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Premières représentations / La Soirée. Le Roi d'Ys

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PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS
Opéra-Comique. – Le Roi d’Ys, opéra en trois actes et cinq tableaux, de M. Edouard Blau, musique de M. Lalo.

Le grand succès que vient d’obtenir le Roi d’Ys confirme une observation que nous avons faite maintes fois. Ce ne sont pas les hommes de talent ni les œuvres remarquables qui manquent en musique ; il s’agit seulement de découvrir celles-ci et de s’attacher ceux-là. Il s’agit de lire avec soin les partitions qu’apportent les vrais artistes, des hommes qui ont le savoir et qui rencontrent l’inspiration, et non point commander de longs ouvrages à des débutants à qui l’expérience et l’autorité font défaut. Il s’agit encore de se préoccuper moins de ce qu’on est convenu d’appeler le goût du public (goût essentiellement variable et d’ailleurs toujours prêt à subir l’influence des maîtres), que de l’art même dont les manifestations sont si diverses et parfois si opposées.

Les trois œuvres les plus personnelles et les plus intéressantes qui ont été données à Paris, depuis trois ans, sont sans contredit : Sigurd, le Roi malgré lui et le Roi d’Ys. Or, la première n’a été jouée à l’Opéra qu’après y avoir attendu son tour pendant de longues années et fait sa première apparition en Belgique ; la seconde était le véritable début dramatique d’un compositeur qui n’avait trouvé jusque-là d’asile qu’à Bruxelles ; la troisième, enfin, le Roi d’Ys, en dépit des modifications apportées en ces derniers temps au texte primitif, était achevée depuis de longues années et a été présentée à presque tous les directeurs de nos scènes lyriques. Est-ce le savoir qui a fait défaut aux juges ? Est-ce la hardiesse ? Ont-ils été frappés de l’originalité de ces œuvres, ou cette originalité même les a-t-elle effrayés ? On l’ignore.

En tout cas, je le répète, de tels exemples prouvent que les directeurs ne doivent pas éconduire trop lestement les compositeurs ni lire légèrement les partitions qu’on leur offre. Qui sait si plus d’un chef-d’œuvre ne sommeille pas dans les cartons de nos grands théâtres ? tandis que la médiocrité s’agite, s’impose et triomphe, le talent peut-être se décourage, car il reste inconnu. La remarque n’est point nouvelle, mais les circonstances lui donnent quelque à propos.

*

Dans un article publié il y a huit jours, j’ai indiqué les principales sources auxquelles avait puisé M. Ed. Blau, et donné une analyse détaillée de sa pièce.

De tous temps, les librettistes ont trouvé dans la légende une mine féconde, et la liste serait longue à établir, depuis Armide jusqu’à Parsifal, depuis Orphée jusqu’à Mireille et au Roi de Lahore, des livrets légendaires sur lesquelles se sont greffées des partitions de grande valeur.

L’élément surnaturel apporte incontestablement au poète et au musicien un secours précieux. Mais la légende présente un double écueil contre lequel se sont heurtés nombre de librettistes : le ridicule et la monotonie. Pour éviter le premier, il suffit d’un peu d’adresse et de goût. Le second est plus redoutable. M. Blau nous parait s’être gardé de l’un et de l’autre. Saint-Corentin dont le nom seul pouvait prêter à rire, plane en quelque sorte sur tout le drame sans y prendre une part trop active ; le milieu où se meut l’action est poétique et pittoresque ; cette action, sans présenter une grande nouveauté, se déroule avec une certaine ampleur et ne s’embarrasse pas d’épisodes parasites ; enfin il n’est pas de ressort dramatique plus fréquemment employé et par cela même d’un effet plus sûr que celui qu’ont mis en jeu les auteurs du Roi d’Ys, la rivalité amoureuse de deux femmes.

Cette rivalité, poussée jusqu’à la haine, emprunte ici, il est vrai, un caractère particulier à la situation respective de ces deux femmes qui sont sœurs. Je remarque en passant que l’histoire du théâtre où l’on rencontre tant de « frères ennemis », ne nous présente qu’un très petit nombre de sœurs jalouses. Ce n’est évidemment pas le hasard seul qui est cause de cette pénurie. Le sujet est délicat et difficile à bien traiter. Quel dénouement trouver, en outre, à un drame qui a pour mobile une telle passion ? Entre frères un duel termine tout ; entre sœurs le crime seul peut, comme dans le Roi d’Ys, dénouer la situation. Or, une telle lutte, pénible au début, devient odieuse à la fin, et l’on comprend que les dramaturges y aient rarement trouvé matière à des développements scéniques.

J’aurai terminé la première partie de ma tâche quand j’aurai dit que la légende du Roi d’Ys a déjà fourni le sujet d’un ballet, ballet non représenté encore, de mon collaborateur, M. Eric Besnard, et intitulé la Prêtresse Daréa, et quand j’aurai signalé aux curieux un intéressant article de M. Heulhard récemment publié dans le Figaro sous ce titre : « Une forêt sous la mer ». Contrairement à l’opinion, dont je n’ai trouvé, du reste, l’écho que dans l’article du Temps que j’ai cité il y a huit jours, M. Heulhard fixe à la pointe de Cornouailles et non à la rade de Saint-Malo l’emplacement de la légendaire cité. J’aborde maintenant l’élude de la remarquable partition de M. Lalo.

*

Elle débute par une brillante et fougueuse ouverture sur laquelle je n’insisterai pas car tous les amateurs l’ont entendue dans les concerts. Je rappellerai seulement qu’elle est traversée par une phrase exquise chantée plus tard par Rozenn, dans son premier duo avec Margared, et qu’elle a pour thème initial un des rares motifs de l’œuvre où l’on puisse distinguer la trace, bien vague du reste, de l’influence de Wagner. Or voici ce qu’écrivait il y a dix ans, après l’audition au Trocadéro de cette ouverture, un rédacteur d’un des grands journaux de Paris.

« Ami lecteur, si tu tiens à conserver le sens de l’ouïe, ne subis jamais cette désastreuse ouverture. Tu n’y es pas forcé, la vie est peut-être belle pour toi tu n’as pas fait d’avance, comme le pauvre critique, le sacrifice de ton temps, de tes goûts, de ta personne ; fuis, fuis cette terrible ouverture », etc., etc. Peu importe une telle appréciation, me dira-t-on. Il importe beaucoup, au contraire. Ce sont ces soi-disant articles humoristiques qui créent autour de certains artistes des légendes ridicules, qui les font passer bien à tort pour des musiciens intransigeants et incohérents, et qui, en fin de compte, retardent pendant des années l’apparition d’œuvres elles que le Roi d’Ys, c’est-à-dire nullement révolutionnaires, aisément intelligibles et très mélodiques.

Car on ne peut dire que la mélodie soit clairsemée dans ces trois actes : Elle revêt même en maints passages une forme spéciale, caractéristique, grâce à l’application d’un principe qui a assuré l’originalité de la musique nationale russe et qu’on a trop négligé chez nous : l’emploi de la chanson populaire. Non seulement M. Lalo a fait accueil à quelques thèmes bretons, quitte à les parer richement et à y chercher prétexte à curieuses broderies ; mais en puisant à cette source populaire, il a retrempé sa propre inspiration. Tout imprégné au parfum de ces mélodies primitives, il en a trouvé d’autres presque aussi pures et c’est ainsi que le rôle de Rozenn tout entier est d’une suavité véritablement pénétrante : il y a loin de ces poétiques et savoureuses cantilènes aux fades pages d’album dont tant de premières se montrent prodigues.

Après ces pages exquises, d’un sentiment intime et tendre, il faut citer avec éloges les ensembles, cortège du roi, appel aux armes, chœur de victoires, etc. Le compositeur y déploie toutes les richesses de son orchestration un peu dure, un peu bruyante parfois, mais colorée, étincelante même, et jamais banale.

Dirai-je que M. Lalo semblerait plutôt faiblir dans l’expression des sentiments dramatiques, dans la peinture de la jalousie et de la haine ? On me répondrait que le grand air à la Weber, de Margared, a une réelle valeur et que le duo du troisième acte entre la même Margared et le prince de Karnac, morceau d’un souffle musical soutenu et d’une rare noblesse d’accent a soulevé des applaudissements unanimes. Le public leur préférera les délicieux duos des deux sœurs et toute l’adorable scène du mariage dont la seconde partie (le retour de la chapelle), moins appréciée hier que la première, ne lui est cependant pas inférieure.

L’interprétation du Roi d’Ys est excellente. M. Talazac (Mylio), soupire avec charme les paroles d’amour qu’il dit à sa fiancée, et retrouve des accents d’une mâle énergie lorsqu’il part en guerre pour défendre la cité menacée. Mlle Deschamps est dramatique dans le rôle de Margared, bien écrit pour sa voix vigoureuse et puissante. M. Bouvet représente avec autorité le personnage ingrat du prince de Karnac. MM. Cobalet et Fournets (le roi d’Ys et saint Corentin) ont de l’ampleur et de la prestance. Enfin Mlle Simonnet a obtenu sous les traits de Rozenn son plus vif succès depuis son entrée à l’Opéra-Comique ; sa voix est pure et sa personne mignonne et charmante ; on l’a trouvée surtout délicieuse au troisième acte, en mariée bretonne.

La pièce est mise en scène avec goût et avec soin. Les décors et les costumes sont pittoresques. J’oubliais de dire que l’orchestre, dirigé par M. Danbé, a fait merveille, comme toujours. En montant le Roi d’Ys, M. Paravey a fait preuve d’une initiative très artistique. Il est à souhaiter vivement qu’il en soit récompensé et qu’il obtienne un succès non seulement d’honneur, mais d’argent.

B. de Lomagne.

SPECTACLES & CONCERTS
LA SOIRÉE

Je vais commencer ma soirée en empruntant au Monsieur de l’orchestre un détail sur l’œuvre jouée hier à l’Opéra-Comique.
D’après M. Blavet, si l’exécution du Roi d’Ys, dans son ensemble, remonte à une dizaine d’années, il n’y a pas plus d’un an que l’œuvre est complète. Et pour appuyer ce dire, voici le fragment d’une lettre adressée hier par M. Lalo à un de ses amis :

… Il y a deux ans, je refis en entier un nouveau plan du Roi d’Ys et c’est l’an dernier seulement, en 1887, que je le terminai…
En somme, le Roi d’Ys et une symphonie sont mes deux dernières œuvres.
À ce soir, au champ de bataille. Je suis toujours très calme, ne comptant jamais sur rien.
E. Lalo.

Je reprends maintenant la parole. M. Lalo a bien près de soixante ans : il n’est donc plus jeune, et cependant il est un jeune dans le sens artistique du mot. Mais, quand j’aurai rappelé son ballet Namouna, joué à l’Opéra vers 1882, j’aurai rapporté à peu près tous son passé public. Nul plus que M. Lalo n’a connu les déboires et les misères de l’artiste : renvoyé de directeur en directeur, voyant ses œuvres reçues, puis refusées sans motifs, il a passé par toutes les épreuves, il a gravi tous les échelons de ce long calvaire que l’art ne ménage pas assez à ses adeptes.

Enfin je crois que toutes ces souffrances passées doivent être effacées dans l’esprit et dans le cœur de M. Lalo, après la soirée triomphante d’hier.

Son succès en effet s’est accentué d’acte en acte, et s’est terminé à la chute du rideau par la plus magnifique et la plus enthousiaste des ovations. Et c’était vraiment un beau spectacle que de voir toute une salle debout, la fièvre aux mains et aux yeux, acclamer un noble artiste trop longtemps méconnu, et associer dans cette unanime acclamation les vaillants ouvriers de sa gloire.

Le collaborateur de M. Lalo, pour le Roi d’Ys est M. Edouard Blau.

C’est à lui que l’on doit déjà les livrets du Cid, du Chevalier Jean et autres opéras représentés dans ces derniers temps. Et chose remarquable, tous les compositeurs qui ont collaboré avec lui, Massenet, Joncières, etc., sont heureux de le faire, car il possède le don – rara avis – du vers musical.

La salle, comme il fallait s’y attendre, était bondée de bas en haut. Je n’y ai pas cependant remarqué le personnel habituel des grandes premières ; quelques personnages politiques : entre autres : M. et Mme Charles Floquet, dans une première loge ; M. Clémenceau, M. Auguste Vacquerie ; parmi les mondaines, Mme la baronne Legoux ; nombre de jolies artistes de l’Opéra, et tous les pensionnaires de la maison ne jouant pas, etc.

Dans une baignoire du rez-de-chaussée, IL était là, en compagnie de MM. P. Déroulède et Armand Goupil. Inutile de dire qu’IL a vivement tenté la curiosité de tout le monde et que, suivant son habitude, IL ne s’est pas dérobé aux ovations. Malheureusement elles ont été plus que maigres ; à la sortie, un ouvreur de portières a crié : Vive Boulanger ! et comme cela n’a pas eu d’écho, l’ouvreur est retourné à ses voitures.

*

Les cinq décors du Roi d’Ys ont tous été brossés par Carpezat et Lavastre. Le premier représente une place devant une église : le second est la grande salle d’un palais mérovingien avec ses lourds piliers ; un seul fauteuil la meuble, et vous avez deviné que c’est un Dagobert, et avec dossier encore, tandis que le vrai n’en avait pas à l’époque où il fut lait.

Le troisième décor est vraiment fort joli. Au loin, le panorama de la mer, du château et de la cité d’Ys ; sur la scène, un carrefour avec la chapelle de Saint-Corentin. C’est là qu’a lieu l’apparition.

Le quatrième décor est un intérieur de palais ; le cinquième nous montre l’Océan envahissant la côte ; il est vraiment superbe, bien que j’aie trouvé les flots un peu mous pour une tempête. Après cela, si M. Paravey les a diminués, on ne peut demander pour dix sous comme pour vingt.

Les costumes… Il parait qu’ils sont copiés sur des photographies du temps ; c’est tout dire. Aussi n’en dirais-je pas plus.

Mlle Deschamps a pu heureusement nous montrer ses jolis bras à partir du troisième tableau ; quant à Mlle Simonnet, elle est la grâce et la politesse mêmes dans sa robe de mariée, toute parsemée de roses. Bouvet s’est mis sous le nez une paire de moustaches rousses formidables ; Cobalet et Fournets portent chacun une barbe vénérable, du temps aussi, certainement.

Ils partagent d’ailleurs cet avantage avec quelques figurantes. Voyons, M. Paravey, un bon mouvement : on demande depuis vingt ans des figurantes jeunes et jolies à l’Opéra-Comique, et ce sont toujours les mêmes. Pitié pour les spectateurs !

À la sortie :

— Pourquoi dit-on le Roi d’Ys ? 

— Parce qu’il n’est pas neuf : il date de quinze cents ans.

Eugène Fraumont.

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Homme de lettres, Journaliste

Albert SOUBIES

(1846 - 1918)

Compositeur

Édouard LALO

(1823 - 1892)

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Édouard BLAU

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date de publication : 01/11/23