Théâtre de l'Opéra. La Reine de Chypre
THÉÂTRE DE L’OPÉRA.
Première représentation de la Reine de Chypre, comédie en cinq actes de M. de Saint-Georges, musique de M. Halévy ; décors de MM. Philaste et Cambon, divertissemens de M. Coralli.
Parlons d’abord de la pièce.
Catarina Cornaro, nièce d’un patricien de Venise, va épouser un chevalier français, Gérard de Coucy, qu’elle aime et dont elle est aimée. Son oncle, Andrea, est heureux et fier de ce mariage, quand le sénateur Mocenigo vient, de la part du Conseil des Dix, lui enjoindre de donner à Catarina une autre époux. Andrea, malgré sa parole donnée, malgré son affection pour Gérard et sa tendresse pour sa nièce, doit rompre à l’instant l’union projetée, pour une autre incomparablement plus illustre et qui sert la politique de Venise. Catarina sera reine, elle épousera le dernier Lusignan, l’exilé de Chypre que le Conseil des Dix veut replacer sur le trône de ses ancêtres : Venise l’exige. Andrea n’a plus donc à choisir, pour sa nièce et pour lui, qu’entre la grandeur et la mort. Après une pénible hésitation, Andrea, entrant tout-à-fait dans l’esprit du rôle qu’on lui impose, se présente au milieu de la pompe nuptiale, sépare les fiancés, et déclare que tout est rompu.
GÉRARD.
Mais vous n’y songez pas ! c’est un affront infâme !
ANDREA.
Je ne puis désormais vous la donner pour femme !
GÉRARD.
Mais vous l’avez juré…
CATARINA.
Mais il a vos sermens.
ANDREA.
Mes sermens… mes sermens… eh bien je les reprends !
Ce dernier vers a fait rire ; qui sait ! il cache peut-être un sens profond. L’auteur aura voulu sans doute, par cette naïve exclamation, montrer l’effet du chagrin sur un homme âgé. Andrea est tombé en enfance ! On a pourtant, à la seconde représentation, remplacé le dernier hémistiche par celui-ci : « Mes devoirs sont plus grands ! » qui ne vaut pas mieux.
Au second acte, le théâtre représente l’oratoire de Catarina désolée ; une fenêtre donne sur le grand canal de Venise. Les gondoliers chantent au loin ; Catarina souffre et prie. En ouvrant son Livre d’Heures, elle trouve un billet que Gérard, bien sûr apparemment de la piété de sa maîtresse, y avait caché. C’est un rendez-vous qu’il demande, un enlèvement qu’il propose : quand, vers minuit, un gondolier chantera, Catarina devra ouvrir sa fenêtre, Gérard sera sous le balcon ; il a tout préparé pour leur fuite ; et si Catarina a le courage de le suivre, ils iront en France vivre heureux et braver la tyrannie de cet oncle, qui reprend ainsi ses sermens. Vainement le vieil Andrea a essayé de montrer à sa nièce les terribles conséquences qui doivent résulter, et pour elle et pour lui, de son refus d’accéder aux ordres du Conseil ; vainement il a tenté d’exalter les qualités, le rang, le titre du nouvel époux qu’on lui désigne pour elle. Catarina bravera tout, méprisant les séductions comme les menaces ; elle attendra Gérard et fuira vers la France avec lui. Elle l’entend ; déjà sa voix l’appelle ; elle s’élance au balcon ; mais le terrible Mocenigo, sortant d’une chambre secrète, l’arrête, et lui transmet ainsi les ordres du Conseil :
Si de Gérard tu veux sauver la vie,
Il faut lui dire ici que ton âme l’oublie ;
Que tu veux maintenant de plus brillans destins !
Que tu ne l’aimes plus !
La pauvre femme, pour sauver son amant, se résigne à cet affreux mensonge. Gérard franchit le balcon, se jette éperdu à ses pieds, veut l’entraîner ; Catarina semble hésiter, résiste à ses transports et parvient à lui dire qu’il doit fuir seul et l’oublier. — « Ne m’aimerais-tu plus ! Parle ! O douleur extrême ! » Elle aperçoit le rideau de la chambre secrète s’entr’ouvrir et voit briller le poignard des assassins. « Eh bien ! ce n’est plus toi que j’aime ! — Il est donc vrai ! j’ai de la perfidie pénétré le secret affreux…… Un rival au bonheur de ma vie vient opposer un titre, un rang, un nom pompeux. Un roi t’offre sa main, c’est le bruit de Venise ! — C’en est trop. — Si ces bruits sont menteurs, dis un mot, et je crois… (Mocenigo fait un signe de menace et disparaît.) — Tout est vrai ! » À ces mots, Gérard indigné s’élance par la fenêtre, en repoussant Catarina qui tombe évanouie aux pieds de Mocenigo triomphant.
Nous sommes maintenant à Chypre, cette île célèbre dans l’antiquité, et illustre dans les fastes du théâtre moderne par le choix qu’en a fait Shakspeare pour son drame d’Othello. Des seigneurs cypriotes boivent et jouent dans un Casino, près d’un groupe de Vénitiens. Les uns et les autres chantent la gloire de leur patrie ; de là une irritation réciproque ; on en viendrait aux coups, si l’habile Mocenigo ne les réconciliait en leur annonçant la prochaine arrivée de leur jeune reine, que Venise offre à Chypre pour consacrer la paix. Au milieu d’une scène de jeu dans le genre de celle de Robert-le-Diable, un chef de bravi, Strozzi, à la solde de la république de Venise, avertit le sénateur de la présence de Gérard : il se cache sous un déguisement, mais Strozzi l’a bien reconnu. Sa jalousie pourrait apprendre à Lusignan que Catarina l’aima et l’aime encore ; le royal hymenée doit cependant s’accomplir au plus tôt. Que le Français meure donc ! Mocenigo fait un signe, les bravi tirent leurs poignards et vont sur les traces de Gérard qu’on a aperçu dans les jardins.
Pendant que les joueurs se mêlent au chœur des belles courtisanes qui chantent et dansent de leur mieux, un cliquetis d’épées se fait entendre ; Gérard se défendant seul contre six assassins, crie : Au secours ! et se précipitant sur la scène, poursuivi par les bandits, ajoute cette simple observation, qui n’a paru à personne dénuée de justesse : Par Notre-Dame ! on en veut à mes jours ! — Lusignan paraît alors en costume de chevalier ; pensant aussi que six bandits qui cherchaient à poignarder un homme seul, pourraient bien avoir quelques mauvaises intentions et même en vouloir à ses jours, il lui prête un généreux secours, et, grâce à son épée, les bravi sont en fuite. Gérard voudrait savoir le nom de son libérateur ; celui-ci réclame de sa reconnaissance le droit de garder quelque temps encore l’incognito ; il lui apprend seulement qu’il est d’origine française. Grande joie de Gérard ! Il est Français, je suis Français, nous sommes tous les deux Français ! Et puis on parle et on reparle de cette belle France et de la vaillance, et des guerriers et des chevaliers, et de la gloire et de la victoire, et de l’honneur et du cœur, et de ce beau jour et de l’amour, jusqu’au moment où des cris joyeux mêlés d’éclatantes fanfares viennent annoncer aux deux nouveaux amis l’arrivée de la reine.
LUSIGNAN.
Ce signale… il appelle
Tout un peuple à l’espoir du plus fortuné sort !
GÉRARD.
Il annonce pour moi la vengeance et la mort !
Cet a-parte du chevalier français semblerait indiquer qu’il en veut aussi aux jours de quelqu’un.
En effet à peine la belle vénitienne, descendant de sa galère, a-t-elle donné la main à l’heureux Lusignan, que Gérard, le poignard à la main, comme les lâches bravi qui voulaient l’égorger tout-à-l’heure, se précipite sur son rival et s’arrête en reconnaissant le noble inconnu qui vient de lui sauver la vie. Il comprend tout alors : son sauveur, c’est le roi ! Vengeance impossible !! D’ailleurs Gérard est pris, le peuple crie au meurtrier, on va le mettre en pièces ; Lusignan a grand’peine à l’arracher aux mains des Cypriotes, en leur promettant que justice sera faite. Catarina, surveillée à la fois par Andrea et Mocenigo, ose à peine élever la voix en faveur de son malheureux amant, et la cérémonie s’achève.
Trois ans se sont écoulés. Le roi de Chypre a semblé jaloux de se soustraire à la domination de Venise, et déjà une souffrance étrange et terrible le conduit rapidement au tombeau. Gérard avait encore une fois été sauvé par lui, et avant de quitter Chypre il avait tout appris au roi : son amour pour Catarina, les promesses de son oncle, son désespoir à lui et ses projets de vengeance. Lusignan a compris alors le dévouement de Catarina, et c’est au chagrin qu’il en éprouve qu’il attribue la langueur qui l’accable de plus en plus.
On annonce un étranger, un chevalier de Rhodes. Le roi, trop faible pour cette entrevue, en laisse le soin à la reine et se retire. Le chevalier n’est autre que Gérard. Il a prononcé les vœux de l’Ordre austère dont il porte l’habit. Strozzi, l’espion de Mocenigo, court en avertir son maître. Ici est une scène fort belle sous tous les rapports. Après la reconnaissance des deux amans, après les explications données par Catarina sur sa conduite passée, sur sa fausse infidélité, Gérard, pour s’acquitter enfin du double service que lui rendit Lusignan, instruit Catarina du secret qu’Andrea mourant vient de lui dévoiler. Ce n’est point le chagrin qui tue Lusignan, mais un poison versé par Mocenigo, d’après l’ordre du Conseil des Dix. C’est vrai, dit Mocenigo en entrant. Rien ne peut le sauver. Choisissez maintenant, ou de régner pour Venise ou de mourir aussi, vous et votre fils.
LA REINE
Je saurai de mon fils défendre la couronne,
Je régnerai pour venger et punir !
MOCENIGO
Mais quand je dirai, moi, qu’une épouse adultère
Seule a frappé ce prince, objet de tant d’amour !…
LA REINE
Grand Dieu !
MOCENIGO
Quand d’un rival, par lui sauvé naguère
Je dénoncerai le retour !
Quand je dirai qu’ici, par le couple homicide,
Fut versé le poison, sans remords, sans effroi !
Quand je présenterai la coupe encore humide,
Qui pourra vous sauver, qui vous défendra ?…
LE ROI, paraissant pâle et mourant à la porte de la chambre royale.
Moi !
Lusignan, indigné, ordonne à ses gardes d’arrêter Mocenigo, qui le brave encore. Venise n’est-elle pas toujours la plus forte ? une sédition n’est-elle pas préparée ? l’arsenal de Chypre n’est-il pas déjà au pouvoir des Vénitiens ? On n’attend plus qu’un signal pour que le canon tonne, et ce signal, Mocenigo le donne en agitant une écharpe sur le balcon du roi. La décoration change et représente la place et le port de Nicosie, capitale du royaume de Chypre, située dans l’intérieur de l’île. Ce port-là m’a rappelé le port d’Ispahan, du Diable amoureux.
La révolte est à son comble, des troupes cypriotes chargent les Vénitiens ; des femmes fuient, portant leurs enfans dans leurs bras. Une partie du peuple est à genoux, priant. Gérard mène au combat les chevaliers de Rhodes. Le roi paraît, soutenu par ses écuyers et entouré de ses gardes. La reine est elle-même à la tête des plus vaillans Cypriotes : son exemple a enflammé tous les cœurs, et des prodiges de valeur ont enfin chassé les Vénitiens de l’île de Chypre. Le roi apprend avec transport ces glorieuses nouvelles de la bouche même de Catarina et de Gérard, et meurt en les bénissant.
La reine alors se tourne vers la foule :
Au martyr de votre indépendance,
À ses mânes sacrés jurez-vous tous vengeance ?
LE PEUPLE ET L’ARMÉE
Vengeance !
LA REINE, présentant son fils au peuple
Eh bien donc ! je confie à votre loyauté,
Des Lusignan l’espérance dernière ;
Vaincre ou mourir pour sa bannière,
Son roi, son Dieu, sa liberté !
Les situations musicales ne manquent pas, on le voit, dans ce livret, bien disposé d’ailleurs pour les grands effets de mise en scène indispensables à l’Opéra. Elles sont en grande partie empruntées à une nouvelle vénitienne pleine d’intérêt et d’un style élégant, comme tout ce qui sort de la plume de M. Alphonse Royer.
J’arrive maintenant à la musique. On a pu remarquer une grande différence entre l’impression de la première représentation du nouvel opéra, et celle qu’on a ressentie à la seconde. Le premier jour, tout, dans la partition, paraissait terne, confus, indécis ; au second, les mêmes auditeurs, qui d’abord étaient demeurés froids et presque mécontens, se sont émus en reconnaissant une foule d’idées saillantes et même de beaux morceaux tout entiers, qui avaient, pour eux, passés inaperçus. Car la musique de M. Halévy n’est pas de celles qu’on puisse goûter et apprécier à sa valeur de prime abord ; elle a des beautés intimes et complexes, sans que sa forme, cependant, manque de grandeur, ni son expression de spontanéité, qu’on n’admire et qu’on n’aime qu’après un examen attentif. Le succès toujours croissant de la Juinve, après une première représentation assez froide, servira d’exemple et de point de comparaison pour celui de la Reine de Chypre, que nous avons à constater aujourd’hui.
Remercions d’abord le compositeur de sa manière actuelle d’instrumenter ; nous voyons là un commencement de réaction contre l’école du bruit à tout propos. Le premier acte est exempt, jusqu’au final, de trombones et de grosses caisses ; on respire, on est à l’aise devant cet orchestre clarifié, et qui n’en tonnera que mieux quand il s’agira de faire éclater ses foudres. Si M. Halévy, aux actes suivans, emploie les instrumens de cuivre pour des airs ou des chœurs de danse, c’est qu’alors la fête tourne à l’orgie, et que ces violentes clameurs n’ont plus rien de déplacé. Ainsi, constatons le fait ; il aura des conséquences heureuses. Le détestable exemple que nous avons tant blâmé est parti de bien haut, il est vrai ; mais celui du retour au bon sens et au goût, donné enfin aussi par un maître, ne peut manquer d’être suivi. L’introduction instrumentale qui sert d’ouverture à la Reine de Chypre débute par une phrase en ré mineur, traitée en imitations canoniques avec beaucoup d’art jusqu’à l’entrée d’un thème majeur chanté dans le haut par les violoncelles. Cette mélodie est une des plus suaves et des plus neuves de la partition ; elle prépare d’ailleurs à merveille l’explosion du forte, après lequel la toile se lève.
Le duo qui vient bientôt après, entre Catarina et Gérard, est aussi bien dessiné que conduit ; le solo du ténor, repris ensuite à deux voix, Fleur de beauté, est d’une mélodie charmante, tant dans la partie de chant que dans l’orchestre. Le trait de flûte, brodant de petites appogiatures les quatre notes réelles de l’accord de septième dominante, à la fin de la phrase, Fleur d’innocence, charme par sa fraîcheur et son originalité sans prétentions.
J’aime moins le trio, Ô vous, la sage Providence ! Il ne me paraît pas assez empreint de la tendresse mélancolique dont le vieillard, et surtout les deux amans, doivent en ce moment avoir l’âme remplie.
À l’entrée de Mocenigo l’orchestre prend une couleur mystérieuse et sombre motivée par le caractère du farouche sénateur vénitien. Une phrase de clarinettes dans le chalumeau et de cors à pistons au grave, se dessine dans les profondeurs de l’orchestre ; elle annoncera désormais la présence ou l’arrivée prochaine de Mocenigo, jusqu’à la fin de l’opéra ; et dès que ces lugubres accens se feront entendre on devra s’attendre à voir la scène troublée par quelque tragique incident. Le duo entre le vieil Andrea et Mocenigo est plus remarquable par l’exposition dans l’orchestre de cette grande idée instrumentale que par le mérite des deux parties de chant, où les phrases débitées sur une seule note tiennent trop de place et répandent sur l’accent mélodique un peu de monotonie. À un chœur gracieux et brillant succède le final dont la stretta est une des plus belles choses qu’ait écrite M. Halévy. Cette harmonie sinistre, ce rhythme haletant, cette violente instrumentation, admirables isolément, le sont bien davantage par l’unité d’intention qui les fait concourir à un seul but, celui de colorer et de renforcer l’accent vrai de la passion et de seconder la véhémence du mouvement de la scène. On trouve, entre autres grands effets dans cet impétueux final, une pédale haute, sur le si frappé à chaque mesure par les violons, dont la résonnance obstinée a d’autant plus de puissance et de tragiques vibrations qu’elle persiste plus long-temps à dominer la trame harmonique. C’est beau ! c’est très beau !
Le chœur des gondoliers qui ouvre le second acte avait enchanté l’auditoire dès la première représentation ; cependant il faut reconnaître encore qu’il a fait bien plus de plaisir vendredi dernier, et la preuve, c’est qu’on l’a redemandé, ce qui n’était pas arrivé le premier jour. Le compositeur a fait exécuter son chant dans la coulisse par une voix de ténor à l’unisson ou à l’octave, et quelquefois à la sixte et à la tierce d’un contralto ; une clarinette, placée également dans la coulisse, mêle aux deux voix les notes inférieures de son médium. Souvent aussi la phrase commencée par la voix de femme est continuée en descendant par le ténor, de manière à ce qu’on croie entendre une seule et même voix d’une grande étendue ; chaque vers est suivie d’une vocalisation en harmonie pleine, sur deux notes, chantée sans accompagnement par le chœur. Ce morceau est un petit chef-d’œuvre de fraîcheur et d’originalité mélodiques ; il est en outre tissu de modulations ravissantes, et l’instrumentation vocale en est aussi nouvelle qu’ingénieuse. C’est le calme et la sérénité des nuits italiennes, c’est le doux balancement des flots argentés par la lune, c’est le repos, c’est le bonheur !!! On ne se lasserait pas d’entendre un pareil nocturne. Il est, du reste, fort bien exécuté par Mme Wideman et Octave. Malgré le mérite éminent de divers passages de l’air de Catarina, de celui entre autres où elle lit la lettre de Gérard, ce morceau paraît long. Le duo qui le suit n’est autre que celui des Huguenots pris en sens inverse. Dans l’un, Valentine dit : Reste Raoul ! je t’aime ! S’il part il est perdu ! Dans l’autre, Catarina est forcée de dire : Pars Gérard ! je ne t’aime plus ! S’il reste, il va mourir ! La phrase de début de Gérard se termine d’une façon élégante autant que passionnée ; elle manque de franchise en commençant. L’ensemble du duo, un peu haché et semé de petites mélodies qui rappellent trop le style de l’opéra-comique, n’est pas non plus, je crois, à la hauteur de la situation.
Au double chœur énergique des Vénitiens se disputant avec les Cypriotes, succèdent, au second acte, les couplets de Mocenigo,
Tout n’est dans ce bas monde
Qu’un jeu,
précédés et suivis du chœur des joueurs. Ceci est franc, net, écrit d’un jet, plein de verve et d’invention. La voix mordante de Massol fait merveille dans cette chanson, qui, elle aussi, a eu les honneurs du bis. N’oublions pas un chœur de femmes cypriotes dont la mélodie, syncopée dans le mode mineur, a quelque chose de plaintif et d’étrange qui rappelle les chansons mauresques. C’est heureusement inventé.
Nous voici parvenus au grand duo entre Gérard et son libérateur Lusignan, qui, pour l’effet du moins, paraît être le morceau principal de la partition. Il est d’une dimension immense, et bien que contenant un assez grand nombre d’idées différentes, le compositeur a su étabiir une telle connexion entre le début, la fin et le milieu, que l’unité ne souffre point de cette variété. Le premier ensemble,
Salut à cette belle France !
est plein d’élan chevaleresque : le cantabile « Triste exilé », d’une expression pénétrante, a plus de mérite mélodique, c’est encore plus neuf et plus distingué ; et le dernier ensemble « l’airain qui résonne », ingénieusement rhythmé, vigoureux, entraînant, termine dignement une scène et un acte remplis de beautés du premier ordre.
La pompe musicale du quatrième acte ne contient pas d’idées bien saillantes. Ces douze trompettes romaines sur la terrasse du palais, cette bande militaire sur le théâtre, unies à l’orchestre et aux voix, donnent un ensemble formidable, parfaitement mis en scène et produisant en somme le bruit solennel des grandes fêtes nationales, dont le cœur s’émeut aisément ; mais on cherche involontairement dans ce tumulte harmonieux un de ces éclairs qui électrisent les masses, une de ces phrases dont l’ardente majesté resplendit et tonne, un de ces chants dignes de la voix immense d’un peuple enthousiasmé. J’admire beaucoup, au contraire, le chœur des prêtres à l’entrée du cortège, chanté sans accompagnement et coupé de longs silences d’un excellent effet.
Le monologue de Gérard se compose d’un beau récitatif, d’un andante douloureux et touchant, et d’un allegro agitato où le remords et la rage, la honte du meurtre et la soif insensée de vengeance qui se partagent tour à tour l’âme de l’amant de Catarina, sont exprimés avec une incontestable supériorité. Le désir de donner à Duprez, aussi souvent que possible, les sons les plus forts de sa voix, a forcé le compositeur à placer ses phrases principales sur les trois ou quatre notes du medium, en les y ramenant dès qu’elles s’en sont un instant écartées ; de là une certaine monotonie inévitable avec ce parti pris. Le chœur final : D’un sacrilége abominable, n’est pas au-dessous de celui qui termine le premier acte : l’indignation et la fureur du peuple y éclatent, non point en cris confus, comme il arrive souvent en des occasions semblables, mais d’une façon essentiellement musicale. La phrase ascendante des voix, traversée en sens contraire par de grands traits diatoniques de trombones, est admirablement jetée, et hardie sans présenter aux choristes de véritables difficultés. La cavatine du roi mourant, au dernier acte, extrêmement favorable à la voix du chanteur, et bien accompagnée, est expressive et simple ; mais je ne la trouve pas d’un tour mélodique très neuf.
Dans le duo entre Gérard et la reine, l’amour toujours ardent et le chagrin secret de ces deux cœurs blessés, sont supérieurement rendus. Le solo mineur de Gérard, accompagné pianissimo de syncopes de violons sur un pizzicato de basses, rappelle sans réminiscences, un beau passage du duo de la Juive entre Eléazar et le Cardinal ; ce chant désolé, sur un orchestre agité par une souffrance dont le cri se contient à peine, est, à mon sens, une des idées les plus profondément dramatiques de M. Halévy. Pour l’exclamation de Catarina : De moi, prenez pitié, Seigneur ! quel malheur que l’auteur ne l’ait pas reproduite trois fois au lieu de deux, et en modulant toujours à un ton ou à un demi-ton au-dessus de la dernière tonique, comme a fait Schubert dans sa ballade du Roi des Aulnes, pour les trois cris de l’enfant : Mon père ! mon père ! Il en serait résulté, je le crois, une impression déchirante, sur laquelle, trompé par la première phrase, je comptais tout-à-fait. C’est grand dommage !
Le récitatif mesuré de Gérard interpellant Mocenigo, Nieras-tu qu’une infâme vengeance, brille par un accent naturel et un sentiment vrai que l’auteur n’a pas toujours observés ni exprimés aussi fidèlement dans les récitatifs des actes précédens. J’en dirai autant de la fière réponse de Catarina à Mocenigo : Eh bien ! je règnerai ! et de celle de Mocenigo : On ne vous croira pas ! Les dix vers qui la composent, dits avec une animation et une force graduées, préparent on ne peut mieux la subite entrée du roi et son cri : Moi ! Le quatuor qui termine cette scène est d’une ampleur et d’un coloris dignes des plus grands éloges ; la lenteur de son mouvement peut seule faire comprendre pourquoi il n’est pas un des morceaux les plus applaudis de la partition. Je trouve le dernier chœur : Vaincre ou mourir ! trop écourté dans sa forme. Il eût été beau et digne d’une si grande œuvre de terminer par une Marseillaise !…
Le succès de la Reine de Chypre égalera au moins celui de la Juive.
Duprez mêle à des prodiges de talent et d’adresse, dans le rôle de Gérard, de hautes et belles inspirations. Barroilhet, dans celui du roi, écrit pour lui, chante avec pureté et élégance. Les deux virtuoses auront une vogue immense dans leur duo du troisième acte. Ils disent chacun d’une façon différente l’andante Triste exilé, Barroilhet avec une chaleur d’âme toute en dehors, Duprez, au contraire, avec une émotion concentrée qui n’est pas moins naturelle, ni moins promptement communicative. Barroilhet fait des gestes trop accusés dans ses dernières scènes ; il semble oublier que le roi est mourant. Il a tort aussi de dire : mon poignard-t-homicide ! Je n’ai vu personne qui ne fût choqué de ce t. Duprez a rarement mieux joué que dans la scène où, allant pour assassiner le roi, il fuit devant l’entrée du cortège ! sa démarche incertaine, ses regards jetés en arrière, sont d’un bon effet scénique et savamment étudiés. Massol représente bien le personnage impassible et odieux de Mocenigo, auquel sa voix de fer convient d’ailleurs parfaitement. J’ai déjà dit avec quelle verve il lance au parterre ses couplets du troisième acte, qu’on lui fera désormais probablement toujours répéter. Bouché remplit avec un soin dévoué le rôle écourté et sacrifié d’Andrea ; il chante seulement un peu trop fort dans le trio lent du premier acte, où sa voix couvre le soprano et le ténor, qu’elle ne doit qu’accompagner. Mme Stoltz porte dignement la couronne. Son rôle est écrit de manière à faire briller les cordes hautes de sa voix sans lui ôter le caractère de mezzo soprano grave qui est le sien, et sans abuser cependant des notes basses dont elle tire un si bon parti. Les applaudissemens de toute la salle ont éclaté quand elle a dit avec un accent concentré à mezza voce, et en avançant vers la rampe, la main sur le bras d’Andrea :
De quel droit, devant Dieu qui m’entend,
Voulez-vous m’empêcher de tenir mon serment ?
Au dernier acte sa phrase terminée par une chute diatonique sur le sol grave, Je régnerai pour venger et punir, a fait une sensation générale. Il faut citer aussi l’élan désespéré de ses deux exclamations : De moi prenez pitié, Seigneur ! Malheureusement ce rôle, par son caractère et ses proportions, doit fatiguer aisément Mme Stoltz dont la santé n’est pas des meilleures, et qui n’aime pas à être doublée. Que deviendrait le nouvel ouvrage, et quel serait le sort de l’Opéra, si elle venait à tomber malade ?… Il y a bien là de quoi inquiéter les auteurs, pour le présent et pour l’avenir !…
J’ai encore à complimenter sur leur danse élégante et vive, Mlles Adèle et Sophie Dumilâtre, et Mlle Maria, qui vole, tourbillonne, monte et descend comme un feu follet. La mise en scène et les costumes peuvent être comparés à ce que l’Opéra a jamais offert au public de plus magnifique. N’oublions pas de louer l’orchestre et les chœurs ; leur exécution est pleine de finesse quelquefois, de verve et de précision toujours.
H. BERLIOZ.
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date de publication : 03/11/23