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Avant-premières. Namouna

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Avant-premières
NAMOUNA

Il y a vingt-six ans, le 5 mars 1882, les journaux publiaient, dans leurs Échos de théâtre, la note suivante :

« Les billets de service et les coupons de location, délivrés jadis pour la première de Namouna seront valables demain. » Ce mot, jadis, s’explique par les aventures extraordinaires qui déterminèrent et faillirent compromettre la fortune de l’œuvre d’Edouard Lalo, et dont voici les traits essentiels.

En 1877, le Théâtre-Italien de Léon Escudier devint un Théâtre-Lyrique subventionné. Un comité consultatif était adjoint au directeur. Ce comité se composait der Vaucorbeil, Bazin, Deldevez. Membrée, César Franck. II était charge de surveiller la gestion du directeur et l’emploi de la subvention : 40 000 francs par opéra nouveau ; 25 000 francs pour chacune des « auditions en habit noir », innovation de M. Antonin Proust, qui ne donna pas grand résultat. Comme Escudier voulait revenir à son ancien répertoire, l’italien, et particulièrement à celui de Verdi ; comme il parlait de remonter Aïda, traduit, il est vrai, en français, Vaucorbeil fit sur sa direction, un rapport des plus sévères. Il y disait, entre autres, qu’il fallait retirer à M. Escudier sa subvention, s’il s’obstinait à monter Aïda ; que son rôle était, puisqu’il y était aidé par le gouvernement, de mettre à la scène des ouvrages français, qu’il en était de remarquables, entre autres le Roi d’Ys, d’Edouard Lalo.

À quelques temps de là, Vaucorbeil remplaça Halanzier à la direction de l’Opéra ; et son premier soin était de monter Aïda et… de ne pas monter le Roi d’Ys. Fort des termes élogieux du rapport de l’ancien commissaire du gouvernement, Edouard Lalo et son collaborateur Blau s’en vinrent trouver Vaucorbeil, persuadés que le Roi d’Ys serait parmi les premières œuvres représentées. Ils furent vite désillusionnés ; le nouveau directeur imagina mille prétextes, et finalement commanda à Lalo… un ballet ! Un ballet à l’auteur des ouvrages symphoniques, des œuvres de musique de chambre déjà réputées.

Tout d’abord il ne prit pas l’offre en considération, mais, peu à peu, l’idée de faire « du rythme » le séduisit ; il songea à introduire une forme nouvelle dans un genre ancien, et il résolut de se mettre aussitôt au travail. Il est vrai qu’il n’avait pas encore de livret ; mais Vaucorbeil ne s’inquiétait pas de si peu de chose. Il avait déjà arrangé « l’affaire du Roi d’Ys », il arrangerait plus facilement le reste. Puisqu’il était en veine de se débarrasser promptement de ses engagements antérieurs, il pensa du même coup à rendre service à son ami Blaze de Bury, le critique la Revue des Deux Mondes. Mais Blaze de Bury n’écrivit jamais une ligne du livret, pas plus que le collaborateur anonyme qu’il s’était fait adjoindre, et Vaucorbeil fut contraint de s’adresser à Nuitter, l’archiviste de l’Opéra, dont la bibliothèque venait d’être ouverte au public. Il emprunta un épisode aux Mémoires de Casanova, et bâtit rapidement le scénario rudimentaire de l’ouvrage.

L’œuvre commandée au printemps devait être livrée avant la fin de l’année. Lalo s’installa à la campagne et se mit au travail. Mais le labeur énorme auquel il se soumit le terrassa bientôt. Une nuit, une terrible attaque l’abattit sur son œuvre inachevée. Le cerveau conservait toute sa lucidité, mais le grand musicien devait demeurer privé quelque temps de la parole.

Toute sa partition était écrite, mais une partie seulement était instrumentée.

Le temps pressait : Françoise de Rimini, le « grand ouvrage » de l’année devait être représenté sitôt après Namouna ; il fallait que le ballet « passât » à tout prix. Je vous ferai grâce des intrigues qui se nouèrent et des intérêts qui se manifestèrent alors d’une façon peu délicate ; peu s’en fallut que Namouna ne fût « bâclée » par quelque sous-ordre, comme certains le désiraient ; peu s’en fallut aussi que l’ouvrage ne fût définitivement écarté. Ces bruits qui couraient les coulisses et les salles de rédaction, parvinrent aux oreilles de Jules Ferry, alors ministre des beaux-arts, et qui avait été le condisciple de Lalo. Il ordonna que l’on maintînt Namouna au tableau des études. Il fallait pourtant que l’ouvrage fût achevé. C’est à ce moment que se produisit un événement qu’il convient de relater, car il est tout à l’honneur de celui qui en fut le principal acteur. Charles Gounod, alors dans tout l’éclat de sa gloire, avait entendu, lui aussi, les propos que l’on tenait sur Namouna ; un beau jour, il accourut chez Lalo et lui proposa de terminer l’instrumentation de son œuvre.

Ce beau geste de désintéressement confraternel est d’autant plus digne d’admiration, que Gounod ne se contenta pas de travailler « à sa manière » ; il voulut ne rien entreprendre sans obtenir auparavant l’aveu de Lalo ; chaque jour il venait chez lui, lui soumettait ce qu’il avait fait la veille, et lui demandait des indications pour la suite ; et le pauvre, grand musicien, qui ne pouvait parler, écrivait ce qu’il rêvait d’entendre. Toutes les dispositions d’orchestre qu’avait imaginées Lalo se trouvaient incluses dans ces petits morceaux de papier qui étaient alors son unique langage et que son fils, M. Pierre Lalo, a pieusement conservés.

*

Mais les aventures de Namouna n’étaient point encore terminées. Il fallait entrer en répétition : de nouvelles difficultés s’élevèrent. Les danseurs ont des habitudes, des traditions, dont Lalo, si éloigné jusqu’alors du ballet, s’était fort peu préoccupé. Le travail des interprètes était impossible, si le nombre des mesures n’était pas respecté. Il fallut retrancher, allonger, retrancher encore. Ce n’était pas tout : les rythmes nouveaux, l’allure symphonique de la partition, troublaient les danseurs ; ils cherchaient leurs points de repère habituels, les grands « temps forts, », grossièrement marqués, l’aide indulgente de la batterie, tous procédés du vieux ballet, que le nouveau écartait obstinément ; une révolte faillit éclater. On bouleversa l’œuvre, et Vaucorbeil, se souvenant qu’il était, « lui aussi », compositeur, aida les danseuses d’un petit coup de cymbales, dans le thème varié, dont on trouve la trace au crayon sur le manuscrit à double écriture (celle de Lalo et celle de Gounod) qui se trouve à l’Opéra. Les journaux se faisaient l’écho de ces malentendus de coulisse et plaisantaient cette œuvre dont on parlait toujours, et qu’on ne jouait jamais. C’étaient chaque jour des échos du goût de ceux-ci : « Les musiciens des concerts Pasdeloup (les avancés d’alors) ont crié au scandale quand M. Halanzier a monté la Yedda de M. Olivier Métra ; pour leur complaire, M. Vaucorbeil monte Namouna. M. Lalo est un symphoniste estimé, qui remplit toutes les conditions exigées par les jeunes maîtres de l’école sévère et ennuyeuse. » Vous savez quels sont ces jeunes maîtres !

« Mlle Sangalli dansera, elle ne dansera pas » ; « Mérante abandonne son rôle, mais comme Mlle Sangalli a l’habitude d’être soutenue par lui, il consent à le reprendre ». Lisez, dans le Figaro du 17 février, l’article intitulé « le Pouce de Mlle Sangalli », et vous aurez une idée des bruits qui circulaient alors.

Enfin, pour tout résumer, le 13 août 1881, on annonçait « que le ballet de M. Lalo venait d’entrer en répétitions », et ce n’est que le 6 mars 1882 qu’eut lieu la première.

*

Cette première sa donna devant un public hostile.

Les décors de Lavastre, de Rubé, de Chaperon étaient cependant charmants ; les costumes de Lacoste, très agréables. Le chef d’orchestre Altès était consciencieux, l’interprétation brillante, avec Sangalli, Subra, Inyernizzi, Mérante et Pluque. Mais Sangalli, superbement vêtue en Moldovalaque, parvint à peine à secouer la torpeur de la salle et ne fit bisser qu’un seul pas ; Subra, en petit corsage bleu, en jupe de gaze, épuisa vainement tout son talent dans la Mazurka. Rien n’y fit, le public ne comprenait, ne voulait pas comprendre.

La mise en scène, il est vrai, n’était guère faite pour éclaircir la situation : le duel prêta au rire ; Mlle Invernizzi, pendant la scène foraine, somptueusement habillée d’une dalmatique en velours vert rehaussé d’or, se promenait de droite à gauche, essayant d’occuper à elle seule le théâtre, tandis qu’un petit nègre soutenait les pans de sa robe ; et durant ce temps, la symphonie se poursuivait, admirable d’intensité et de couleur, décrivant une foule tumultueuse et bariolée, que le public ne vit jamais.

Les convenances jouèrent aussi leur rôle : dans le pas de la Cigarette, « roulée, mais non fumée », par respect pour le règlement ; dans la scène foraine, où le char des musiciens dut disparaître, comme trop réaliste. La presse fut mauvaise, à l’exception d’Adolphe Jullien, de Louis de Fourcaud, d’Albert Soubies, et de quelques autres. La majorité fut hostile, et je voudrais pouvoir citer, certains articles vraiment caractéristiques du goût d’alors. Un journal étranger, la Frankfurter Zeitung, je crois, fit un compte rendu bien curieux, dont l’auteur rapprochait, dans un parallèle, la première de Tannhauser de celle de Namouna.

Dans la salle, hostile comme je le disais plus haut, et où l’on remarquait M. Grévy, Jules Ferry, Gambetta, et bien entendu Charles Gounod, quelques personnes étaient pourtant sympathiques à l’œuvre.

Dans les couloirs, Alexandre Dumas et le grand peintre Degas se déclaraient parmi les plus enthousiastes et, dans la loge des élèves du Conservatoire, deux jeunes gens attiraient l’attention par leurs applaudissements : l’un d’eux était M. Xavier Leroux ; l’autre, qui se fit sévèrement réprimander le lendemain « pour une sympathie trop vive accordée à un ouvrage subversif », l’autre était M. Claude Debussy, le futur auteur de Pelléas et Mélisande.

Je citerai encore, parmi les admirateurs d’alors, notre éminent collaborateur Gabriel Fauré et M. Camille Saint-Saëns. À propos du Maître, M. Charles Malherbe, le très érudit archiviste de l’Opéra, me rappelait ceci : au lendemain de Namouna, il alla faire visite à l’auteur de Samson, qui habitait alors rue Monsieur-le-Prince. Il lui raconta tout ce qui se disait alors du ballet de Lalo, et les reproches qu’on lui adressait, entre autres le manque de rythme. « Pas de rythme », s’écria M. Saint-Saëns, il n’y a pas de rythme là-dedans, et se précipitant au piano, il en joua de mémoire plusieurs pages, typiques et pleines, en effet, d’une merveilleuse abondance rythmique.

*

MM. Messager et Broussan vont accorder une juste réparation au chef-d’œuvre de Lalo, et leur direction s’honore grandement par cette reprise depuis si longtemps attendue.

Mais depuis 1882, Namouna a conquis le public, non pas au théâtre, il est vrai, mais au concert. Les morceaux réinstrumentés depuis par Lalo, « la Sérénade », l’« Air varié », la « Scène de foire », répandus par les orchestres symphoniques, sont aujourd’hui célèbres et presque classiques.

La réalisation de l’œuvre n’a pourtant pas été sans présenter de grandes difficultés. Il a fallu confronter les divers textes, établir une partition définitive avec les morceaux refaits par Lalo. C’est à quoi M. Paul Vidal, admirateur, passionné de l’ouvrage, et qui le conduira, s’est heureusement employé.

M. Staats, le nouveau maître de ballet, fera ses débuts avec Namouna ; débuts périlleux, étant donné le caractère particulier de l’œuvre, et le peu de temps qui lui a été donné. Il a accompli un tour.de force en étant prêt au jour fixé. On cite avec grands éloges quelques-unes de ses dispositions chorégraphiques : le pas des cymbales, où les danseuses frapperont les temps marqués avec des crotales ; les mouvements de la fête foraine, enfin le « thème varié » qui sera très habilement figuré par un « adage » entre Mlle Zambelli et M. Staats entourés des danseuses en corbeille.

La distribution comprend, pour les principaux rôles : l’admirable Mlle Zambelli dans Namouna, Mlle Meunier dans Andriquès, Mlle Piron dans Helena, Mlle G. Couat dans Khamitza, Mlle Sirède dans Kitzos ; MM. Staats (Ottavio), Girodier (Adriani), Férouelle (Ali).

Il ne demeure heureusement plus rien des anciennes préventions du corps de ballet contre Namouna. J’ai entendu non seulement les premiers rôles, mais de plus obscurs, vanter la beauté de l’œuvre ; et, symptôme de très bon augure, les petites danseuses en fredonnent déjà « les rythmes ».

Le public témoignera, lui aussi, des progrès qu’il a accomplis depuis vingt ans et accueillera Namouna comme il accueille aujourd’hui le Roi d’Ys.

Robert Brussel 

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date de publication : 31/10/23