de regretter que l’Auteur n’ait pas adopté le coup de théâtre qui forme le dénouement de la Tragédie d’Hypermnestre ; il y était autorisé par l’emploi qu’on fait du même moyen plusieurs Auteurs Dramatiques. On ne sait pourquoi l’Auteur des Danaïdes fait poignarder Danaüs par son Capitaine des Gardes, dont la trahison n’a été préparée par rien ; c’est altérer gratuitement un trait consacré de la Fable des Danaïdes, & rappelé dans le Poëme même par Danaüs, qui allègue à sa fille l’Oracle, par lequel il est menacé de périr de la main d’un de ses gendres. Mais la faiblesse de la catastrophe est réparée par le grand tableau du Tartare, où la réunion d’une décoration superbe, d’une pantomime terrible & s’une musique pleine d’énergie, forment un des Spectacles les plus frappants qu’on ait encore présentés sur aucun Théâtre.
Nous reviendrons sur ce Poëme dans un autre article, & nous rendrons compte ensuite de la musique & de l’exécution de l’Opéra.
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Antonio SALIERI
/François-Louis Gand Le Bland DU ROULLET
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date de publication : 15/09/23