Théâtre impérial de l’Opéra-Comique. Lalla-Roukh
Théâtre impérial de l’Opéra-Comique.
ROSE ET COLAS, Opéra-comique en un acte de Sedaine et Monsigny.
LALLA ROOKH, Opéra en deux actes, paroles de MM. Hippolyte Lucas et Michel Carré, musique de M. Félicien David.
(Premières représentations le 12 mai 1862).
C'est le charmant poëme de Thomas Moore qui a fourni à MM. Lucas et Carré l'argument de leur petit drame. – Et quand nous disons le poëme de Thomas Moore, entendons-nous bien. Il y a dans l'ouvrage du poëte irlandais des vers et de la prose. Lalla Rookh... L'auteur donne la traduction anglaise de ce nom indien la première fois qu'il l'écrit. Tulip cheek, dit-il (en français, Joue de tulipe). On peut sans doute s'en rapporter à lui. — Lalla Rookh, fille du sultan des Indes Aurung-Zeb, part de Delhi pour Cachemire, où elle doit épouser Aliris, roi de la petite Boukharie. Ce sont les deux pères, Aurung-Zeb et Abdalla, qui ont arrangé ce mariage. Aliris a envoyé nombre d'officiers, de soldats et d'esclaves des deux sexes pour faire à sa fiancée une escorte digne d'elle et de lui. La caravane se met en marche sous le commandement du grand nazir ou grand chambellan du harem, lequel a nom Fadladeen. Après deux ou trois journées de marche, la princesse s'ennuie, et on lui dit que parmi les serviteurs envoyés par le prince Aliris il y a un poëte ou conteur d'histoires dont les récits réussiront peut-être à l'amuser. – L'Orient a ses conteurs, comme l'Occident a eu ses ménestrels, troubadours et trouvères. – Le conteur-poëte Féramorz est introduit à chaque halte dans la tente royale, et récite successivement le Prophète voilé, le Paradiset la Péri, les Adorateurs du feu et la Lumière du harem, quatre nouvelles en vers de rhythmes variés, mais tous d'une rare élégance et brillant de ce fabuleux éclat dont l'imagination des poëtes arabes a revêtu l'Orient. La princesse remarque bientôt la belle figure du chanteur, sa bonne mine, sa grâce, la distinction de ses manières. Elle est émue par la tendre sonorité de sa voix autant que par les situations qu'il décrit et les sentiments qu'il exprime. Mais lorsqu'elle arrive à Cachemire, l'apparition de son fiancé suffit pour la tirer de peine : ce conteur si agréable, ce poëte si bien inspiré, c'était Aliris en personne qui était allé à sa rencontre, incognito, mû par le désir délicat d'être aimé pour lui-même.
Les récits du poëte, comme nous l'avons dit, sont en vers, et tout ce qui concerne le poëte lui-même, Lalla Rookh et Fadladeen, est en prose. MM. Lucas et Michel Carré n'ont pris que la prose, et ont remplacé les quatre nouvelles par deux romances. Ils ont changé les noms de deux personnages. Fadladeen s'appelle Raskir dans leur livret, et Féramorz, Noureddin. Ils ont donné à Lalla Rookh une suivante, Mirza, soubrette intelligente, hardie et railleuse, dont Baskir est le soupirant mystifié. Voilà tout ce qu'ils ont ajouté d'essentiel à la fable de Thomas Moore, et, vraiment, ce n'est pas assez pour deux actes. Leur pièce, réduite à cette simple expression, ressemble trop à Jean de Paris, et n'est pas à beaucoup près aussi gaie, aussi variée, aussi animée, aussi amusante que le poëme de Saint-Just. – On appelait poëme du temps de Saint-Just et de Boïeldieu ce qu'on nomme à présent livret. – Leur action dramatique, depuis l'exposition jusqu'au dénouement, marche en ligne droite et d'un pas toujours égal. On n'y trouve aucun de ces détours, de ces incidents imprévus qui, dans les pièces bien faites, viennent exciter la curiosité et ranimer l'intérêt au moment où il va languir. Ils ont imaginé, au second acte, une sorte de traité, de marché, entre Baskir et Noureddin, où la grossièreté du fond aurait dû être masquée par la grâce ingénieuse des détails, par l'esprit, la finesse et la gaieté du dialogue. Scribe triomphait dans ces scènes scabreuses ; mais l'on ne voit pas, jusqu'à présent, qu'il ait laissé beaucoup d'héritiers.
Il est donc à regretter, selon nous, que cette pièce de Lalla Rookh ne soit pas un peu plus fortement intriguée, que les auteurs n'y aient pas mis un peu plus de mouvement, de variété ; que, d'un bout à l'autre, et sauf un petit incident, vers la fin, lequel n'a pas de suite, les personnages, toujours dans la même situation, expriment toujours le même sentiment. Ils tendaient ainsi à leur musicien un piège où celui-ci, par la nature même de son génie, n'était que trop disposé à se laisser entraîner.
Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de cette dernière phrase. Notre intention n'est pas d'adresser un reproche à l'auteur de la partition, mais d'empêcher qu'on ne lui fasse porter la responsabilité des torts de son libretto. La rêverie contemplative, la mélancolie douce, la sentimentalité bucolique, voilà les cordes que M. Félicien David affectionne, elles sont toujours tendues sur sa lyre, et toujours prêtes à vibrer. – Nous laissons de côté pour un instant, bien entendu, ce talent que le ciel lui a donné de peindre les grands spectacles de la nature par les combinaisons instrumentales et les sonorités de l'orchestre, talent tout spécial, où il n'a guère de rivaux, mais qui, dans une œuvre dramatique, ne saurait jouer qu'un rôle accessoire. – Il se complaît à l'expression des sentiments tendres, de la tristesse un peu vague. Il aurait compris mieux que personne la célèbre réponse de la duchesse de Longueville à ce bel esprit qui lui demandait quel plaisir lui agréait le plus : Un beau chagrin dans une belle prairie.
Cela étant, il serait à souhaiter, ce nous semble, que ses collaborateurs, dans son intérêt comme dans le leur, le contraignissent à sortir souvent de cette voie, où l'on est sûr qu'il rentrera aussitôt qu'il sera livré à lui-même. La préoccupation constante d'un écrivain qui travaille pour M. David devrait être de varier sans cesse les situations, et de le mettre ainsi dans la nécessité de varier sa manière. MM. Lucas et Michel Carré paraissent l'avoir compris, et ne s'en sont pas mal trouvés. Les couplets de Baskir :
De près ou de loin
Il faut avec soin
Surveiller la belle…
Ceux de Mirza : Si vous ne savez plus charmer, etc.; enfin, le duo de Noureddin et de Baskir, au second acte, appartiennent au genre bouffe. Ces trois morceaux sont très-vifs, très-gais, spirituels, piquants ; il n'y en a guère qui aient été plus chaudement et plus unanimement applaudis. M. David n'a eu qu'à se féliciter d'avoir été jeté aussi violemment hors de ses habitudes, et nous sommes convaincus que si son livret lui eût rendu ce service un peu plus souvent, sa partition, qui d'ailleurs a parfaitement réussi, aurait obtenu un succès bien plus brillant encore.
Ces trois morceaux, en effet, ne suffisent pas pour ôter à l'ouvrage pris dans son ensemble une teinte uniforme, dont on est charmé d'abord, et dont, à la longue, on se lasse. Qui ne sait que les sensations les plus agréables perdent de leur vivacité à mesure qu'elles se prolongent, et s'émoussent tout à fait, si elles sont trop souvent répétées ? Vous entrez dans un palais de l'architecture la plus élégante et la plus noble. Un escalier monumental vous porte au premier étage dans un appartement spacieux, haut de plafond, éclairé par de vastes fenêtres, décoré avec autant de goût que de magnificence. L'antichambre est tendue de bleu céleste. Vous vous arrêtez un moment, vous examinez, et vous dites : voilà une antichambre comme on en voit peu ! Vous entrez dans le premier salon : il est bleu comme l'antichambre ! Vous passez au second salon : il est bleu comme le premier ! Le boudoir de madame est bleu. Le cabinet de monsieur est bleu. Les chambres à coucher sont bleues. – Quoi ! toujours du bleu ! Ma foi, Alfred de Musset a bien raison ; décidément le bleu est une couleur bête ! – Eh ! non, le bleu n'est pas plus bête que le jaune ou le rouge. Mais il ne faut abuser de rien.
Cette unité de ton un peu excessive est, selon nous, le seul défaut qu'on puisse raisonnablement reprocher à Lalla Rookh. — Peut-être, cependant, trouverons-nous encore, tant ces critiques sont une race chagrine et difficile à vivre, qu'il y a trop de musique et pas assez de dialogue ; que les morceaux de chant, sont multipliés avec une munificence qui va jusqu'à la profusion ; que, vers la fin du second acte, on jouit assez médiocrement de choses dont on aurait été ravi si elles se fussent présentées plus tôt. – Cela dit, nous n'avons plus guère qu'à louer et qu'à remercier l'auteur du plaisir qu'il nous a fait l'autre jour, plaisir très-délicat et très-vif. Il n'y a pas, dans toute son œuvre, une phrase plate, une idée vulgaire. Tout y est fin, distingué, noble, élégant. La mélodie y coule à pleins bords. L'harmonie, toujours simple et naturelle, n'est jamais commune. L'instrumentation étale aux yeux, pour ainsi dire, ce coloris savant et splendide qu'on admire dans le Désert, dans Christophe Colomb et dans certains morceaux de la Perle du Brésil.
L'andante de l'ouverture est charmant. L'allegro agitato qui suit a, nous devons l'avouer, beaucoup moins de caractère ; mais l'auteur prend bien sa revanche dans le chœur d'introduction : C'est ici le pays des roses, et dans la discussion de Noureddin avec Baskir et ses acolytes, mélodie dialoguée, syllabique, rapide et pleine de feu. La romance de Lalla Rockh a tout le charme et toute la fantaisie des poésies arabes : c'est un rêve oriental. Le premier des airs de danse, où la douce cantilène du hautbois et les soupirs harmonieux du cor sont relevés d'une façon si piquante par le bruissement du tambour de basque, est délicieux. Les autres, sans être à dédaigner pourtant, ne le valent pas. Le petit quatuor avec chœur entre Lalla Rookh et Noureddin, Mirza et Baskir, est d'une rare distinction. La ballade de Noureddin, mélodie écrite en mineur, et où le mode majeur vient luire tout à coup sur les dernières mesures, comme dans la barcarolle de Fr. Schubert, est plus remarquable encore. C'est frais, élégant et plein de passion.
Il en faut dire autant du commencement du duo entre Lalla Rookh et Noureddin, où l'on aspire la volupté. Malheureusement, la seconde partie de ce duo ne vaut pas la première ; mais il y a de très-jolis détails dans le finale, où la patrouille, que Noureddin a grisée, murmure de la manière la plus comique l'éloge de son excellent vin.
Au second acte, Lalla Rookh chante deux airs coup sur coup. Heureusement, le second devient duo. Lequel de l'air ou du duo est plus agréable à entendre ? C'est le premier, mais par la seule raison que nous indiquions ci-dessus : tous deux ont à peu près la même couleur. On en peut dire autant des deux romances de Noureddin, chantées, l'une sur le lac de Cachemire, et l'autre dans le palais. Chacune, prise en soi, est ravissante. Le chœur des suivantes, Ces joyaux, ces parures, est fort piquant. Nous avons déjà mentionné le duo bouffe de Baskir avec Noureddin. Nous ne dirons rien de celui de Noureddin avec sa maîtresse, où il y a plus de cris que de chant, ni du finale, où l'on voit que l'auteur était fatigué. Il avait bien le droit de l'être, et le seul reproche qu'il y ait à lui faire, c'est de ne pas s'être reposé plus tôt.
En somme, il a réussi, réussi avec un éclat qui, nous l'espérons, sera également profitable à lui et au théâtre. Mlle Cico joue le rôle de la princesse avec distinction, et en chante agréablement certaines parties. M. Montaubry a eu grand succès dans le rôle de Noureddin, dont il met en relief tout le mérite mélodique. Mlle Bélia est fort bien, à tous les points de vue, dans celui de Mirza, et M. Gourdin (Baskir) ne laissera rien à désirer quand il ne poussera plus à l'excès le zèle de bien faire. Bref, l'ouvrage est exécuté avec l'ensemble le plus satisfaisant, la mise en scène est parfaite, et les décors splendides, – le premier surtout, qui est un délicieux paysage. […]
Léon Durocher.
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date de publication : 21/10/23