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Revue musicale. Proserpine

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REVUE MUSICALE

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Il paraît que M. Saint-Saëns, ayant compris tout le parti que l’on pourrait tirer en le transportant au théâtre du dramatique poème de M. Vacquerie, avait d’abord résolu d’en faire un opéra italien. Il a complètement changé d’avis depuis : c’est sur un texte français qu’il s’est exercé, et ce n’est point du tout à l’italienne que sa partition est traitée, dans les deux derniers actes principalement. Jadis grand admirateur de Richard Wagner, M. Camille Saint-Saëns passe aujourd’hui pour un dissident. Les fidèles le qualifient même plus sévèrement. On raconte qu’un soir à Munich (n’était-ce pas après une représentation de la Valkyrie ?), étant à table avec quelques artistes qui exaltaient à qui mieux mieux le génie du maître, dans le feu de la discussion il brisa son assiette. J’imagine qu’il a dû en ramasser les morceaux. On peut rester un apôtre très convaincu tout en discutant, même avec une certaine vivacité, quelques points obscurs d’une religion qui, après tout, est une religion nouvelle. Et M. Camille Saint-Saëns, un musicien qui vaut la peine qu’on l’écoute, a bien pu exprimer librement son opinion, sans faire pour cela acte d’apostasie, sans qu’on soit en droit de lui dire qu’il brûle ce qu’il a adoré. Et puis, quoi de plus facile à briser qu’une assiette, quand il n’y a plus rien dedans ? Je ne prétends ni raviver une querelle à peu près éteinte, ni défendre un confrère qui est de taille à se défendre tout seul. J’ai voulu seulement rappeler un incident dont on s’est fort ému en Allemagne et dont on a peut-être eu tort de tant s’émouvoir.

Pourquoi ces phrases typiques si fréquemment et si habilement ramenées ; pourquoi cette importance symphonique donnée à l’orchestre ; pourquoi cette variété dans le coloris instrumental ; pourquoi cet enchaînement de scènes à la place de morceaux étiquetés ; pourquoi cette forme dialoguée qui, à de très rares exceptions, persiste d’un bout à l’autre de l’ouvrage ; pourquoi ce parti pris de rompre avec les vieux usages et les vieilles formules, s’il est vrai que l’auteur de Proserpine ait renié ses croyances et déserté le culte de celui que ses fervents disciples appellent le vrai Dieu ? Atteints de wagnérisme, nous le sommes à peu près tous, à des degrés différents peut-être ; mais nous avons bu, nous buvons et nous boirons à la même source, et la seule précaution à prendre est de n’y pas noyer notre personnalité.

Celle de M. Saint-Saëns est trop vivace pour qu’elle puisse courir le moindre danger. Je la retrouve dans cette piquante scène dialoguée qui ouvre le premier acte, dans la jolie sicilienne que chantent Orlando et Ercole, dans la pavane que suit un poétique adagio ; dans le chant de fête des invités de Proserpine, et dans le deuxième acte tout entier, depuis l’Ave Maria jusqu’au finale, une des pages les plus ravissantes, les plus mélodiques, les plus ingénieusement développées qui soient sorties de l’imagination et de la plume de M. Camille Saint-Saëns.

Le public ne s’y est pas trompé ; il en a même subi le charme irrésistible au point de le faire recommencer. Un finale bissé, je crois que cela ne s’était jamais vu.

Dans le duo qui précède, les deux amans, au comble de l’ivresse, avaient bien un peu chanté à la tierce et à la sixte, sans doute dans l’espoir de flatter le goût des habitués de la maison ; mais c’est à l’ensemble final où les voix sont si habilement groupées que les applaudissements les plus enthousiastes ont été réservés.

L’emploi des procédés particuliers à la nouvelle école est-il plus fréquent ou plus nettement accusé dans les deux derniers actes que dans les deux premiers ? C’est bien possible. Et c’est peut-être pour cela qu’ils ont produit moins d’effet. J’y relèverai cependant comme des spécimens franchement mélodiques et dont la forme n’a absolument rien d’indécis, la phrase de Proserpine : « Non ! Je me donne à lui, lui seul est mon vainqueur », la strette du duo entre Proserpine et Angiola, l’air de Sabatino : « Après ces cœurs flétris, cette âme virginale » ; l’allegro du duo final, et d’autres encore qui ont pu m’échapper : la chanson à boire de Squarocca, par exemple.

Je suis vraiment heureux chaque fois que je puis adresser à une cantatrice autre chose que d’aimables banalités. Et MelleCaroline Salla est bien certainement parmi nos chanteuses modernes une de celles que j’entends avec le plus de plaisir et que je loue le plus volontiers. J’aime ses emportements et ses violences, même quand elle les exagère un peu ; j’aime le timbre harmonieux de sa voix ; j’aime son talent d’excellente musicienne aussi. Elle a été superbe et touchante dans ce rôle de Proserpine, fort difficile à jouer, et qui, à vrai dire, n’est pas des plus sympathiques. Je contresignerais, si ce n’était pas là chose superflue, le brevet de grande cantatrice que M. Auguste Vacquerie lui a décerné. À côté de Melle Caroline Salla, Melle Simonnet a fait applaudir la grâce naïve de son jeu et l’élégante souplesse de sa jolie voix. M. Taskin est, dans le rôle de Squarocca, aussi parfait qu’on peut le désirer ; M. Cobalet s’est fort distingué dans celui de Renzo, et j’adresse tous mes compliments au gentil ténor découvert par mon éminent confrère, M. Joncières, au ténor du Chevalier Jean, à M. Lubert.

Orchestre de premier ordre, très habilement conduit ; riche mise en scène, beaux décors et jolis costumes dont le dessinateur mérite d’être complimenté. C’est aussi par là que j’ai commencé. Encore un mot et j’aurai tout dit. La partition de Proserpine, admirablement écrite, il n’est pas besoin d’y insister, est une œuvre fort intéressante, mais un peu complexe qui ne se révélera pas du premier coup, même a ceux qui sont capables de la bien juger. L’Opéra-Comique, dont l’heureuse veine semble inépuisable, tient néanmoins un nouveau succès, et qui donnera, peut-être à M. Carvalho l’idée de reprendre la Princesse Jaune, cette originale fantaisie qui fut représentée il y a une quinzaine d’années sous la direction de M. Camille du Locle et qu’on n’a pas réentendue depuis.

E. Reyer

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date de publication : 03/11/23